Politique Le 22 mars 2019

Quand la laïcité devient un outil d’exclusion

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Quand la laïcité devient un outil d’exclusion

Une nouvelle loi sur la laïcité a été acceptée dans les urnes genevoises le 10 février dernier. Pour Saaz Taher, chercheuse spécialisée dans les questions de citoyenneté et de pluralisme religieux, cette loi est à la fois liberticide et discriminatoire. La laïcité serait mobilisée comme un « outil d’exclusion » sexiste à l’encontre des femmes portant le foulard islamique.


 

Le 10 février 2019, la loi sur la laïcité de l’État (LLE) est approuvée par 55% des votants dans le canton de Genève, l’un des deux seuls cantons laïcs de Suisse. Cette loi, présentée comme visant notamment à réglementer les relations entre les organisations religieuses et l’État, viole en réalité les droits et libertés publics, exclue les femmes de confession musulmane en les confinant dans la sphère privée et reproduit un discours « sexulariste » où s’opposeraient d’un côté la laïcité et l’égalité de genre, et de l’autre la religion et l’oppression sexuelle et patriarcale.

Initié en 2015 par le conseiller d’État Pierre Maudet, le projet de loi sur la laïcité est jugé nécessaire par le Conseil d’État genevois afin de préciser les principes de laïcité inscrits dans la nouvelle Constitution cantonale de 2012. L’élaboration de la loi aura duré deux années ponctuées par des consultations d’experts issus de la société civile, de membres de l’administration et d’organismes politiques et religieux ainsi que par l’examen de la Commission des droits de l’Homme du Parlement cantonal. Elle a fait l’objet d’une trentaine d’amendements déposés, de 800 pages de rapport et de 10 heures de débat final en plénière au Grand Conseil genevois. Alors que le projet de loi sur la laïcité est finalement adopté le 26 avril 2018 au Grand Conseil, il devient la cible de quatre fronts référendaires formés de membres d’organisations politiques, religieuses, féministes et syndicales. Étant parvenue à récolter le nombre de signatures nécessaires pour imposer un vote populaire, la coalition référendaire a permis de soumettre cet enjeu au vote des Genevois.e.s le 10 février dernier. La Loi sur la laïcité de l’État a ainsi été acceptée avec 55% de « oui ». Cependant, elle fait actuellement l’objet de deux recours déposés par les Verts ainsi que par le Réseau évangélique genevois.

 

Neutralité de l’État et violation des droits et libertés publics

L’article 3 de la LLE souligne que le principe de neutralité de l’État ne doit pas amener à la « discrimination fondée sur les convictions religieuses, ou l’absence de celles-ci », garantissant notamment « un traitement égal de tous les usagers du service public sans distinction d’appartenance religieuse ou non » (Art. 3, al. 2, LLE). Pourtant l’article 7 énonce que « afin de prévenir des troubles graves à l’ordre public, le Conseil d’État peut restreindre ou interdire, dans le domaine public, dans les bâtiments publics, y compris les bâtiments scolaires et universitaires, pour une période limitée, le port de signes religieux ostentatoires […] » (Art. 7, al. 1, LLE). Cette interdiction s’adresse aux employé.e.s de la fonction publique et parapublique, aux membres du Conseil d’État, des exécutifs communaux, aux magistrat.e.s du pouvoir judiciaire et de la Cour des comptes, ainsi qu’aux élu.e.s du Grand Conseil et des conseils municipaux.

De ce fait, l’article 7 viole la liberté de religion et de conscience, droit fondamental garanti non seulement par la Constitution suisse (Art. 15, Cst suisse) et par la Constitution genevoise (Art. 25, Cst-GE), mais également par la Convention européenne des droits de l’Homme (Art. 9, al. 1, CEDH) – ratifiée par la Suisse en 1974. Selon la Constitution suisse et la Convention européenne, si des restrictions de l’exercice de ce droit fondamental sont possibles, il faut cependant pouvoir démontrer en quoi celui-ci cause un trouble à l’ordre ou à la sécurité publics (Art. 36, Cst suisse ; Art. 9, CEDH). À ce jour, aucune démonstration n’a été amenée sur ce point, construisant ainsi de toute pièce un problème sociétal sur lequel les élu.e.s genevois.e.s ont jugé nécessaire de légiférer. La loi offre de ce fait des pouvoirs discrétionnaires et arbitraires aux autorités cantonales genevoises. En ce sens, elle les autorise à définir quels signes religieux ostensibles1 rentrent dans le cadre de la loi, les amenant dès lors à délimiter les contours de ce que sont les pratiques dites religieuses. Elle leur permet également de réglementer lesquelles de ces pratiques constituent « un trouble grave à l’ordre public » et quelles fonctions au contact du public sont visées par la loi.

