© Engin akyurt, Pixabay
Jet d’Encre inaugure un nouveau dossier qui vous tiendra en haleine pendant cinq semaines. Chaque lundi paraîtra une plaidoirie pour les droits humains. Ces textes, tous aussi enflammés qu’engagés, destinés à l’origine à être déclamés, ont tous été écrits pour le concours d’art oratoire co-organisé par le festival Les Créatives et l’Association des juristes progressistes.
La première des cinq plaidoiries traite de la loi sur la laïcité. L’oratrice décline son argumentation autour de l’idée que, sous couvert de laïcité et de neutralité, cette loi genevoise vise principalement à restreindre la liberté religieuse des femmes.
Bonsoir à toutes et à tous,
Mesdames les jurées,
Ce soir, c’est un sujet sensible dont je vais vous parler. La loi sur la laïcité de l’Etat de Genève a, en effet, soulevé tous les débats. Ils ont été d’abord parlementaires, médiatiques, populaires et ils ont enfin été juridiques puisque la Cour constitutionnelle du canton s’est déterminée sur la compatibilité d’un tel texte avec les droits fondamentaux suisses et les droits humains. Sa conclusion est nuancée, alors que je vais tâcher de démontrer que la loi, dans son entièreté, pose problème.
Tout d’abord, un peu de contexte. La loi sur la laïcité de l’Etat de Genève est un projet issu des milieux centre-droite voulant rappeler que le canton est neutre, laïc et qu’à ce titre, toute personne travaillant dans le secteur public doit être empêchée de porter un symbole extérieur d’appartenance religieuse selon l’article 3 de la loi. Avec la subtilité qu’on leur connait, les parlementaires répètent qu’il faut empêcher « l’extrémisme ».
Un tel argument s’inscrit dans une appréhension européenne grandissante de l’inconnu et des « nouvelles » religions provenant des vagues d’émigrés. Ainsi, la Suisse aussi se referme. Alors qu’en 1993, le Tribunal fédéral, cour suprême dont les décisions sont applicables à tous les cantons, considère comme possible de dispenser une enfant musulmane des cours de natation, parce que la natation n’est pas primordiale pour le développement personnel et parce qu’il faut favoriser l’esprit d’ouverture, il change d’avis en 2008 sur la même question. En effet, le nombre d’émigrés musulmans ayant doublé en 10 ans, la Suisse a le droit d’attendre de leur part un effort supplémentaire d’intégration et notamment qu’ils se conforment aux traditions, comme le très célèbre cours de natation suisse.
Dans un tel contexte, la loi sur la laïcité de Genève participe à la lutte contre la visibilité des minorités religieuses. C’est irrationnel, mais si on voit moins de minorités religieuses, elles existent moins et on a moins peur. De telles motivations posent des problèmes évidents de compatibilité avec le principe d’égalité entre religions, droit fondamental et droit humain reconnu en Suisse.
Ce n’est pas cette question-là qui me retient aujourd’hui mais une autre déficience de la loi. La laïcité, telle que prévue par la loi, discrimine les femmes de manière structurelle. Le terme de discrimination structurelle permet de comprendre que tant les règles juridiques que sociales sont imbibées de certaines idées, de certains comportements dictés par la majorité, dans notre cas les hommes. Ce sont les habitudes qui sont discriminatoires, on ne s’en rend même pas compte. Par exemple, même si les discriminations entre hommes et femmes sont éradiquées du droit du travail et que des mécanismes sont mis en place pour les éviter, le fait que les femmes soient celles à qui incombent dans l’inconscient collectif les premiers soins de leurs enfants implique qu’elles seront désavantagées lorsque l’une des conditions implicites pour garder son emploi est d’être disponible tard le soir. Dans un tel cas, ce n’est pas l’application de la loi qui désavantage les femmes mais la « vérité sociale » dans laquelle elles évoluent.
Pour combattre la discrimination structurelle, il faut donc changer les habitudes. Offrir aux femmes l’égalité, promouvoir leur présence sur la scène publique et consolider le rôle qu’elles veulent se construire dans la société. Ce n’est pas seulement un idéal, c’est une obligation internationale que nous devons respecter. Je me réfère ici à la CEDEF (Convention internationale pour l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes) qui lie la Suisse et donc le canton de Genève. Son article 5 porte clairement en lui l’obligation de lutter contre les structures sociales désavantageant les femmes et dans l’article 7, let. b, la CEDEF demande à ce que les femmes aient accès à l’élaboration de la politique de l’Etat.
Les femmes n’ont pas eu accès à l’élaboration de la loi sur la laïcité, elle a été proposée par 2 parlementaires hommes, défendues par des parlementaires hommes, adoptées par des parlementaires à 80%, hommes. La loi sur la laïcité est masculine. Pourtant, les exemples utilisés sont, grossièrement, soit ceux d’une femme portant une croix ou une étoile de David en pendentif, soit ceux d’une femme portant le voile. Une loi pensée par des hommes mais restreignant les libertés personnelles des femmes est destinée à créer des inégalités fondées sur le sexe, qu’elles le visent ou non. Le simple fait que les femmes à qui on va imposer ces règles n’aient pas ou peu été consultées perpétue une discrimination structurelle.
