International Le 24 février 2015

Chroniques indonésiennes – 1 : Premier aperçu à travers quelques grands enjeux

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Chroniques indonésiennes – 1 : Premier aperçu à travers quelques grands enjeux

« Concentré des tensions et des atouts qui agitent l’Indonésie, le village de Kinahrejo (Merapi, Java) est passé en quelques mois (suite à une éruption dévastatrice mais très médiatisée, qui a entraîné un boom touristique) d’une vie économique agricole et communautaire, à une concurrence libérée entre opérateurs touristiques. » © JB Bing, 2013

Chère lectrice, cher lecteur, je t’écris depuis Sumatra où je me livre, après Java et Madagascar, à un troisième et dernier séjour de recherche lié à ma thèse de géographie1. Je me trouve plus précisément dans la province de Lampung, à l’extrême sud de l’île. J’y passerai la majeure partie de ce séjour, avec toutefois quelques déplacements dans la province voisine de Sumatra-Sud (paradoxalement au nord de Lampung). Les quelques chroniques qui suivront seront comme des petits coups de projecteurs sur ce pays fascinant qu’est l’Indonésie.

 

Cette première chronique visera à présenter très (trop) rapidement l’Archipel, dont on ne connaît souvent que quelques idées reçues souvent fort succinctes quoique certes basées sur des réalités. Deux des éléments de contexte qu’il faut avoir en tête mais que – en tant qu’Européens – on peut avoir du mal à appréhender, sont les distances et la diversité humaine. De Sabrang (au nord-ouest de Sumatra) à Merauke (sud-est de la Papouasie), il y a autant de distance que de l’Irlande à l’Iran ; Sumatra à elle seule, légèrement plus vaste que Madagascar, équivaut à peu près à la France et au Benelux réunis. Sur ce vaste territoire cohabitent tant bien que mal plusieurs dizaines d’ethnies (depuis les chasseurs-cueilleurs jusqu’aux utilisateurs du web) et six religions officielles (plus celles auxquelles l’État dénie le droit d’exister) – bref, un pays dont le premier défi depuis l’Indépendance (1945) a d’abord été de trouver son unité. Ce défi est d’ailleurs loin d’être gagné.

Le statut d’État uni n’a d’ailleurs pas été une évidence. Jamais les îles qui forment l’Indonésie n’ont été réunies sous une même autorité avant la période coloniale (à supposer d’ailleurs que les Hollandais y soient réellement parvenus…), mais de grands empires ont exercé périodiquement une emprise sur une bonne partie de l’archipel, voire au-delà. La thalassocratie bouddhiste de Sriwijaya, centrée sur Palembang (Sumatra-Sud) et le détroit de Malacca, a par exemple rayonné sur l’Asie du Sud-est et contrôlait les routes maritimes entre Chine et Inde ; le royaume de Majapahit (à qui l’on doit certains des splendides monuments qui parsèment les environs de Yogyakarta, Java) étendit son influence sur une large part de l’Archipel ; idem pour Mataram, qui vit arriver les Hollandais en commerçants plus qu’en conquérants. Sous la colonisation, plusieurs statuts se succédèrent pour les différents royaumes et sultanats, au gré des accords et conquêtes avec les puissances européennes. Après 1945, les Hollandais tentèrent plusieurs formules pour conserver une certaine mainmise : toutes échouèrent, et l’Archipel se veut depuis « l’État unitaire de la République d’Indonésie » – tel est du moins son nom officiel.

Cependant, en dépit de cette unité revendiquée, les tensions localistes n’ont jamais cessé. Certaines revendications sont clairement liées à un séparatisme ethnique (et souvent ethnico-religieux). Aux Moluques du Nord, par exemple, une forte proportion d’habitants (chrétiens) combattit pour les Néerlandais, par crainte d’une domination plus dure par les Javanais et/ou les musulmans ; la suite leur a d’ailleurs donné raison, puisque les Moluquais sont désormais minoritaires chez eux2… Cependant la revendication d’une « République des Moluques du Nord » persiste et, régulièrement, des militants sont emprisonnés pour avoir agité un drapeau indépendantiste. Dans d’autres cas, la rébellion vis-à-vis de Jakarta est venue de musulmans intégristes, refusant l’égalité des religions (théorique plus que réelle, mais néanmoins base essentielle de la Constitution) et exigeant l’application de la charia : révolte du Dar al-islam centrée sur les provinces de Célèbes-Sud, Sumatra-Ouest et Java-Ouest, longue guerre d’Aceh conclue après le tsunami de 2004 par un accord faisant de la province la seule d’Indonésie où la loi coranique règne.

