« Entrelacs » © L.M. Magnanelli
Cinq jours de trajet sur dix jours de voyage. L’expression alambiquée résume l’entièreté de l’expérience interrail la meilleure marché, la plus maniable dans un programme surchargé d’étudiante engagée partout et surtout ayant des échéances d’examens.
L’interrail, c’est la spontanéité ? Non, il faut planifier le trajet un minimum et se renseigner sur les réservations obligatoires. On peut évidemment se munir d’un stylo effaçable si l’on souhaite ajouter du frisson à la chose. Mais dans les faits, l’inscription du trajet sur ce bout de papier pas vraiment 2.0 donne lieu à beaucoup d’interrogations. Une fois que le tracé est à peu près défini sur la carte de l’Europe, il est temps d’empaqueter.
La première fois, on prend toujours trop. Cet énorme casque anti-bruits ? Parfait pour les longues avalées de douze heures… Mais non, il est inconfortable au possible et empêche de remplir ses poches de cailloux trouvés en bord de chemin. Ce coussin pas gonflable mais cumulateur de souvenirs, dernier lien avec l’appartement que l’on laisse derrière soi le temps d’un dépaysement total hors de ses repères habituels ? Il encombrera lorsqu’il s’agira de faire de la place pour d’autres souvenirs, matériels ou immatériels.
L’interrail, c’est le minimalisme ? Je ne sais pas. Mais c’est l’expérience de partir nu, et d’en revenir sale, chargé, surchargé.
Il faut tout laisser derrière soi. Les trains ne seront pas toujours à l’heure, les réservations ne seront pas toujours valables et le compartiment vide, fantasmé, dans lequel on peut s’allonger et jouer à Blaise Cendrars sera peut-être rempli de jeunes anglo-saxons partis faire la fête à moindre coût sur les plages de la Dalmatie.
On embarque un carnet, avec la ferme intention de tenir un journal de bord. Les premiers jours sont pleins d’envolées lyriques, de métaphores sur le voyage, rouler sa bosse, on se prend à rêver, grisés que nous sommes par l’odeur des gares à l’aube, à une vie sur la route, sur les rails. On se projette déjà dans le prochain voyage. Dans la marge du carnet, les heures sont notées scrupuleusement afin de ne perdre une goutte. Puis, après trois jours de voyage dont un, très long, consacré à sauter de la Suisse au premier pays traversé, l’hic et nunc nous emporte, prend le dessus. Chaque odeur, chaque bout de terrain boueux nous émerveille. La traversée des Balkans, tant idéalisée, correspond en quelque sorte aux images de notre enfance, ce qu’on en voyait au téléjournal, dans les magazines, en une du journal laissé sur la table de la cuisine après que les parents l’eurent lu. Les stigmates de la guerre dont notre enfance garde le souvenir, par les amitiés créées à l’école, sont encore présents. Les immeubles fraîchement reconstruits décrépissent déjà. Ambiance morne, pluvieuse. C’est la fin de l’été et dans notre tête d’habitué aux horaires stricts, il faut déjà courir le long d’une avenue à Zagreb pour attraper le premier car, dont il faudra payer le billet tant les connexions ferroviaires sont incongrues. Le car est loupé, les informations n’existent dans aucune langue connue… C’est là qu’intervient le premier coup de blues. Ce voyage de libertés idéalisées, où est-il ? Je voulais arriver là-bas avant le soir. Devant un kava noir à 70 centimes, dans une petite salle humide et enfumée : la révélation. La liberté est là, sous mes pieds. Je dois la saisir. Dans quelle autre situation pourrais-je me permettre trois heures de retard sur un programme qui n’en est pas vraiment un ? La liberté est là, dans l’indolence des guichetiers, qui eux ont compris que j’étais une touriste. J’arriverais à destination. Quand ? Quelques heures après le départ du car. Comment ? On trouvera bien un moyen.
L’interrail nous apprend à apprécier le voyage, le trajet, le moyen de transport. Certes, les cars ne sont plus de toute jeunesse et je ne peux m’empêcher de penser aux faits divers que l’on lit de loin lorsque nous frôlons un ravin mais la beauté des chutes d’eau qui traverse le village situé en contrebas m’empêche de m’y attarder. Déjà, le paysage plat est remplacé par une route de montagne. La halte, sous la grêle, dans un relais morose, plonge tous les voyageurs dans une ambiance digne de l’ère de Tito. Il n’y a pas de femmes, les hommes présents engloutissent des plats roboratifs en un clin d’œil. Je suis fascinée par leurs bleus de travail. Inutile de poser des questions (y a-t-il une usine, une mine par ici ?), personne ne parle anglais. Alors place aux rêveries…
Fébrile, je calcule le reste des jours restants. Puis, la langueur instaurée par les aléas de ce trajet imprévisible reprend le dessus. Je sauterai dans un train lorsqu’il y en aura un. L’important est de ne pas louper le car. Le reste des préoccupations peut attendre.
