Économie Le 7 mai 2018

L’économie sera durable ou ne sera pas

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L’économie sera durable ou ne sera pas

© René Longet

Depuis la révolution industrielle, l’humain n’a cessé d’accroître son influence sur son environnement naturel, parfois jusqu’à l’altérer de manière durable, voire irrémédiable. Face à l’ampleur des risques encourus, bâtir une économie plus durable ne relève aujourd’hui plus d’un choix, mais d’une nécessité absolue, prévient René Longet dans ce texte engagé.


 

Pendant une bonne génération, notre monde industrialisé a fonctionné selon un mécanisme simple: l’accumulation matérielle, l’augmentation du « gâteau » plutôt que sa redéfinition et son partage. Et avec un dogme au cœur de tout cela: l’intérêt collectif résulte de l’addition des intérêts individuels (théorie de la « main invisible »), rendant suspecte toute tentative de pilotage au nom d’un dessein commun. Si l’économie va, tout va. Le social et l’écologique ne sont pris en compte qu’à condition que l’économie fonctionne, peu importe à quels coûts … écologiques et sociaux !

Ne portons pour autant pas de jugements anachroniques : une bonne dose de modernisation était nécessaire et les Trente Glorieuses1 ont permis à une large part de la population d’atteindre un certain niveau de confort et d’aisance matérielle. L’on pensait le plein emploi assuré et l’ascenseur social installé de manière pérenne. Mais, depuis un certain temps, malgré toutes les tentatives de « relance », le modèle s’est essoufflé, et simultanément les pays du Sud s’y sont engouffrés à leur tour. « Malheureusement, les Africains sont (…) tournés vers la Terre promise de la Modernité, qu’ils interprètent en termes d’avoir et non d’être », commentait l’intellectuel et homme politique burkinabè Joseph Ki-Zerbo2. Et surtout, ce modèle a montré ses limites intrinsèques, sa dangerosité même.

Il est temps de passer à autre chose. On parle désormais d’économie circulaire, inclusive, symbiotique, du bien commun… autant de pièces d’un puzzle qui se constitue peu à peu en vision cohérente et mobilisatrice. En effet, les exclusions croissent et une mondialisation insuffisamment régulée génère une concurrence déloyale globale. Un sentiment d’impuissance et d’abandon s’installe, poussant les perdants de la situation dans les bras du nationalisme le plus primaire, alors que les enjeux sont d’abord locaux et globaux.

Simultanément, une production de biens et de services de loin pas tous utiles prive consommateurs et producteurs de sens, et banalise le gaspillage de la matière et de l’effort humain. « Il faut mettre un terme à cette course délirante qui conduit à vouloir toujours plus d’argent », avait pourtant averti dans les années 1930 déjà Gandhi3, un des rares leaders du Sud à avoir rejeté à la fois l’entreprise coloniale et la colonisation des esprits.

Malgré une croissance continue du produit intérieur brut (PIB) mondial, le fossé entre moyens et besoins demeure. Même si la pauvreté absolue a été divisée par trois en cinquante ans, de même l’analphabétisme en trente ans, quelque 800 millions d’humains sont insuffisamment nourris (alors que le double de personnes souffrent de trop manger). À peu près le même nombre de personnes, généralement les mêmes, n’ont pas pu aller à l’école, doivent vivre avec moins de 1,9 dollar par jour, n’ont pas de véritable toit et sont privées d’eau potable. D’après l’Organisation mondiale de la santé, une moitié de l’humanité n’a pas accès à des soins adéquats et un tiers est privé d’assainissement des eaux usées. Le monde a donc cruellement besoin de développement. Mais … d’un développement qui réconcilie l’espèce humaine avec son support naturel, qui fonde une hiérarchie des besoins, qui soit inclusif et participatif.

 

Passer de la prédation à la gestion

Les images de la Terre vue de l’espace font désormais partie de nos repères. Nous la voyons bien seule dans l’immensité de l’univers inhabité ; nous voyons ce miracle de la vie qui s’est déployé sur cette petite poussière cosmique, sur laquelle une extraordinaire conjonction de circonstances lui a permis de naître et de prospérer4. Sur ce corps céleste hors norme, notre espace de vie n’en constitue qu’une petite partie: la partie habitable de la partie émergée, environ la moitié du tiers de sa surface.