Pour donner un exemple concret concernant l’application de la loi, il faut parler des femmes portant le voile. Il n’est pas question ici de lancer le débat sans fin sur le port du voile, ni même de porter un jugement sur le fait de choisir ou non de porter le voile. Je me restreins aux faits : certaines femmes portent le voile. Ces femmes le font, la plupart du temps, en exerçant leur liberté personnelle qui doit être respectée. En plus, je ne peux pas tellement parler d’un autre symbole religieux, les parlementaires considérant que les pendentifs que je viens d’évoquer ne sont pas un problème. Ils peuvent être cachés et donc continués à être portés, ce que j’ai du mal à imaginer pour le voile…
La laïcité impose un choix aux employées du secteur public portant le voile : leur vie professionnelle ou leur religion. Pourtant, l’Etat devrait encourager le secteur public à engager plus de femmes (art. 7, let. b CEDEF) et il devrait s’assurer que toute femme a le libre choix de sa profession (art. 11, let. c CEDEF). Ce n’est pas un libre choix, si on lui impose de renoncer à sa liberté religieuse. Demander à une femme de renoncer à une part d’elle, c’est nier la réalité : elle ne peut pas se résumer à une seule appartenance, à un seul critère. Elle doit être prise et comprise dans toute sa complexité. La CEDEF impose que les femmes soient valorisées et qu’elles soient encouragées à postuler aux postes de l’administration publique, à se présenter aux élections et à se visibiliser. La loi sur la laïcité et son application risquent donc d’aller à l’encontre de telles obligations, particulièrement concernant un groupe de femmes.
Vous pensez peut-être, et à juste titre, à la kippa qui s’impose aux hommes et qui pose les mêmes problèmes. C’est vrai mais je considère qu’imposer à une femme d’enlever son voile aura un plus grand impact discriminatoire qu’imposer à un homme d’enlever sa kippa, confirmant que ce sont les femmes qui sont particulièrement discriminées et violant, par conséquent, le principe d’égalité hommes-femmes, que nous sommes censés respecter au vu de nos droits fondamentaux et droits humains. J’ai, au moins, deux raisons pour penser cela.
D’abord, il y a le nombre : environ 0.5 % de la population résidante dans le canton de Genève est de confession juive, alors qu’environ 6 % de la population résidante se déclare musulmane. Il est clair que le chiffre ne fait pas tout et il est clair et les 0.5 % de personnes juives sont tout aussi importantes que les 6 % de personnes musulmanes. Toutefois, il n’est pas à négliger que dans les faits, et je pense que les parlementaires le savaient, 12 x plus de personnes sont concernées par l’interdiction du voile.
Ensuite, les femmes sont structurellement désavantagées, de manière générale. Il faut admettre que les religions minoritaires, quelles qu’elles soient, le sont également puisqu’elles ne sont pas prises en compte dans notre société occidentale ne faisant pas partie des habitudes ; on entrave, sans s’en rendre compte, certains préceptes religieux parce que ils ne correspondent pas à nos jours fériés, à notre façon de manger et/ou de nous vêtir. Les femmes sont minoritaires, les musulmans sont minoritaires. Le calcul est donc vite fait : les femmes musulmanes sont plus structurellement désavantagées que les hommes de religion minoritaire. Dans la pratique, le choix qu’on leur impose n’aura donc pas la même conséquence que celui d’un homme.
Concrètement, une femme, a statistiquement moins de chance d’être engagée, encore aujourd’hui, en raison des stéréotypes qu’elle véhicule par son sexe. Ensuite, elle a moins de chance d’être engagée parce qu’elle porte le voile, ce dernier étant également empreint de stéréotypes et soulevant beaucoup d’incompréhension. De l’autre côté, un employé qui porte la kippa ne porte en lui « que » les stéréotypes de sa religion. Sans comparer les uns et les autres, il faut également relever que les stéréotypes liés au voile sont différents de ceux liés à la kippa, ce qui influencera l’impact discriminatoire et pourra, par hasard, alimenter des stéréotypes fondés sur le sexe. Ainsi, une femme qui renonce à son activité dans le secteur public pour porter le voile doit essayer de retrouver un emploi malgré son choix, dans le secteur privé et surmonter un double obstacle : son sexe et son voile. Un homme, en raison de son sexe, aura plus de chance de retrouver un emploi et son choix de garder sa kippa sera peut-être (sans doute) valorisé et compris autrement. Idem, si la femme décide de renoncer à son voile, elle devra pouvoir assumer son choix de carrière plutôt que ses convictions, ce qui sera certainement interprété différemment pour un homme qui renonce à sa kippa, se sacrifiant pour sa carrière et pour sa famille.
L’article 5 de la CEDEF impose de lutter contre les schémas socio-culturels qui risquent de perpétuer les stéréotypes hommes-femmes. Les exemples que je viens d’évoquer sont purement spéculatifs mais ils sont basés sur des réalités et des stéréotypes avérés : ainsi, la mise en application de la laïcité n’a pas les mêmes conséquences pour les hommes que pour les femmes et il y a un risque que l’application de cette loi contribue aux stéréotypes ancrés tant sur le rôle de la femme, que sur les religions minoritaires. De cela, il faut également conclure que l’application de la loi, contribuant aux stéréotypes et à un traitement défavorable des femmes, risque d’aller à l’encontre du principe d’égalité entre hommes et femmes, garanti notamment expressément par l’article 8, al. 3 de la Constitution fédérale.
En résumé, la loi sur la laïcité pose de nombreux problèmes. Telle que pensée à Genève, elle va à l’encontre des principes de tolérance et de multiculturalisme, valeurs pourtant encouragées par la communauté internationale. Elle s’impose comme une réponse universelle et intransigeante face aux expressions de la religion, quelles qu’elles soient, sans les prendre en compte individuellement, sans prendre compte la différence d’expressions des croyances entre hommes et femmes. Une telle rigidité doit être dépassée. L’égalité passe par la reconnaissance de l’autre peu importe ses croyances, peu importe ses vêtements, peu importe son sexe.
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