Culture Le 17 février 2017

Le film d’horreur au féminin

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Le film d’horreur au féminin

Image tirée du film « King Kong » réalisé par Merian Caldwell Cooper et Ernest Beaumont Schoedsack en 1933.

Chacun de nous a en souvenir un film d’horreur, et même parfois certaines scènes, qui nous ont particulièrement marqués, voire complètement terrorisés. Si la définition précise du genre du « film d’horreur » est sujette à débat, les théoriciens s’accordent toutefois sur l’apparition fréquente d’un monstre qui bouleverse l’ordre établi. Selon le critique Robin Wood, la figure du monstre est toujours protéiforme et évolue en fonction des normes sociales dominantes1.

Il semble en aller de même pour les femmes et la place qu’elles occupent dans les récits horrifiques. Sont-elles plutôt victimes, monstrueuses ou héroïnes ? A travers le prisme du genre, cet article s’intéressera aux rôles féminins dans les films d’horreur depuis 1930 jusque dans les années 1970. Nous verrons ainsi que leurs rôles, tout comme ceux du monstre, ont subi de nombreuses évolutions au fil des années selon les contextes socio-historiques.

 

Entre passivité, punitions et contradictions

Dans la majeure partie des films produits entre 1930 et la fin des années 1950, les rôles sont sexuellement très différenciés. Les héros sont principalement des hommes tandis que les femmes sont majoritairement du côté des victimes passives. Leurs rôles sont secondaires et leurs caractères très souvent esquissés de façon sommaire. Elles sont donc peu individualisées et le nombre de leurs répliques est limité (Andrew Tudor nommera ces femmes victimes les « citoyens de seconde classe du genre »2).

Ann Darrow, dans King Kong3, constitue ainsi le prototype emblématique de la femme victime et objectifiée par les regards masculins. Cette victimisation a d’ailleurs une justification sexiste : on l’a punie précisément à cause de son statut de femme active. Notons que ce type de discours culpabilisateur sur les femmes qui travaillent, considérées comme dangereuses, se met en place dans les années 19304 : le travail rémunéré est associé aux hommes et est perçu comme incompatible avec les fonctions « naturelles » des femmes, c’est-à-dire, avant tout, la procréation.

 

Affiche du film "King Kong", 1933

Affiche du film « King Kong », 1933.

Le discours se modifie quelque peu dans les années 1940, en parallèle avec l’envoi de troupes américaines lors de la Seconde Guerre mondiale et l’engagement progressif des femmes sur le marché du travail5. En revanche, les films des années 1950 véhiculent un message empreint de contradictions, oscillant entre une vision traditionnaliste invitant les femmes à quitter leurs emplois pour retourner au foyer et une rhétorique émancipatrice.

 

Monstrueusement genré

Le monstre fonctionnera dans les années 1930 et 1940 comme un produit d’appel et comme un personnage mythique6 ; son nom devient souvent d’ailleurs le titre même du film, comme dans Frankenstein7, Dracula8 ou King Kong. Du point de vue de la répartition sexuée, ce n’est que dans quelques rares cas que des femmes occuperont le rôle du monstre. Mais la femme monstre, comme la femme victime, est très souvent un personnage secondaire dans le récit.

Citons par exemple Island of Lost Souls9 dans lequel Lota est une créature monstrueuse, une femme panthère, mais surtout un être inoffensif et soumis. Sur l’affiche du film, son nom et son prénom ne seront même pas mentionnés : il sera uniquement noté « The panther woman ». De la même manière, les exemples de monstres féminins tenant le rôle principal seront encore plus rares et, contrairement à leurs pendants masculins, ils ne sont pas mythiques mais représentés comme des victimes. En effet, autant Irena dans Cat People10 que la comtesse Marya Zaleska dans Dracula’s Daughter11 vivent leur monstruosité comme des malédictions ancestrales.

Affiche du film "Island of Lost Souls", 1932.

Affiche du film « Island of Lost Souls », 1932.

L’importance donnée au monstre diminue dans les années 1950. Avec l’arrivée du film d’horreur de science-fiction, l’entité monstrueuse devient un « outsider » informe et inquiétant venant d’un univers hostile pour envahir la terre. Noël Carroll associe la métamorphose du monstre à la différence de nature des craintes de la société américaine12. Ce changement s’explique, selon lui, par un environnement très particulier : le maccarthisme, le communisme, la Guerre froide et une sorte de paranoïa associée à la prospérité économique.