Le sort de la Papouasie occidentale est à considérer à part. Quoique colonisé par les Pays-Bas, elle constituait une entité différente des « Indes néerlandaises » ; cependant, au nom de la continuité territoriale, Sukarno3 s’en empara par la force après un simulacre de référendum. La manière fut encore plus brutale au Timor oriental (ex-colonie portugaise, envahie en 1975 sur ordre de Suharto4), où un véritable génocide eut lieu ; les excès furent tels que, après la chute de Suharto, le Timor oriental retrouva son indépendance (non sans que les paramilitaires indonésiens ne se rendissent coupables de nouveaux massacres). Dans le cas papou, la richesse du territoire, son étendue et sa place géostratégique rendent une telle issue peu probable. Il n’empêche que les Papous espèrent enfin obtenir, à défaut d’indépendance, une réelle autonomie leur donnant le contrôle de leurs terres pour l’instant cédées sans autre forme de procès aux exactions des militaires et des grandes compagnies – le tout au nom, bien sûr, de la civilisation, du progrès et du développement… Il est à noter que l’Indonésie sukarniste puis suhartiste, héraut du tiers-mondisme, a également eu des visées fort impérialistes sur la partie malaisienne de Bornéo ; mais là, elle a échoué. L’actuel président (Joko Widodo, élu en juillet 2014) s’est engagé à mettre fin à la situation de domination coloniale en Papouasie, mais les militaires ne l’entendent pas de cette oreille5.

Pilier du régime de Suharto, l’armée n’a en effet jamais vraiment accepté de voir son rôle et ses pouvoirs remis en question. D’une manière générale, l’héritage de la période 1945-1998 est d’ailleurs très lourd à porter, et certains aspects restent pour le moins occultés dans les mémoires. Sur bien des points, l’autocensure règne : les pouvoirs que s’est arrogés l’armée et qu’elle ne lâche que difficilement, donc, mais aussi son rôle trouble dans les massacres de 19656, dans l’amorce de guerre civile et religieuse aux Moluques au tournant du siècle, et dans le pourrissement de la situation en Papouasie ? Difficile, très difficile d’en parler. Les communistes, les athées ? Malgré les efforts du président Abdurahman Wahid (2000-2002), ils continuent à vivre en marge de la légalité7. Quant à la corruption – réunie avec la collusion et le népotisme sous l’acronyme KKN – qui a explosé sous les règnes des deux présidents-dictateurs Sukarno et Suharto, si elle est ouvertement considérée comme un fléau national et dénoncée de plus en plus fort par la population, il faut bien constater qu’elle reste omniprésente et gangrène encore et toujours la vie quotidienne (à l’école, dans n’importe quel service administratif, etc.). Dans le même genre, le pillage des ressources naturelles au profit de quelques grandes compagnies (l’un des piliers de la politique dite « de développement » de Suharto8) ne fait, malgré les engagements officiels et les sanctions, que s’accentuer : les plantations géantes de caoutchouc et d’huile de palme grignotent les forêts, les mines et forages se multiplient sans aucune considération pour la santé de ceux qui y travaillent et pour leurs impacts environnementaux, les mers restent en grande partie une zone de non-droit…

La campagne présidentielle de 2014 a cristallisé ces tensions de manière quasi caricaturale. D’un côté, le général Prabowo (avec toutes les guillemets nécessaires, la « droite ») : ancien gendre de Suharto, renvoyé de l’armée en 1998 pour avoir fait « disparaître » trop ouvertement quelques opposants à beau-papa, ayant trempé activement dans les massacres du Timor oriental, le Monsieur s’était allié à tout ce que l’Indonésie compte comme partis islamistes – jusqu’à rechercher l’amitié des très violents FPI (Front des défenseurs de l’islam, dont la spécialité est d’aller agresser du chrétien, du chiite ou de l’ahmadi) – et avait reçu le soutien de l’oligarchie financière et économique. Sa campagne, proprement ordurière, avait été orchestrée de main de maître par un Américain : celui qui, en 2000, avait réussi à transformer George W. Bush en président des USA… Son adversaire, finalement vainqueur, Joko Widodo (dit Jokowi), avait pour lui d’être issu d’un milieu pauvre, de proposer un programme fortement axé sur le social et l’assainissement de l’appareil d’État, et d’être animé d’un fort courage politique. De cela, il avait fait ses preuves par le passé : maire de Solo (Java), il y a mis en place un système de sécurité sociale généralisé ; gouverneur de Jakarta (poste qu’il a obtenu malgré le handicap d’avoir choisi un colistier chinois et chrétien), en moins de deux ans, il a cherché à transformer cette folie urbaine en quelque chose d’un peu plus vivable pour tous et pas seulement pour ceux qui ont de gros moyens. Intronisé président en octobre, il a cherché à frapper fort : réduction drastique du train de vie des députés et sénateurs, réduction des privilèges des fonctionnaires, nomination au Ministère de la mer et de la pêche (important à ses yeux ce qui, aussi paradoxal que cela paraisse, est une nouveauté : l’Indonésie n’a jamais eu de réelles ambitions maritimes, mais ça pourrait changer9) d’une femme peu diplômée mais connaissant ses dossiers et désireuse d’en découdre avec les « mafias de la pêche ».