Si les ressources renouvelables – végétaux et animaux, sols, cycles de l’eau, du carbone ou de l’azote – se régénèrent à condition de respecter leurs rythmes de renouvellement, on peut aussi les détruire. Quant aux ressources non renouvelables, elles sont le fruit de la concentration d’atomes et de molécules sur des temps géologiques – ce sont des matières organiques (énergies fossiles) ou minérales (métaux, sables, etc.). En 2009, l’équipe du chercheur suédois Johan Rockström identifiait neuf « frontières écologiques »5 à ne pas dépasser, dans les domaines suivants : le changement climatique, les atteintes à la biodiversité, le bilan du phosphore et de l’azote, les atteintes aux sols, la dissémination de substances de synthèse, la pollution atmosphérique, l’altération du cycle de l’eau, l’acidification des océans et la dégradation de la couche d’ozone stratosphérique.

Malgré tous les efforts entrepris, la pression sur notre enveloppe vitale n’a pas diminué substantiellement, ainsi qu’en témoigne le Rapport Planète vivante, synthèse bisannuelle des connaissances scientifiques. En cinquante ans, non seulement de nombreuses espèces ont disparu, mais les effectifs méthodiquement suivis de 3’706 espèces de mammifères, poissons, oiseaux, amphibiens et reptiles ont diminué de quelque 60%. En cause, la surexploitation (dans les océans, la moitié des stocks de poisson sont à la limite de la surexploitation et 25% déjà surexploités), les pollutions diverses, et la destruction et le morcellement des espaces de vie. Les plus menacées sont les espèces peu visibles, comme les insectes (principal facteur, avec le vent, de la pollinisation végétale) ou la microfaune (qui assure la fertilité du sol), mais qui forment la base de la chaîne alimentaire.

Actuellement un tiers de la population mondiale vit sous stress hydrique, ce qui signifie une consommation d’eau dépassant les ressources disponibles, et la situation ne va pas en s’améliorant. Les sols et les équilibres climatiques sont également menacés, la déforestation et l’enrichissement de l’atmosphère en gaz à effet de serre se conjuguant pour dégrader la situation. Depuis la fin du 19ème siècle, et dans une dynamique croissante, la température moyenne à la surface de la Terre a augmenté de 0,85°C, ce qui se traduit par une fonte des glaces à large échelle, des perturbations climatiques et des années toujours plus chaudes. Il n’y a pas de quoi démobiliser nos efforts !

 

La durabilité, clé de notre avenir commun

Restait à trouver la formule qui fasse le lien entre l’urgence sociale et l’urgence environnementale. L’avoir proposée est le mérite d’une commission des Nations unies qui, en 1987, a défini le développement durable comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs »6, ajoutant que, pour la définition des besoins, on partira de ceux des plus démunis. Cette notion affirme le même droit de tous les humains, d’aujourd’hui et de demain, aux ressources de la Terre, patrimoine commun de l’humanité. Cette approche tranche radicalement avec la vision des Trente Glorieuses d’une accumulation matérielle individuelle comme objectif, avec à la clé la « civilisation des loisirs » et l’insouciance planétaire.

Au contraire, le développement durable part de l’idée que la fonction de l’économie est d’être au service de vrais besoins et se doit de préserver les fonctionnalités des ressources planétaires: user sans abuser, penser au lendemain et à autrui. Il se fonde sur le Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels codifié il y a cinquante ans déjà, comprenant le droit à un revenu décent, à l’éducation, à un logement, aux soins, puis à l’eau… De même, il se réfère au standards sociaux minimums défini par l’Organisation international du travail à travers diverses conventions: interdiction du travail forcé et du travail des enfants, des discriminations à tous les niveaux et de la coercition physique, garantie d’un salaire et d’un horaire de travail décents et droit à la négociation collective.

La formule qui résume l’approche ? Passer du PIB au calcul de l’empreinte écologique et sociale. Pour ce dernier point, à savoir l’aspect social, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a, depuis une dizaine d’années, mis en avant un encadrement du PIB par des indicateurs de développement humain, comme l’espérance de vie ou l’alphabétisation7. Quant à l’empreinte écologique, le concept a été développé voici vingt ans par un Bâlois établi en Californie, Mathis Wackernagel8. La méthode « mesure la consommation de ressources naturelles et de prestations de la nature et l’exprime en unité de surface (« hectares globaux ») qui serait nécessaire à la production de ces ressources et prestations. L’empreinte écologique montre quelle surface écologiquement productive est requise pour qu’une région, un pays ou l’humanité tout entière puisse couvrir ses besoins et neutraliser ses déchets », souligne l’Office fédéral de la statistique, qui ajoute que « la consommation suisse par personne est 3,3 fois plus grande que les prestations et ressources environnementales globales disponibles par personne ».

