International Le 17 juin 2017

Joseph Nye : « Trump m’inquiète plus que la Chine »

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Joseph Nye : « Trump m’inquiète plus que la Chine »

Joseph Nye avec des étudiants à la fin de sa conférence © Victor Santos Rodriguez

Les travées de l’auditoire Ivan Pictet étaient bien garnies jeudi soir à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève pour accueillir Joseph Nye. Connu tant pour ses travaux théoriques dans le champ des relations internationales (on lui doit la notion de soft power1) que son influence dans les hautes sphères étasuniennes de prise de décision en matière de politique étrangère, le professeur octogénaire de la Kennedy School à Harvard est venu parler des perspectives d’avenir pour l’ordre mondial libéral soutenu par les États-Unis depuis l’après-guerre. En cette période de grand tumulte dans les affaires du monde, Nye craint moins l’ascension de la Chine au rang de première puissance globale que la montée des populismes nationalistes dont le 45ème Président des États-Unis, Donald J. Trump, constitue la figure paroxystique.

Voilà déjà plusieurs décennies que les analystes de la scène internationale font couler de l’encre à propos d’un possible déclin de l’« hyperpuissance » américaine2 et des conséquences d’un tel affaiblissement pour le système international libéral contemporain3. Un questionnement cyclique et donc peu original auquel Joseph Nye a néanmoins tenté d’apporter quelques éléments de réponse innovants dans le contexte large de ce qui est perçu par nombre d’observateurs comme l’inexorable « passation de pouvoir » entre l’hégémon américain décadent et le dragon chinois vorace. Pour l’intellectuel originaire du New Jersey, ce sont les termes mêmes du débat qui sont pauvrement posés. Traditionnellement, la question a été envisagée à la lumière de la Théorie de la transition des pouvoirs (Power Transition Theory), inspirée par le célèbre auteur de La Guerre du Péloponnèse, Thucydide, qui nous dit en substance que la guerre entre Spartiates et Athéniens avait été rendue inévitable par la peur démesurée des premiers vis-à-vis de la montée en puissance des seconds4. Le « piège de Thucydide » se réfère ainsi au conflit armé qui peut éclater lorsqu’une puissance établie, jusque-là dominante, est envahie d’une crainte excessive face à une puissance émergente, tels les États-Unis face à la Chine aujourd’hui. Dans l’hypothèse où un tel scénario trouverait un ancrage factuel dans la réalité internationale du 21ème siècle, une véritable tragédie humaine poindrait à l’horizon.

Au cours de son exposé, Joseph Nye s’est évertué à mettre en perspective cette sombre prophétie. Tout d’abord, a-t-il rappelé, les États-Unis resteront une force démographique de premier plan – contrairement à la Russie, l’Europe ou encore le Japon – et se maintiendront à la tête du développement des technologies qui définiront les capacités militaires de demain (bio, nano et info). De quoi tempérer, dans un premier mouvement argumentatif, les discours déclinistes. Ensuite, et de manière centrale, il convient selon Nye de s’inquiéter davantage du « piège de Kindleberger » que de celui de Thucydide. Charles Kindleberger, historien spécialiste d’économie internationale et architecte du plan Marshall, s’est intéressé tout particulièrement à la période calamiteuse de l’entre-deux-guerres5. Si l’ordre mondial s’est alors effondré, donnant lieu à la Grande Dépression et à la Deuxième Guerre mondiale, c’est parce que les États-Unis étaient devenus la première puissance mondiale, détrônant la Grande-Bretagne, mais n’avaient pas pour autant endossé leur rôle de leader dans la mise à disposition de biens publics globaux tels que des institutions sécuritaires ou économiques. Par « piège de Kindleberger », Joseph Nye entend donc une situation où la puissance montante joue les passagers clandestins et ne contribue guère à produire des biens publics indispensables à la stabilité du système mondial. Or, la Chine ne représente pas un réel danger aux yeux de Nye. Contrairement à d’autres puissances ascendantes dans l’histoire mondiale, à l’instar de l’Allemagne nazie, la Chine n’entretient point de visées révisionnistes6. Loin de vouloir renverser l’ordre (libéral) en place, elle s’en nourrit. Ses récentes prises de position au Forum économique mondial ou encore sur l’Accord de Paris en témoignent avec intensité7. En d’autres termes, la Chine est prête à porter sa part du fardeau et ainsi participer à la bonne marche de l’ordre mondial sur lequel elle a appuyé son développement et sa prospérité.