Vous l’aurez compris, je suis loin d’être neutre dans cette présentation. L’Indonésie me tient à cœur – suffisamment pour ne pas m’illusionner. Violences islamistes, KKN et destruction de l’environnement sont de véritables cancers qui la rongent au quotidien, nourris par le conformisme, la soumission et le manque de confiance en soi. Pourtant, les raisons d’espérer sont nombreuses. Ces trois facteurs sont un dévoiement de vertus qui viennent de loin – solidarité, loyauté et humilité – et qui restent bien présentes. Plus concrètement, alors qu’en 1998 (chute de Suharto) nombre d’observateurs annonçaient un chaos généralisé allant de la guerre civile à la dictature militaire et/ou islamiste, les Indonésiens ont réussi à bâtir, cahin-caha, une démocratie libérale qui, malgré ses imperfections, ses manques, ses limites, tient la route : l’Indonésie n’a certes ni la richesse par habitant ni l’État de droit de Singapour, mais les libertés d’expression et, plus généralement, d’y choisir sa destinée semblent plus réelles. Quant aux islamistes, ils se prennent – malgré les énormes moyens déployés par les intégristes de diverses obédience, dans les mosquées, les associations et le très réactionnaire Conseil des oulémas d’Indonésie (MUI, autre cadeau du général Suharto…) – branlée sur branlée à chaque élection, neutralisés qu’ils sont par les alliances entre partis musulmans, gros partis « laïcs » et micro-partis chrétiens10.

Il y aurait sans doute dix mille autres choses à évoquer (évolution de Jakarta, avenir des forêts, diversité culturelle, essor économique…) ; les chroniques suivantes devraient permettre, à travers des cas concrets, d’y revenir.

 


[1] Un peu d’autopromo pour trois articles qui en sont issus : « Le cinéma indonésien : miroir déformant d’une société en mutation » : http://remmm.revues.org/8527 ; « Métisser les savoirs pour négocier avec et sur un volcan : javanité et forêt sur le Merapi » : http://rga.revues.org/2276 ; et « L’entre-deux comme résilience : les relocalisations sur le volcan Merapi » : http://www.carnetsdegeographes.org/carnets_terrain/terrain_07_02_Bing.php.

[2] Si la religion semble souvent être le facteur déterminant les hostilités, qu’il soit bien clair qu’elle est très loin d’être le seul. À travers elle, se cristallisent d’autres tensions bien plus terre à terre voire peu honorables : la guerre d’Aceh fut au moins autant un conflit entre un État centraliste et prédateur d’un côté et un peuple désireux de contrôler les ressources de son territoire, qu’un conflit religieux. Idem aux Moluques, en Papouasie, à Bornéo…

[3] Président de 1945 à 1967.

[4] Successeur de Sukarno, détenant le pouvoir effectif dès 1966 et président de 1967 à 1998.

[5] Il n’est pas impossible que les journalistes français Valentine Bourrat et Thomas Dandois, emprisonnés plus de deux mois après avoir été arrêtés en reportage là-bas, aient été les otages de cette lutte entre un futur président déjà élu mais pas encore au pouvoir, et des proconsuls soucieux de montrer qui c’est qui a la plus grosse. Toute activité artistique, scientifique ou journalistique d’étrangers en Indonésie est soumise à une autorisation spéciale, à la fois pour assurer que les intérêts du peuple indonésien sont respectés et pour préserver la sécurité de l’étranger en question. Dans le cas d’une enquête sur les exactions militaires et policières en Papouasie, obtenir cette autorisation rend bien sûr impossible tout travail sérieux. Pour plus d’informations sur la Papouasie occidentale, voir le site de l’ONG Survival International et de l’agence de presse des Missions étrangères de Paris : eglasie.mepasie.org.