Nous vivons donc, et ceci depuis longtemps, sur le dos d’autres territoires et, au fur et à mesure que ces territoires sont assignés aux besoins de leur propre population, sur le dos des générations à venir, accumulant ainsi une dette écologique considérable. Le lien avec les aspects distributifs est clair: la prédation des ressources conduit au renforcement des inégalités et des conflits pour l’accès aux ressources.

 

Le combat pour la durabilité

Depuis 1987, de nombreux accords (climat, biodiversité, désertification, etc.)9, conférences, et déclarations ont permis de concrétiser la notion de durabilité comme vision pour une économie inclusive et tournée vers l’utilité et le bien commun. Des principes ont été définis, tels ceux de précaution ou de « responsabilités communes mais différenciées » des Etats10. Les 17 Objectifs de développement durable (ODD) retenus en septembre 2015 après un large processus participatif par l’Assemblée générale des Nations unies en fournissent la synthèse la plus actuelle, dans un système interdépendant fondé sur 169 cibles concrètes et 232 indicateurs de mesure des situations.

Comme l’économiste René Passet l’avait formulé en 1979, « c’est toute l’économie qui doit s’inscrire au service de l’humain et du vivant »11. Une bonne génération plus tard, la journaliste canadienne Naomi Klein l’exprime en ces termes : « Pour éviter que la pollution ne transforme à jamais notre monde, il faut commencer par transformer du tout au tout notre façon de penser l’économie »12. Il nous faut donc passer de la croissance quantitative à la croissance qualitative. Par rapport aux rythmes de la nature qui fonctionnent par cycles, notre seule possibilité est de boucler les boucles, de considérer tout déchet comme une ressource, d’aller vers une économie circulaire et de la fonctionnalité.

Le premier enjeu est la manière dont la conception économique dominante, inchangée depuis le 18ème siècle (où subjectivement la Terre pouvait apparaître comme une étendue à conquérir et la « frontière écologique » encore lointaine), considère la nature. En effet, ses capacités à produire des ressources et à digérer nos déchets sont considérées comme situées hors du champ de l’économie. Or, la nature est une forme d’économie : elle fournit un travail qui, comme tout travail, constitue du capital, le capital-nature.

De même qu’on donne une valeur au capital financier et au capital humain, il convient maintenant d’estimer à sa juste valeur l’apport du capital naturel aux activités humaines. C’est ce qu’on appelle les services écosystémiques. Depuis une quinzaine d’années, en particulier sous l’égide du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE)13, on a cherché à calculer ce que coûterait d’assurer de mains d’homme ce que la nature nous offre gratuitement. Un seul chiffre illustrera le propos : l’apport des abeilles mellifères et sauvages pour l’agriculture suisse a été estimé par Agroscope, centre de compétences de la Confédération pour la recherche agricole, à 350 millions de francs suisses par an14.

De même, de nombreux coûts sociaux et écologiques sont occultés et reportés sur autrui: coûts du changement climatique et liés à la pollution (eaux, sols, air) non intégrés au prix des énergies fossiles; coûts du nucléaire (démantèlement des installations, accidents, gestion des déchets…) ; gaspillage de ressources ; atteintes à la santé au niveau de la production ou de la consommation ; mauvaises conditions de travail ; impacts sociaux négatifs… Dès lors, les prix sur lesquels se fondent les transactions économiques sont faussés! C’est pourquoi une taxation des substances comme le carbone, à un niveau correspondant aux nuisances occasionnées, est l’une des clés de la transition vers la durabilité.

 

Sortir des blocages

Pour le PNUE, l’économie durable « est une économie qui entraîne une amélioration du bien-être humain et de l’équité sociale tout en réduisant de manière significative les risques environnementaux et la pénurie de ressources »15. Il est en particulier indispensable d’orienter les flux financiers, publics mais surtout privés, vers le système des ODD. Toutefois, les progrès sont lents, trop lents, pour enrayer les mécanismes d’exclusion sociale et de dégradation des bases naturelles de l’existence.