Le péril viendrait, en réalité, de là où il était le moins attendu. Selon Nye, rien ne déstabiliserait davantage l’ordre mondial libéral que le nouveau locataire de la Maison Blanche lui-même. Avec son approche winner-takes-all et America first, de même que son goût pour les coups d’éclat, Trump nuit gravement à la prédictibilité du système international. Il introduit du doute là où les certitudes constituent des conditions nécessaires à la collaboration internationale et à la production de biens publics en faveur de la collectivité globale. Ceci est d’autant plus problématique, a relevé Nye, que les enjeux à l’échelle mondiale sont de plus en plus de nature transnationale. Preuve en sont les exemples de la protection du climat, de la stabilité financière et du cyberespace. La posture du cavalier seul, aussi puissant soit-il, ne saurait ainsi aucunement répondre aux défis de la réalité internationale contemporaine. Quid, par ailleurs, de la réaction de la Chine ? Comment se comportera-t-elle face à une politique agressive de jeu à somme nulle à son endroit ? Isolée et mise au ban des États, risque-t-elle de se muer en passager clandestin agité, précipitant le monde dans le « piège de Kindleberger » ? La question demeure ouverte. Les mots conclusifs du professeur Nye se voulaient toutefois teintés d’espoir. Les politiques souverainistes et anti-libérales que mène Donald Trump s’adressant au noyau dur de son électorat, il est fort peu probable qu’il parvienne à mobiliser suffisamment d’électeurs pour briguer un deuxième mandat. D’après Nye, les dégâts pourront ainsi être réparés et sa calamiteuse présidence reléguée aux notes de bas de page des manuels d’histoire.

Dans un monde qui ne cesse de perde en lisibilité, l’esprit de synthèse est une vertu qu’il convient de valoriser. En ce sens, l’intervention de Joseph Nye à l’Institut a eu ceci de salutaire qu’elle nous a offert une vue d’ensemble et des outils heuristiques utiles pour dégager du sens dans la complexité. Il est néanmoins à la fois surprenant et regrettable de constater que cet intellectuel chevronné est passé comme chat sur braise sur le postulat normatif de base qui sous-tend son édifice argumentatif. Pas un mot, en effet, sur le fondement et les bienfaits de l’ordre libéral américain qu’il s’agit pour lui de préserver8. Quel que soit le jugement de valeur qu’on puisse émettre à cet égard, force est de reconnaître sur un plan purement analytique que Joseph Nye, muré dans ses propres convictions idéologiques, a manqué l’enjeu critique de son exposé. Trump est identifié comme le principal ennemi du système libéral mondial. Soit. Mais quelles sont donc les conditions de possibilité d’un tel mal ? Et si, en d’autres mots, cet ordre libéral qui devait nous emmener vers la Fin de l’Histoire9 portait en lui les germes de sa propre destruction ? Les chantres de la libéralisation tous azimuts n’ont pas su – ou plutôt voulu – dompter les dérives du capitalisme sauvage que leur modèle de globalisation couve, faisant ainsi des gagnants, recroquevillés sur leurs privilèges, mais aussi des cascades amères de laissés-pour-compte10. Voir en Donald Trump la source d’instabilité est un diagnostic convenu qui revient à confondre symptôme et maladie. Car, au fond, ce sinistre personnage n’est rien d’autre que l’expression brutale de l’inégalité toujours plus outrancière parmi les hommes. Si l’ordre mondial libéral entend perdurer, il lui faudrait opérer une mutation plus humaine, et de manière urgente. Mais celle-ci est-elle seulement possible ?

 


Références:

1. NYE, Joseph, « Soft Power », in Foreign Policy, No. 80, automne 1990, pp. 153-171.

2. J’emprunte ici l’expression à l’ancien ministre des affaires étrangères français Hubert Védrine.
VÉDRINE, Hubert, Dans la mêlée mondiale (2009-2012), Paris, Fayard, 2012.

3. GILPIN, Robert, War and Change in World Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.

KEOHANE,  Robert, After Hegemony, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1984.

4. THUCYDIDE, La guerre du Péloponnèse, éd., trad. J. de Romilly – R. Weil – L. Bodin, 5 vol., Paris, Les Belles Lettres, 1955-1972.

5. KINDLEBERGER, Charles, The World in Depression, Berkeley, University of California Press, 1973.

6. Joseph Nye a nuancé quelque peu ce point en faisant allusion aux territoires disputés entre la Chine et ses voisins.

7. AUCIELLO, Dino, « La Chine, leader affirmé de la mondialisation », Bilan, 18 janvier 2017.

« Accord de Paris : la Chine tiendra ses engagements sur le climat », Le Monde, 1er juin 2017.

8. Ces considérations ont été seulement effleurées à la suite des questions du public.

9. FUKUYAMA, Francis, The End of History and the Last Man, London, Penguin Books, 1992.

10. WYPLOSZ, Charles, « The Overlooked Dark Sides of Globalisation », in Globe, The Graduate Institute Review, No. 18, automne 2016.

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