Photo : Frontline, « Confronting ISIS » © PBS, 2016
Après deux ans et demi d’occupation et quatre annonces officielles de tentative de reprise (en août, octobre et décembre 2014 ainsi qu’en décembre 2015), la seconde plus grande ville d’Irak, Mossoul, fait l’objet, depuis le 17 octobre (le premier ministre Haidar al Abadi a annoncé le déclenchement de l’offensive dans un tweet à 6h01), d’une opération de large envergure menée par l’armée irakienne et une coalition internationale afin de déloger l’État Islamique de cette ville et ses alentours. Analystes, politiques et médias se relayent localement, régionalement et internationalement pour donner voix et chorus à un récit désormais trop familier (de Tora Bora à Mossoul en passant par Fallouja, Syrte, Palmyre et Ramadi), selon lequel cette victoire à venir mettra fin au groupe terroriste et la question de sa violence sera réglée. Loin s’en faudra. Au-delà de l’emballement de ces impatients et réductionnistes récits de clôture, l’affaire Mossoul nous livre en réalité déjà cinq grands enseignements.
1. La reprise de Mossoul sera pour la coalition anti-EI une victoire tactique qui masque une défaite stratégique. L’État Islamique est un acteur particulièrement puissant qui, au cours des trois dernières années, a démontré sa forte capacité militaire comme il a pu entrer en compétition avec Al Qaida et lui soustraire en moins d’un an (2013-2014) le leadership du militantisme islamiste radical international. On ne saurait donc diminuer l’importance de cette entité. Pour autant, on ne saurait tout autant l’exagérer. Sa prise de Mossoul le 11 juin 2014 et le fait qu’il ait pu garder le contrôle de ce grand centre urbain durant vingt-huit long mois sont le cœur de cette question. Elle démontre l’incapacité initiale des forces irakiennes et de la coalition anti-EI à faire face à une menace, certes capable, mais, au final, constituant un simple groupe armé de quelques milliers d’hommes cerné dans un théâtre contigu et borné, à l’ouest, par une seconde coalition que le groupe combat en Syrie et au nord par l’armée turque. Le rapport des forces est le suivant : un groupe armé de cinq mille hommes contre une coalition de cinquante mille hommes comprenant les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’armée irakienne, les milices spéciales irakiennes formées pour la lutte contre l’EI, les conseillers militaires iraniens et les Peshmergas kurdes.
2. L’État Islamique accusera le coup et se redéploiera ailleurs. La perte de la ville par le groupe est un fait acquis. Le groupe livrera une bataille féroce mais il ne pourra opérationnellement tenir le coup contre la magnitude de la coalition assemblée. Aussi, la phase à venir de l’après-Mossoul sera particulièrement importante dans l’évolution à long terme du groupe. La territorialisation avait été un changement de paradigme que le groupe avait introduit en s’éloignant de la doctrine d’Oussama Ben Laden qui donnait la primauté à la projection transnationale (« de l’ennemi proche à l’ennemi lointain » avait été le concept introduit par Al Qaida dans les années 1990). Dans une logique de construction d’État, et s’il a agi au-delà de l’Irak (en s’installant en Syrie, notamment) et a frappé sur plusieurs continents, l’État Islamique avait développé un narratif d’étatisation conséquent qu’il devra désormais amender, ou, a tout le moins, adapter. Face à la perte de terrain en Irak, et s’il venait à rester dans cette perspective, l’EI a deux options immédiates : un recentrage sur son autre « capitale », Raqqa, en Syrie, d’une part, et l’augmentation de son implication en Afrique du Nord, d’autre part ; notamment en Libye et, potentiellement, au Sinaï.
3. Le leadership de l’État Islamique est absent. S’il n’y a pas dissonance dans les messages qui se succèdent à un rythme hebdomadaire, le leadership de l’EI accuse un silence qui désormais interroge. Ceci à moins à voir avec la disparation de son porte-parole ou le fait que quelques hauts cadres ont été tués ces derniers mois, qu’avec l’absence de message du leader du groupe, Abou Bakr al Bagdadi depuis le 4 juillet 2014. Mis à part trois messages audio en août 2014 (second message de victoire à Mossoul), et en mars (commentaire sur les ralliements de groupe à travers le monde, dont Boko Haram) et décembre 2015 (message à propos de la bataille de Ramadi), Al Bagdadi n’a pas communiqué de façon claire et explicite et visible sur une vidéo de qualité telle que celle de la Grande Mosquée de Mossoul depuis juillet 2014. Cette absence, explicable par les précautions sécuritaires, est néanmoins étonnante à ce stade alors que plusieurs épisodes importants (Ramadi, Paris et Bruxelles notamment) se sont succédé et « son » Mossoul est aujourd’hui assiégé.
4. L’invasion de l’Irak en 2003 a créé un chaos dont les conséquences se jouent encore. Il est désormais communément admis – et on l’enseignera bientôt comme cas d’école d’erreur stratégique ou d’hubris impérial – que l’invasion de l’Irak par les États-Unis et la Grande-Bretagne en mars 2003 a jeté une nation irakienne, déjà exsangue après douze années d’embargo économique et deux guerres du Golfe, dans les affres d’une anomie sociétale sans précédent dans l’histoire pourtant fort violente de ce pays. Treize ans après le « mission accomplie » de George W. Bush, voilà qu’une coalition internationale combat de façon épique un groupe armé qui tient la seconde ville irakienne depuis plus de deux ans. Comment l’Irak peut-elle se défaire de ce fardeau ? Avec un leadership inapte qui a rejoué l’autoritarisme de Saddam Hussein avec Nouri al Maliki ou en jouant la carte téléchargée de Washington du tout-militaire et du tout-sécuritaire punitif, le pays reste bloqué dans un cercle vicieux de représailles intercommunautaires qui sont précisément parmi les raisons de la montée en puissance de l’EI. L’implosion de l’Irak se joue encore, tantôt au ralenti tantôt en accéléré, et l’on peut croire que l’épisode Mossoul, même avec un EI défait, sera simplement un nouveau chapitre dans cette tragédie moderne.
5. Le terrorisme ne peut être vaincu militairement. On pourra lui « déclarer la guerre », promettre de « l’éradiquer » ou établir une liste de ses leaders à prendre « morts ou vifs », le terrorisme est un problème politique et y faire face nécessite un portfolio plus ample que la seul réponse militaire. Aussi, le lendemain de Mossoul remettra cette vérité et ce défi sur la table si l’on veut éviter d’avoir à reprendre la ville (comme ce fut le cas pour Fallouja) une seconde fois.
Ce texte a initialement été publié sur le blog du Professeur Mohamedou, hébergé par Le Temps.
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