Dans ce contexte, la femme monstrueuse des années 1950 rejoint celle des années 1930 : elle n’est pas mythique. Contrairement à certaines créatures masculines telles que les extraterrestres, les femmes se métamorphosent en monstres contre leur gré et souffrent de leur condition. Citons à cet effet Attack of the 50 Foot Woman13 ou encore The Wasp Woman14.

 

Un changement s’amorce : Psycho et Rosemary’s Baby

 Dans les années 1960, une transformation de la femme victime s’amorce avec Psycho15 et Rosemary’s Baby16. Alors que, auparavant, la femme victime était le point focal du récit seulement lorsqu’elle était attaquée par le monstre, elle acquiert désormais une plus grande place dans le récit horrifique. Marion, dans Psycho, est une médiatrice entre les spectateurs et l’univers fictionnel. On ressent ses émotions, son meurtre est vécu comme un choc et sa disparition nous déstabilise. C’est le cas également dans Rosemary’s Baby.

Image tirée du film "Psycho" réalisé par Alfred Hitchcock en 1960.

Image tirée du film « Psycho » réalisé par Alfred Hitchcock en 1960.

Le monstre et le héros subissent également un remaniement profond. Le monstre, autrefois une menace extérieure, inhumaine ou extraterrestre, devient une menace intérieure. Psycho sera, d’ailleurs, à l’origine de la transformation du monstre. Dans ce film, le monstre est un homme, Norman, souffrant d’une maladie psychosexuelle. Dans Rosemary’s Baby, la menace est également intérieure : il s’agit d’un fœtus de nature diabolique. Le héros masculin de ces deux films, lui, perd de son importance.

Dans Psycho, l’arrestation du tueur ne se fera pas uniquement grâce à Sam, le fiancé de Marion, mais aussi grâce à l’aide de la sœur de Marion. Dans Rosemary’s Baby, le héros et mari de Rosemary s’avère être un arriviste qui complote contre sa femme et facilite l’avènement du monstre. La figure de la victime féminine dans les années 1960 s’accompagne donc du déclin du héros masculin. Soulignons que ces transformations ont lieu pendant de profonds bouleversements de la société américaine, tels que la révolution sexuelle et l’avènement des mouvements féministes.

Image tirée du film "Rosemary's Baby" réalisé par Roman Polanski en 1968.

Image tirée du film « Rosemary’s Baby » réalisé par Roman Polanski en 1968.

Cela dit, malgré l’importance progressive accordée à la femme, un discours ambivalent ressort de ces deux films. Dans Psycho, un postulat possible est d’envisager le trouble de Norman sous le prisme du genre et de l’interpréter comme un symptôme des craintes suscitées par l’émancipation des femmes. Cette hypothèse de lecture impliquerait que Norman incarne la conséquence anticipée d’un couple dysfonctionnel en raison de l’ascendant que le féminin moderne prend sur le masculin. Bien que le personnage de Marion ait participé à la normalisation de la sexualité dans le film d’horreur et à l’américanisation de la femme sexuellement active, sa punition finale sera violente.

Il en va de même pour le film Rosemary’s Baby : il met une femme au centre du récit tout en soulignant, en même temps, son impuissance en tant que victime. Ces deux films peuvent donc être considérés comme une sorte de chaînon manquant entre la victime passive des années 1930-1960 et le film d’horreur des années 1970. Il faudra en effet attendre la deuxième vague féministe dans les années 1970 pour que le patriarcat soit dénoncé de manière explicite.

 

Les années 1970 : la femme active au centre

Alors que les années 1960 sont dominées par les westerns et les films de gangsters, ce sont les films d’horreur et de science-fiction qui vont envahir le marché hollywoodien dès le début des années 197017. Ces mêmes années marqueront un tournant dans l’histoire du personnage principal féminin qui fera l’objet de rôles plus actifs, autonomes et centraux dans l’intrigue : c’est le cas par exemple de The Texas Chain Saw Massacre18, Carrie19 ou encore The Stepford Wives20. Soulignons que plus de 300 films d’horreur à personnages féminins actifs sortiront entre 1970 et 2015, avec un certain succès commercial créant l’émergence de sous-genres divers (le slasher21, le rape and revenge, le woman’s horror film, le film d’action et d’horreur, etc).

