L'encrier Le 11 juillet 2018

Chroniques d’une jeunesse en partance #6 – La fausse idée de la solitude

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Chroniques d’une jeunesse en partance #6 – La fausse idée de la solitude

Quitter son travail et sa routine, partir voyager seul pour se (re)trouver ? C’est la décision que prennent de nombreux jeunes adultes de par le monde, notamment des femmes. Charlotte Frossard en fait l’expérience et nous livre sa réflexion sur cet « ailleurs » auquel aspire la génération des Millennials. Sixième épisode : la déconstruction de notre peur de la solitude.


 

Bien plus que la crainte d’être en danger, c’est la peur de la solitude qui peut faire hésiter à voyager seul. On s’imagine errer dans une cité déserte avec nos impressions et pensées en déshérence, accroché au moindre tressaillement des objets qui nous relient (en théorie seulement) à ceux que nous aimons.

L’absence de nos interactions habituelles (nos amis, notre famille, nos collègues de travail) nous donne d’abord le sentiment d’être entièrement privé de relations sociales, car ce sont celles que nous estimons par-dessus tout.

Le temps écoulé seul, en voyage, est beaucoup plus important que celui qu’on passe en compagnie d’autrui. Or cette isolation apparente nous rend complètement réceptif à ce qui nous entoure : personne ne nous attend. Pas de rendez-vous, pas d’obligations. Nous voilà disponible dans notre entièreté à tout le reste et à toutes les personnes qui feront notre journée, mais autrement.

Impossible de ne pas mentionner à ce sujet les mots magnifiques d’André Breton sur cette disponibilité, cette « soif d’errer à la rencontre de tout, qui nous maintient en communication mystérieuse avec les autres êtres disponibles, comme si nous étions appelés à nous réunir soudain. » Une réflexion qu’il avait sur la trouvaille de l‘être à aimer, mais qui s’applique à n’importe quelle rencontre et plus précisément à l’attente qui la précède, « indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas ».1

 

Tu te souviendras toujours ensuite que la véracité d’une relation n’a rien à voir avec sa durée. Ni avec sa fin.

 

C’est, par exemple, le serveur qui prépare notre café au lait trois jour de suite et qui nous garde la même table. La réceptionniste de l’ancienne prison réaménagée en musée qui attend avec nous que la pluie cesse. Le père de famille qui nous aide à tirer notre valise sur les marches escarpées de la vieille ville. Le conducteur du tram électrique qui nous salue. La femme à laquelle on a demandé le chemin du couvent et qui l’explique trois fois en portugais, mains à l’appui. Les enfants qui nous sourient dans la rue quand on croque dans une pâtisserie sucrée de jaunes d’œufs. Le jeune surfeur qui nous accompagne au phare rouge d’où on perçoit au mieux la puissance des vagues. Les vieilles femmes assises à l’arrêt de bus qui parlementent pour nous indiquer le meilleur marché aux poissons. Le marin à la retraite qui nous offre un goûter pour le trajet en autocar, soucieux que l’on y ait faim.

Mais c’est aussi chaque voyageur que l’on croise et avec qui l’on partage quelques heures, ou plus, de notre cheminement. Dans l’éphémère de cet échange, il n’y a pas de place pour les faux-semblants. La trajectoire de chacun s’offre sans jugement ni enjolivement, dans une simplicité belle. Avec ses failles. Ses ruptures. Ses tentatives avortées, puis réaffirmées. Chacun est au plus près de soi, dans un dénuement complet — et tu te souviendras toujours ensuite que la véracité d’une relation n’a rien à voir avec sa durée. Ni avec sa fin.

 

Elles sont forcément plus rares, ces interactions, et pourtant elles nous remplissent d’une façon inattendue. Parce qu’il y a en chacune d’elles un indice de sympathie ou de bienveillance : un geste, une envie d’être utile, une main sur l’épaule, un affectueux menina devant notre déconvenue. Je n’ai jamais pensé jusque-là à tous ces humains que je croisais au quotidien sans les (re)connaître, dans ma petite vie au planning bien serré qui ne laisse aucun espace à l’attente et à l’imprévu, et aux sollicitations auxquelles je coupais court.

Alors on comprend mieux que jamais l’importance du personnel dans les commerces, les banques et les postes, des caissières au supermarché, des conducteurs des transports publics, des inconnus qui habitent notre routine, de tous ces échanges que l’on ne prend pas le temps de valoriser ni de prolonger au-delà de la politesse, par trop obnubilés par les relations familières et continues auxquelles l’on s’agrippe. L’humanité est pourtant devant nous tout entière dans chacune de ces personnes, pour qui veut bien la voir : elle s’offre en surface, soit. Elle semble n’être que de passage, et l’est sans aucun doute ; et pourtant elle invalide à chaque fois cette croyance en la solitude qui nous constitue.

 

Épisode 1 : « C’est décidé, je pars »

Épisode 2 : « L’attrait d’autrui pour ton ailleurs »

Épisode 3 : « L’inconnu apprivoisé »

Épisode 4 : « Abandonner l’image de soi-même »

Épisode 5 : « I quit my job »

Épisode 6 : « La fausse idée de la solitude »

Épisode 7 : « L’impossible retour »

 


Références

  1. L’extrait exact, issu de L’Amour fou (1937) d’André Breton, est le suivant : « Aujourd’hui encore je n’attends rien que de ma seule disponibilité, que de cette soif d’errer à la rencontre de tout, dont je m’assure qu’elle me maintient en communication mystérieuse avec les autres êtres disponibles, comme si nous étions appelés à nous réunir soudain. J’aimerais que ma vie ne laissât après elle d’autre murmure que celui d’une chanson de guetteur, d’une chanson pour tromper l’attente. Indépendamment de ce qui arrive, n’arrive pas, c’est l’attente qui est magnifique. »

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