Avec la LLE, c’est une approche plus stricte et étroite de la laïcité qui est présentée. Dans cette perspective, la neutralité de l’État implique donc pour les fonctionnaires publics d’arborer une apparence dite « neutre », où les signes religieux ostensibles seraient prohibés. Cependant, ce devoir d’impartialité ou de neutralité religieuse des fonctionnaires ne devrait pas se focaliser sur leur apparence vestimentaire, mais bien sur leur comportement et, ainsi, sur la qualité de la prestation publique qu’elles et ils offrent.

 

Entre public et privé : invisibilisation du religieux et logiques d’exclusion

Parmi les arguments avancés par les partisans de la LLE, il est soutenu que pour préserver la paix religieuse et confessionnelle et garantir l’impartialité des fonctionnaires dans l’exercice de leur profession, l’espace public ne devrait pas être le lieu de manifestations d’ordre cultuel, mais que celles-ci devraient plutôt être réservées à la sphère privée. Dans ce cadre, la présente loi autorise non seulement la réglementation des manifestations du religieux dans l’espace public, mais elle invoque et instrumentalise également la laïcité permettant l’effacement et l’invisibilisation de toute présence du religieux dans cet espace. La loi invite ces fonctionnaires à vivre leur religiosité chez eux, entraînant ainsi une privatisation de la pratique et de l’expression religieuses. Pourtant, il va falloir comprendre que les signes religieux ostensibles sont, pour certaines personnes qui les portent, des éléments profondément constitutifs de leur identité et de leur intégrité éthique et qu’ils ne peuvent être relégués uniquement à la sphère privée. Aussi, cette privatisation du religieux crée une asymétrie de traitement entre les individus. Tous les signes religieux ne sont pas impactés dans les mêmes proportions, construisant de ce fait des catégories de privilège parmi les personnes pratiquantes : si la croix chrétienne peut se cacher sous un vêtement, il n’en est pas de même du foulard islamique, de la kippa ou du kirpan.

La loi sur la laïcité contredit en ce sens la « Charte suisse sur la diversité au travail », signée par le Conseil d’État genevois en février 2018. Certain.e.s responsables politiques déclarent que la LLE n’est pas discriminatoire, car elle ne viserait pas explicitement et uniquement les femmes portant le foulard islamique mais qu’il s’agit bien d’imposer la même interdiction à toutes les religions. Ce raisonnement ne tient pas. La LLE discrimine en ce sens qu’elle viole les droits politiques des fonctionnaires du secteur public amenant à leur exclusion du marché du travail. Elle viole de ce fait l’égalité de traitement des citoyennes et citoyens devant la loi, en pénalisant les personnes portant des signes religieux ostensibles, principalement les femmes portant le foulard islamique. Ces femmes se retrouvent dans des positions de précarité sociale, économique et politique, qui les vulnérabilisent, contrevenant ainsi au principe d’égalité entre les femmes et les hommes.

Aussi, la LLE intervient dans un contexte où – depuis décembre 2017 et afin d’interdire le port du burkini – il est désormais inscrit dans les règlements des installations sportives publiques de la Ville de Genève que les femmes devront se vêtir d’un « maillot de bain une pièce ou deux pièces, bras nus, jambes au maximum au-dessus du genou, pas de jupe ou de robe de bain » pour se baigner2. Au-delà de Genève, l’UDC valaisanne avait lancé en 2014 une initiative (« Pour des élèves à tête nue dans les écoles publiques valaisannes ») visant à interdire le port du foulard islamique pour les écolières – initiative jugée irrecevable par le Parlement valaisan en décembre 2017 et invalidée par le Tribunal fédéral en septembre 2018 après un recours des initiant.e.s du projet. De plus, le Tessin (en 2013) et St-Gall (en 2018) sont les deux premiers cantons suisses à avoir inscrit dans leur Constitution une interdiction de se dissimuler le visage – visant l’interdiction du port de la burqa. Une initiative populaire fédérale sur cette question sera également soumise prochainement au vote populaire. Ces différentes mesures illustrent la façon dont les autorités suisses visent continuellement à réglementer le corps des femmes, particulièrement celui des femmes dites de confession musulmane. Cela en dit davantage sur ce que nous sommes en tant que société – des valeurs que nous subvertissons et de nos obsessions – qu’il n’en dit sur le rapport de ces femmes à leur religion. Si l’un des principes majeurs de l’égalité entre les femmes et les hommes est « l’intégrité physique » des individus et, donc, la liberté de disposer de son propre corps (Art. 10, al. 2, Cst suisse ; Art. 18, al. 1, Cst-GE), alors la LLE contredit ce principe.