L’interrail, c’est le dialogue intérieur. Seuls, un peu crades, les sandales accrochées sur le rabat du sac à dos, on se reconnait entre backpackers. Il est facile de sympathiser. Mais il est encore plus facile de jouer au loup solitaire. Oui, l’anglais est universel et l’on peut dialoguer facilement, boire une bière, visiter un club. Mais dès lors, où est la différence d’avec la monotonie de l’existence en Suisse ?
Puis, avec le recul, on comprend qu’il n’y a que sur la route qu’on peut sympathiser, tout se raconter, entre personnes étrangères l’une à l’autre et qui reprendront leur vie dès leur retour.
L’interrail c’est le sac à dos et la découverte de l’alcoolisation bon marché. C’est la fête sans être habillé pour. En chemin, les bouquins tant aimés, chéris pour leurs couvertures cornées passent le test du poids. Certains sont laissés dans les auberges de jeunesse, après un dernier regard énamouré.
On profite de cocktails à quelques krona seulement. Mal coiffée et pas maquillée, sur un tabouret de bar, le sentiment d’être moyennement maître de ses actions nous inonde et c’est presque un soulagement de se dire que l’on est à la merci de la bonne volonté des délivreurs d’informations (vendeurs de réservation, offices de tourisme, réceptionniste alcoolisé de l’hostel). Il n’y a de prise sur rien, on se débarrasse. Les pensées fluctuent, certaines en boucle (je dors où ce soir ?). On s’endort avec la musique engrangée sur l’iPod pour oublier les ronfleurs des immenses dortoirs – on apprend qu’il est possible de dormir dans un dortoir de douze personnes. Voire plus.
Les villes sont traversées, grandes capitales, hauts lieux touristiques. On prend conscience qu’elles ne sont pas si importantes – « ‘ai mis le pied ici » ne compte plus. Le train brinquebalant qui nous y a amené est tout ce qui compte. Un vélo loué plus tard et nous voici dans la cohue de la circulation, pour voir un maximum avant de repartir en train de nuit. Neuf jours ont passé, on ne les a pas vus défiler, une urgence touristique nous prend, il faut voir cette dernière capitale. Et puis au détour d’une cour intérieure, un café, minuscule, un barman barbu, aimable. On s’assied et le carnet ressort.
Pendant quelques heures, tout est couché sur papier. Avec les souvenirs déformés, le cercle chromatique d’émotions depuis le départ en Suisse à l’aube jusqu’à cette chaise en métal tordue, devant le kávé payé cette fois-ci en forint. Les climats traversés, qui nous ont obligé à faire l’achat d’un t-shirt bon marché ou à délaisser un encombrant pantalon de trekkeur suisse-allemand.
On mesure l’ampleur, sur cette dizaine de jours, de tout ce qui nous est arrivé. Et malgré la brièveté du voyage, la transformation se fait déjà ressentir. Les quarante litres du sac ne nous ont jamais trahi. Le moment des choix venus, ils se sont fait naturellement. Peut-être que l’on fantasme les interrails, pour diverses raisons, la fête pas chère dans les pays de l’Est, la spontanéité du saut dans le train – toute relative – , les rencontres et la jeunesse célébrée. Mais l’une d’entre elle me semble absolue : l’interrail nous apprend la simplicité, forcée au début, naturelle à la fin, et l’amour du trajet, de l’imprévu, de la surprise que l’on accueille avec le bagage qui est le nôtre mais qui est toujours bienvenue.
Nous ne sommes pas Blaise dans son Transsibérien, il n’y a pas eu ce grand roman déposé sur le carnet de voyage, pas de films en Super 8, moins d’odeurs de transpiration que dans les années vingt, mais la vie du voyageur reste intemporelle. Je pense que l’on traverse les mêmes étapes, le même dépaysement, les comparaisons entre le pays de résidence et celui visité sont inévitables, de même que les moments de déception ou d’abattement devant la barrière des langues, l’envie irrépressible de téléphoner à son meilleur ami pour lui raconter par le menu une petite frustration qui s’est transformée en remise en question de l’idée même du voyage. Le voyage en train et ses spécificités nous apprennent à aimer le mouvement, à aimer profiter en express d’une ville dont on ne connaît rien pour retrouver les fourmillements du train au démarrage. Et bien que cela prenne dix fois plus de temps qu’un saut de puce en avion, le train est loin d’être un moyen de transport dépassé… C’est toute une expérience qui ne sera jamais égalée.
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