Les facteurs de cette lenteur sont multiples. L’être l’humain est focalisé sur sa vie personnelle, sur ce qu’il voit et ressent, et il est donc, de manière générale, peu sensible au destin collectif ou à l’anticipation du futur. Comme le dit Edgar Morin, « notre mode de connaissance parcellarisé produit des ignorances globales »16, et si l’angoisse fait agir l’être humain, son levier est, du moins actuellement, plus territorial qu’environnemental. D’autre part, il est indéniable que le progrès technique et matériel est pourvoyeur d’agréments nombreux. La société de consommation accorde de multiples occasions de loisirs et de confort auxquelles on s’attache, et dont on oublie les coûts cachés et la fragilité. Ce sont justement ces acquis qui vont disparaître les premiers en cas de crise écologique et sociale. Une pensée prospective et préventive devrait donc leur donner une base plus stable qu’une prédation environnementale et sociale…

Notre mode de vie, de plus en plus lié au monde virtuel, a induit une certaine distance et une certaine ignorance des systèmes qui sous-tendent le fonctionnement du monde biologique et physique. Pour d’aucuns, les enjeux environnementaux peuvent paraître secondaires, une sorte de luxe de nantis, alors qu’ils sont à la base de toute stabilité économique et sociale. Les modèles d’affaires hérités des Trente Glorieuses, ainsi qu’un concept juridique qui priorise l’intérêt financier à court terme des actionnaires (shareholders) par rapport aux intérêts de la communauté (stakeholders), freinent le nécessaire alignement des rentabilités économique, écologique et sociale17 et facilitent l’écoute accordée aux nombreux lobbies qui contrecarrent le bien commun.

Empêtrés dans leurs habitudes, répétant sans cesse les mêmes phrases creuses, bien des décideurs économiques et politiques, alors qu’ils ne cessent d’invoquer l’innovation, peinent singulièrement à sortir des sentiers battus et à reconnaître l’impasse du modèle dominant. Enfin, bien qu’il existe aujourd’hui sur le marché dans pratiquement tous les domaines des offres de biens et de services équitables et de qualité durable, la demande n’est pas à la hauteur et on peine à activer la transition. Or, c’est dès maintenant que chaque consommatrice et chaque consommateur peut, sans attendre de longues négociations politiques ni avoir besoin de l’accord de qui que ce soit, leur donner la préférence. C’est ce qui, ultimement, fera prendre à nos sociétés le chemin de la durabilité, et chacun est appelé à y apporter sa contribution.

 


Références

1. Expression forgée par l’économiste français Jean Fourastié (1907-1990) pour désigner les trois décennies de reconstruction puis de mise en place de la « société de consommation » de l’après-guerre, 1945-1975.

2. Duchatel J., Rochat F. (Ed.), Joseph Ki-Zerbo, Recueil de textes introduit par Lazare Ki-Zerbo, CETIM, Genève 2015

3. Gandhi M., Tous les hommes sont frères, vie et pensée du Mahatma Gandhi, UNESCO, Paris 1958, réédité Coll. Folio n° 130, NRF, Paris 2015

4. voir Maeder A., L’unique Terre habitée?, Favre, Lausanne 2012

5. Rockström J. et al., « Planetary Boundaries: Exploring the Safe Operating Space for Humanity », Ecology and Society, Vol. 14, n°2 (2009)

6. Commission mondiale sur l’environnement et le développement, Notre avenir à tous, Montréal 1988 www.are.admin.ch/themen/nachhaltig/00266/00540/00542/index.html?lang=fr

7. Le Rapport sur le développement humain 2016 du PNUD est disponible à l’adresse suivante  : www.undp.org/content/undp/fr/home/librarypage/hdr/2016-human-development-report.html

8. Pour plus d’informations, voir le site Web du Global Footprint Network. https://www.footprintnetwork.org/

9. Convention sur la biodiversité, 1993, www.cbd.int/doc/legal/cbd-fr.pdf; Convention cadre sur les changements climatiques, 1994, www.un.org/fr/climatechange/kyoto.shtml

10. Déclaration de Rio, 1992, www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm

11. Passet R., L’économique et le vivant, Payot, Paris 1979

12. Klein N., Tout peut changer, Capitalisme et changement climatique, Actes Sud, Arles 2015

13. Voir le site Web de l’initiative « The Economics of Ecosystems and Biodiversity » : www.teebweb.org/

14. Agroscope, « La pollinisation par les abeilles également importante pour les grandes cultures », 12 septembre 2017, www.agroscope.admin.ch/agroscope/fr/home/actualite/service-medias/communiques-pour-medias.msg-id-68070.html

15. Vers une économie verte, 2011 www.unep.org/french/greeneconomy

16. Morin E., La voie pour l’avenir de l’humanité, Hachette Pluriel, Paris 2012

17. Parmi les initiatives dans ce sens: bcorporation.eu/switzerland

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