 

Culturalisation de genre et « sexularisme »

À Genève, comme ailleurs, le corps des femmes portant le foulard islamique est constamment l’objet de la discussion publique. Le plus souvent en leur absence, des élu.e.s et un ensemble de citoyen.ne.s se substituent au jugement de ces femmes en se permettant de décider à leur place de la façon la plus appropriée d’être non seulement libre et émancipée, mais également de respecter la neutralité de l’État. Ces femmes – qui sont déjà objectivées – sont également la cible d’un ensemble de représentations sociales sexistes et islamophobes permettant de penser l’oppression de genre uniquement en adoptant une grille de lecture culturaliste.

Le « sexularisme »3, qui implique de penser que le processus de sécularisation ou de laïcité permet de parvenir automatiquement à l’égalité de genre et sexuelle, se trouve au cœur de ces représentations. Ainsi, autour de la femme portant le foulard et de son corps va se construire dans le discours public un ensemble de récits permettant d’opposer d’une part la laïcité et l’égalité de genre, et de l’autre la religion et l’oppression religieuse et patriarcale. Pour ses détracteur.trice.s, le port du foulard islamique serait ainsi une provocation, une forme de prosélytisme, en même temps qu’il représenterait une domination de la religion et des hommes sur les femmes.

En référence aux signes religieux visés à l’article 7 de la LLE, Pierre Conne, député PLR et l’un des rapporteurs de la majorité lors du débat du 26 avril 2018 au Parlement genevois, déclarait : « La kippa […] n’est pas concernée par cette disposition. […N]ous avons fait spécifiquement la distinction entre les signes d’appartenance religieuse et les signes religieux ostentatoires. Ici, on parle clairement de signes visant à provoquer »4. Le 23 mars 2018, toujours au Parlement genevois, Magali Orsini, députée d’Ensemble à Gauche, avait déclaré quant à elle que le port de signes religieux par les député.e.s signifie : « qu’ils placent leur foi avant leur qualité de citoyen, et il s’agit d’un prosélytisme qui ne saurait être toléré. […] De plus, certains éléments vestimentaires portés uniquement par les femmes dans certaines religions indiquent clairement la subordination de celles-ci et la domination masculine, […] ils représentent le traditionalisme le plus arriéré »5. Ce genre de propos continue à culturaliser les oppressions faites aux femmes et participe à établir des discours « sexularistes », autorisant de ce fait la construction d’une image fantasmée de la femme portant le foulard comme une menace à la collectivité et à la démocratie.

 

Si la tâche s’annonce ardue dans la période à venir, il va tout de même falloir que Genève et ses acteur.trice.s se questionnent profondément sur le sens oppressif et excluant qu’elles et ils sont en train d’accorder à la laïcité, en en faisant un outil de discrimination sexiste à l’encontre des femmes portant le foulard islamique.

 


1. Je préfère parler de signes religieux « ostensibles », c’est-à-dire des signes qui sont visibles, manifestes. Alors que désigner – comme le fait la LLE – les signes religieux comme « ostentatoires » implique que ceux-ci sont montrés avec ostentation, c’est-à-dire dans une volonté d’attirer l’attention et d’être remarqués.

2. Prieur, Marie, 2017, « Le burkini interdit dans les piscines de la Ville », En ligne : https://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/burkini-interdit-piscines-ville/story/11773535

3. Scott, Joan Wallach. 2009. « Sexularism. » RSCAS Distinguished Lectures. European University Institute, Florence.

4. Je souligne. Propos issu des débats au Parlement cantonal genevois le 26 avril 2018 : http://ge.ch/grandconseil/memorial/seances/010414/78/

5. Je souligne. Propos issu des débats au Parlement cantonal genevois le 23 mars 2018 : http://ge.ch/grandconseil/memorial/seances/010413/75/

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