[6] De 500 000 à 2 millions de tués (le chiffre probable se situant autour d’1 million de morts). Voir à ce sujet « Indonésie 1965 : un massacre oublié » (article de J.L. Margolin, dans la Revue internationale de politique comparée : http://www.cairn.info/revue-internationale-de-politique-comparee-2001-1-page-59.htm) et le film documentaire de J. Oppenheimer, The Act of Killing.

Sur plusieurs points de ce qui s’est passé le 30 septembre 1965, la vérité n’a jamais été établie. Ce qui est certain, c’est qu’au cours des années les tensions entre communistes et anti-communistes étaient devenues trop grandes ; tout a fini par péter, et ça a tourné en défaveur des communistes et assimilés. En quelques mois, méthodiquement, les milices souvent liées aux groupes religieux (surtout musulmans) ont assassiné les communistes, les pseudo-communistes et, parfois, leurs proches (famille,…). Certains qualifient cet épisode de « génocide », mais la question reste discutée. Dans tout cela, l’armée a au moins laissé faire, parfois inspiré, voire encadré ; pour finir, elle a mis fin à la récréation, s’autorisant ainsi à apparaître comme pacificatrice. Quant au rôle personnel du général Suharto, il est aussi peu clair.

[7] On peut certes se référer au marxisme et on a le droit de se déclarer « sans religion » ; mais adhérer au premier et nier Dieu restent passibles de prison. La religion est mentionnée sur les papiers d’identité : le choix se fait entre « islam », « chrétien » (i.e. : protestant), « catholique », « hindou », « bouddhiste », « confucéen » et enfin « sans religion ». Ledit choix est d’ailleurs en fait complètement biaisé, car 1/ il assimile tous ceux qui se réclament d’une tendance minoritaire de l’islam (chiite) ou issue de l’islam (ahmadis) aux sunnites ; 2/ au contraire, il fracture artificiellement l’unité des Églises chrétiennes ; 3/ il oblige les Sino-indonésiens à choisir entre des traditions qui, dans la pensée chinoise, se complètent plus qu’elles ne s’opposent (confucianisme et bouddhisme, voire catholicisme) ; 4/ il dénie aux paganismes locaux la dignité de « religion », depuis les animismes et chamanismes des suku dalam (« tribus de l’intérieur » : Papous, Dayaks, Hommes-fleurs, etc.), jusqu’à l’incroyable syncrétisme kejawen de Java (trop souvent assimilé au seul islam). Malgré tous ses défauts, début 2014, les députés indonésiens ont rejeté l’idée de supprimer cette mention – au nom, sans rire, du respect de la diversité religieuse !

[8] À ce sujet, voir deux ouvrages de Frédéric Durand (Université Toulouse II) : Les forêts en Asie du Sud-Est, recul et exploitation. Le cas de l’Indonésie (assez académique, issu de sa thèse) et La jungle, la nation et le marché. Chronique indonésienne (récit de voyage, très, très bien vu).

[9] Là, je vais laisser parler mon petit cœur de patriote : la France aurait tout intérêt à soutenir activement l’Indonésie dans ce domaine. La marine scientifique française est certes l’une des plus performantes du monde – car hautement technologique et vivant sur des acquis territoriaux –, mais nous n’en avons pas assez fait un facteur de rayonnement. La présence souveraine de la France dans presque tous les océans du monde – situation quasi-unique – devrait nous faire enfin prendre conscience de notre dimension maritime pour ne pas, une fois encore, nous retrouver à la traîne de la Chine et de l’Inde après l’avoir été de l’Empire britannique et des États-Unis. En développant notre puissance de recherche, fondamentale et appliquée, et en faisant un outil de développement de l’Outre-mer et de ses voisins, nous trouverions un facteur d’alliance avec des puissances en devenir comme l’Indonésie. J’ai déjà plaidé en ce sens sur Jet d’encre ; cf. aussi les écrits de J.F. Deniau, ou les remarques de J. Malaurie dans Hummocks tome 1 livre 2. Il faudrait s’inspirer de ce qui a été fait avec la langue française, mais en dégageant enfin une vision à long terme, une volonté politique – et donc des budgets suffisants – qui ne passe pas par des hauts et des bas selon les envies du moment.

[10] Les partis musulmans acceptent l’égalité de droit entre religions et l’existence d’un droit civil identique pour tous ; les islamistes, eux, refusent cet état de fait et réclament l’imposition de la charia au moins pour les musulmans. Quant aux « laïcs », ils ne le sont que parce qu’ils réfutent toute étiquette religieuse ; ils ne remettent que peu (voire pas du tout) en cause le caractère religieux de l’État ou l’interdiction de l’athéisme.

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