Ce changement de paradigme du personnage féminin s’explique notamment par le fait que, dans les années 1970, les femmes acquièrent progressivement des positions auparavant réservées aux hommes. L’impact des mouvements féministes se fait sentir. Ces changements font aussi écho aux mutations économiques de l’époque. Dans les années 1970, les films d’horreur sont considérés comme potentiellement rentables puisqu’il est possible de réaliser des films à moindres frais et de remporter un succès commercial d’envergure. Halloween22 est l’exemple typique de ce genre de production et générera un des rendements les plus importants du cinéma hollywoodien23. Cet engouement soudain du public pour l’horreur est également à mettre en lien avec les transformations sociales aux Etats-Unis : c’est un moment particulier de l’histoire où se développe un sentiment de paralysie et de vulnérabilité du peuple américain (en lien notamment avec l’embourbement américain au Vietnam).

 

Image tirée du film "Halloween" réalisé par John Carpenter en 1978.

Image tirée du film « Halloween » réalisé par John Carpenter en 1978.

 

Dans les films des années 1970, le personnage féminin tient alors soit le rôle du monstre, soit – dans la majorité des cas – le rôle de l’opposante héroïque. Plus précisément, trois types de protagonistes féminines actives s’y distinguent : l’héroïne victime, la victime monstre et la victime héroïne.

L’héroïne victime est le personnage féminin le plus répandu dans les années 1970 : c’est une femme indépendante, attaquée par un monstre qu’elle affronte seule. Le monstre l’oblige à devenir passive, à se soumettre à son autorité et à faire d’elle une femme au foyer. Il s’agit donc d’un récit d’oppression qui s’achève sur l’échec du personnage féminin qui succombe à l’attaque de son bourreau. Citons par exemple Eyes of Laura Mars24 ou encore The Stepford Wives. Dans ce dernier, le statut de Joana est ambivalent : bien qu’elle ne cherche pas à renverser le patriarcat, celle-ci tente activement de réformer l’environnement dans lequel elle évolue. Malgré l’issue fatale du film, Joana tient le rôle – dans la plus grande partie du récit – de l’opposante héroïque. D’ailleurs, ce film représente la « normalité » comme monstrueuse et la femme indépendante et transgressive comme héroïque ; c’est donc un film qui s’inspire du discours de la deuxième vague féministe.

Quant à la figure de la victime monstre, elle apparaît dans la deuxième moitié des années 1970. Carrie, récit d’une jeune femme opprimée par son entourage et décidant de se venger, est le premier film d’horreur avec un personnage féminin actif à avoir un tel succès commercial.

Finalement, la victime héroïne, par exemple dans Halloween ou Alien, fait elle aussi son apparition dans la seconde moitié des années 1970. Ces deux films marqueront d’ailleurs l’histoire du genre : dans les deux cas, il s’agit de femmes qui se battent seules contre un monstre après qu’il a tué tous les autres protagonistes et qui finissent par le détruire. Cependant, bien qu’elles arrivent à se débarrasser du monstre, ces deux personnages possèdent un statut ambivalent où leur féminité est tolérable parce que contrôlée, mais non totalement libérée. Dans Halloween par exemple, Laurie est représentée comme une fille masculine et quelque peu coincée.

 

Plus qu’un simple reflet de la société

Cette étude de certains films d’horreur des années 1930 jusque dans les années 1970 vise à mettre en lumière le caractère dialectique entre contexte social, historique, politique et représentation filmique. Il faut cependant souligner que cette analyse ne tend pas à définir les films comme purs reflets de la société, ce qui serait fortement simplificateur, mais plutôt à mettre en avant le caractère dynamique entre la représentation filmique et l’imagination individuelle et culturelle : nos représentations alimentent la production d’un film et, parallèlement, le film détermine nos représentations. Le présupposé socio-anthropologique sous-jacent est donc que les films d’horreur, provoquant un tel engouement à certaines périodes, ne servent pas uniquement de divertissement. Ils remplissent aussi certaines fonctions sociales de premier ordre, les récits cinématographiques permettant de gérer, d’atténuer ou de déplacer certaines tensions générées par la culture.

