L'encrier Le 3 juillet 2018

Chroniques d’une jeunesse en partance #5 – « I quit my job »

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Chroniques d’une jeunesse en partance #5 – « I quit my job »

Quitter son travail et sa routine, partir voyager seul pour se (re)trouver ? C’est la décision que prennent de nombreux jeunes adultes de par le monde, notamment des femmes. Charlotte Frossard en fait l’expérience et nous livre sa réflexion sur cet « ailleurs » auquel aspire la génération des Millennials. Cinquième épisode : quitter son travail pour se réinventer.


 

La pérégrination solitaire a ceci d’intéressant qu’elle t’amène à t’enraciner pour la nuit dans des auberges de jeunesse où voyageurs individuels sont légion. En plus de céder une partie de ton intimité à ce qui te semble d’abord être de parfaits inconnus – et d’accepter la leur par moments –, tu y fais aussi des rencontres dont tu n’aurais jamais eu idée auparavant.

Il y a ceux qui ont rigoureusement compté leurs jours de vacances et qui suivent les recommandations glanées çà et là de façon expéditive. Il y a ceux qui viennent acquérir une résidence à moindre prix en étant sûrs qu’ils y couleront des jours plus heureux , une fois retraités. Il y a ceux qui usent leur spiritualité sur les chemins de Compostelle. Il y a ceux qui se lessivent chaque soir dans les bars bon marché avant de retourner sagement étudier au pays. Et puis il y a ceux qui expliquent leur présence ici par cette simple phrase : « I quit my job ».

 

Nous étions cinq à la même table un soir à se donner exactement la même réponse. Nous n’avions ni enfant ni conjoint, venions d’un pays riche et développé, avions tout juste 30 ans et venions de quitter un emploi qui somme toute paraissait tout à fait convenable.

Et pourtant, nous nous retrouvions là, à des milliers de kilomètres de notre environnement sécurisant, à nous rendre compte que nous ressentions exactement la même chose : inaccomplis, nous cherchions une nouvelle façon de (nous) donner du sens. Pour quelques semaines, quelques mois ou une durée indéfinie, nous promenions nos désillusions le long du Sentier des Pêcheurs et nos aspirations d’enfant au gré de la houle atlantique. En arrière-fond de nos divagations : l’optimisme de la génération de nos parents sacrifié sur l’autel du divorce et de l’individualisme ; des origines plurielles à assembler en une identité d’adulte responsable et volontaire ; des ambitions professionnelles se heurtant à un système basé sur le profit, la surconsommation, une hiérarchie archaïsante accrochée à son maigre pouvoir et réticente à nous faire de la place.

Chaque rencontre nous réunissait les uns les autres autour de ce même constat, conscients d’être témoins d’un règne fragile effleurant sa fin prochaine.

Affirmer qu’il s’agit là d’une problématique de jeunes privilégiés serait pertinent mais ne nous avancerait pas dans cette réflexion. Le problème est sans doute justement situé à cet endroit : est-il permis d’être insatisfait alors que nos conditions de vie sont si fastueuses ? Et, le cas échéant, quel est le sens ou l’objectif – le purpose, en anglais – que nous cherchons à redéfinir ?

Nous ressentions exactement la même chose : inaccomplis, nous cherchions une nouvelle façon de (nous) donner du sens.

Je ne crois pas, au vu de ces rencontres, que cette recherche soit question d’égocentrisme primaire. Il y a dans chacun de ces jeunes adultes un peu déboussolés un profond désenchantement face au monde qui nous a été laissé et à l’utilité que nous pouvons y avoir pour autrui. La conscience d’être nés au moment d’une scission importante (numérique, technologique, sociétale, économique, écologique), mais de n’appartenir ni à l’ancien monde, ni au nouveau. La possibilité de façonner son propre schéma conjugal, familial et professionnel, tout en n’ayant pas reçu les outils pour le faire. Enfin, le besoin de revenir à des actes simples et sensés dans une société vidée de substance humaine, auquel le voyage peut amener un élément de réponse, mais dont on sait pertinemment qu’il ne le comblera jamais entièrement.

Il n’est pas question pour autant de se métamorphoser à tout prix en instructeur de yoga sur la plage, tisseur d’attrape-rêves ou berger des hautes plaines dont on ne connaît rien : il réside, derrière chacun de ces départs, non pas une envie de se changer mais de se réinventer soi-même dans ce qu’on est, à la fois dans et indépendamment du cadre imposé. Ainsi, le jeune Hollandais sorti du monde féroce de la finance et de l’investissement pétrolier deviendra probablement dans une année un consultant éthique et un manager bienveillant ; l’Allemand passionné de photographie se sera arrangé pour travailler six mois par année seulement, se libérant enfin des pressions familiales lui dictant une existence bien rangée, afin de voguer de par le monde le reste du temps pour vendre ses clichés à distance ; la Canadienne maltraitée par les clients d’une grande marque de cosmétiques n’acceptera et ne reproduira plus jamais les mêmes conditions de travail ; l’Uruguayen rapportera de cette communauté hippie autonome une autre manière de considérer la nature et nos besoins réels, et la transmettra à ses élèves ; l’Italienne avocate surmenée ne se pliera plus aux exigences de rentabilité et aménagera quelques heures dans sa semaine pour fournir du conseil juridique bénévole à ceux qui en ont vraiment besoin, et qui lui rappellent pourquoi elle a choisi ces études-là.

 

Peut-être pas de grande révolution en perspective, mais des rencontres qui montrent d’autres façons d’être et de faire ; des mouvements intérieurs qui, ramenés là d’où on vient, prouveront sans doute avec le recul que notre génération aura tout de même sensiblement changé un monde que l’on pensait inaltérable.

 

Épisode 1 : « C’est décidé, je pars »

Épisode 2 : « L’attrait d’autrui pour ton ailleurs »

Épisode 3 : « L’inconnu apprivoisé »

Épisode 4 : « Abandonner l’image de soi-même »

Épisode 5 : « I quit my job »

Épisode 6 : « La fausse idée de la solitude »

Épisode 7 : « L’impossible retour »

Commentaires

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Noémi

Encore une fois bravo et merci pour cette suite qui nous tient tou·te·s en haleine et qui traduit un sentiment…

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Noémi

Encore une fois bravo et merci pour cette suite qui nous tient tou·te·s en haleine et qui traduit un sentiment si flou et si intense à la fois.

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