L'encrier Le 11 juin 2018

Chroniques d’une jeunesse en partance #2 – L’attrait d’autrui pour ton ailleurs

1
1
Chroniques d’une jeunesse en partance #2 – L’attrait d’autrui pour ton ailleurs

Quitter son travail et sa routine, partir voyager seul pour se (re)trouver ? C’est la décision que prennent de nombreux jeunes adultes de par le monde, notamment des femmes. Charlotte Frossard en fait l’expérience et nous livre sa réflexion sur cet « ailleurs » auquel aspire la génération des Millennials. Deuxième épisode : l’annonce du départ.


 

J’ai annoncé que je partais.

J’ai procédé aux dernières formalités sous le regard ébahi de mes collègues, j’ai partagé le verre d’au revoir, j’ai vidé mon bureau de mes affaires un jour de congé. J’ai empilé les souvenirs de mon premier emploi dans une boîte en carton plus large que moi et je suis sortie pour la dernière fois par la porte que j’ai si souvent empruntée. Me sont revenues alors ces scènes des films américains, où retraités ou licenciés empaquettent leurs maigres restes professionnels dans ces écrins de papier, le sanglot péniblement ravalé, en me disant, tout de même, quelle drôle d’idée que de partir de mon plein gré.

Les paroles qui s’étaient voulues réconfortantes tout au long de ces années me parvenaient encore en boucle :

Voilà, c’est ça la vie d’adulte, il faut que tu t’y habitues…

Non, rien n’est parfait, rien ne peut nous rendre totalement heureux. Patiente un peu et tu vas t’y faire.

Non, le travail idéal n’existe pas, ce qui compte, au final – et tu t’en rendras compte –, c’est de pouvoir payer tes factures, ton loyer et ton assurance à la fin du mois.

L’angoisse est montée comme une flèche dans l’ascenseur qui descendait, entre ma boîte de carton et moi-même, et a subsisté les semaines qui ont suivi.

Face aux proches qui alimentaient de plus en plus mes doutes sur ma décision de partir,  j’ai tenté de dévier subtilement la conversation sur le voyage à venir.

J’ai parlé de mon choix de destination : tout à l’ouest de l’Europe, une terre fouettée par les vagues de l’Atlantique. Un pays riche d’histoire : des exploits maritimes, des navigateurs armés de bravoure, un royaume s’étant ardemment battu pour sa souveraineté ; plus proche de nous, une page sombre et peu connue, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières : les colonies africaines et la guerre pour leur indépendance, la dictature de Salazar et ses lourdes conséquences sur le peuple lusitanien, une liberté retrouvée au prix de nombre de luttes et d’exils. Ces dernières années, enfin, une crise économique dont le Portugal a voulu s’extirper à toute vitesse, galvanisé par un tourisme dévorant qui repousse ses citoyens loin des centres urbains. L’ambivalence de ce pays et sa nostalgie qui se chante m’ont convaincue : j’espère me glisser entre les plages sauvages et l’authenticité des petites villes sans m’enliser dans ces déluges humains qui me dépassent.

J’ai un billet aller qui m’amène au nord du pays, une auberge réservée pour quelques nuits.

Et ensuite ? me presse-t-on. Qu’as-tu prévu, que vas-tu faire, et comment ?

Ensuite, je ne sais pas. Il me fallait une direction : j’ai choisi de descendre du nord au sud, au gré de mes envies (indéfinies) et de mes rencontres (éventuelles). Je rentrerai quand sera le moment de rentrer. Je ne prévois rien – j’ai déjà trop prévu, et chaque projet scrupuleusement planifié n’a pas fonctionné, ni le mode de vie que l’on m’a prescrit, ni mon plan de carrière parfaitement prédéfini sur les bancs de l’université.

Une fois passées la surprise et les mises en garde, j’observe mon entourage – proche et lointain – désirer, aussi, un même départ.

J’aimerais tellement partir aussi…

Ne rien prévoir, c’est mon rêve… mais c’est tellement difficile de s’en aller, comme ça. Quelle chance tu as !

Je hoche poliment la tête. Pas de stabilité professionnelle, pas d’acte de mariage en perspective, pas d’enfants, pas de certitudes : voilà que je suis soudainement enviée, alors que j’étais jusque-là bien loin de correspondre aux normes attendues de l’âge adulte. Mon sentiment de décalage se voit transformé en une pulsion aventurière que l’on convoite.

Une collègue s’excuse presque : Moi, j’ai décidé de refaire mon jardin potager sur mon balcon. C’est une petite décision, comparé à la tienne.

C’est la plus jolie remarque que l’on m’ait faite. Ma décision de partir qui peut sembler grande ne l’est pas plus que la sienne, ni très différente. Comme de nombreux jeunes de mon âge et de par le monde, c’est aussi un bout de mon environnement que j’essaie de revigorer, à ma manière. A vingt ans, le voyage et ses promesses festives semblait être une fin en soi ; aujourd’hui, il s’agit avant tout d’un déplacement intérieur – ne pas faire le voyage, mais être faite (ou défaite) par lui – des mots de Nicolas Bouvier, encore une fois.1

 

Épisode 1 : « C’est décidé, je pars »

Épisode 2 : « L’attrait d’autrui pour ton ailleurs »

Épisode 3 : « L’inconnu apprivoisé »

Épisode 4 : « Abandonner l’image de soi-même »

Épisode 5 : « I quit my job »

Épisode 6 : « La fausse idée de la solitude »

Épisode 7 : « L’impossible retour »


Référence

1. L’extrait exact, issu de L’Usage du monde (1963) de Nicolas Bouvier, est le suivant : « Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait. »

 

Commentaires

Laisser une réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *
Jet d'Encre vous prie d'inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.

image-user

Yannou

Merci..

Répondre