Le film d’horreur, adapté à toutes les sauces (remakes, série b, found footage25, etc.) reste aujourd’hui un des genres les plus rentables du cinéma hollywoodien. Selon le même raisonnement, il serait donc intéressant de se demander ce que le succès des films d’horreur sortis en 2016, par exemple The Purge : Election Year26 ou The Conjuring 227, signifie dans notre contexte sociétal actuel.

 


Références:

Cet article reprend certains points relevés dans le cadre du cours de Monsieur Charles-Antoine Courcoux à l’Université de Lausanne. Pour aller plus loin : Carol J. Clover, « Her Body, Himself : Gender in the Slasher Film », Representations, N°20, Automne 1987, URL : https://www.jstor.org/stable/2928507?seq=1#page_scan_tab_contents

1. Robin Wood pointe trois variables du film d’horreur : la « normalité », entendue comme la conformité aux normes sociales dominantes, le monstre et la relation cruciale qu’entretiennent ces derniers. Il explique que, contrairement à la « normalité » qui reste généralement stable dans le film d’horreur au fil des années, basée sur la défense du « couple hétérosexuel monogame, de la famille et des institutions sociales tels que la police, l’église ou les forces armées », la construction du monstre, elle, semble protéiforme et évoluer sans cesse selon les peurs sociétales du moment. Robin Wood, The American nightmare, Horros in the 70’s, dans Robin Wood, Hollywood from Vietnam to Reagan… and beyond, New-York, Columbia University, p. 31.

2. Andrew Tudor, Monsters and mad scientists, Oxford, Wiley-Blackwell, 1989, p. 110.

3. Merian C. Cooper, Ernest B. Schoedsack, 1933.

4. Exemple : Masques de cire, Michael Curtiz, 1933.

5. Dans un film comme Le fantôme de l’opéra (Arthur Lubin, 1943), par exemple, le travail féminin est possible seulement si la femme décide de renoncer au mariage et à l’amour.

6. Ils sont mythiques pour trois raisons : ils possèdent un prénom leur procurant une identité, ils incarnent un modèle se prêtant bien à la répétition et aux remakes sans pour autant perdre leur identité narrative et ils véhiculent une histoire, par exemple le culte du plaisir pour Dracula le vampire séducteur, qui actualise un thème, une vérité.

7. James Whale, 1931.

8. Tod Browning, Karl Freund, 1931.

9. Erle C. Kenton, 1932.

10. Jacques Tourneur, 1942.

11. Lambert Hillyer, 1936.

12. Scott Allen Nollen, Boris Karloff, A Critical Account of His Screen, Stage, Radio, Television and Recording Work, Caroline du Nord, Mc Farland & Company, 1991, p. 345.

13. Nathan Juran, 1958.

14. Roger Corman, 1959.

15. Alfred Hitchcock, 1960.

16. Roman Polanski, 1968.

17. A titre d’exemple, on compte 85 films d’horreur sortis aux Etats-Unis rien qu’en 1972. Le nombre de films croît encore davantage dans les années 1980 où 93 films d’horreur sortiront aux Etats-Unis. Chiffres tirés d’Andréï Kozovoï, « Un genre en miettes ? Retour sur l’absence du film d’horreur dans la Russie soviétique », 1895, N°55, 2008, URL : https://1895.revues.org/4105#tocto1n5

18. Tobe Hooper, 1974.

19. Brian De Palma, 1976.

20. Bryan Forbes, 1975.

21. Le slasher raconte les meurtres d’un tueur psychopathe qui élimine méthodiquement un groupe de jeunes individus, souvent à l’arme blanche.

22. John Carpenter, 1978.

23. Le budget était de 325’000 dollars et le film rapporta 47’000’000 dollars au box-office américain.

24. Irvin Kershner, 1978.

25. Utilisation de la caméra subjective créant des effets de prises « sur le vif ». Citons comme exemple Projet Blair Witch (Daniel Myrick, Eduardo Sanchez, 1999) ou encore Paranormal Activity (Oren Peli, 2009).

26. James DeMonaco, 2016.

27. James Wan, 2016.

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