Sport Le 13 juin 2018

Pourquoi aiment-ils le football « seulement lors du Mondial » ? Critique marxiste de la valeur appliquée au football

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Pourquoi aiment-ils le football « seulement lors du Mondial » ? Critique marxiste de la valeur appliquée au football

Des fans brésiliens et croates lors du match d’ouverture du Mondial 2014. [Wikimedia Commons]

Lors de chaque grande compétition internationale, les « footix » – ces fans occasionnels de football – refont leur apparition, écrit Guillaume Claude. L’auteur s’appuie sur l’héritage de Karl Marx pour expliquer ce phénomène de société.


 

Euro ou Mondial, tous les deux ans, ils reviennent hanter vos discussions. Qui sont ces footix1 s’enflammant pour un sport dont ils ne maîtrisent pas les règles les plus simples ? La plupart n’ont jamais ouvert un France Football, ne connaissent pas le nom du plus récent vainqueur de la Ligue des Champions et, une fois le Mondial terminé, vous prendront de haut si vous orientez la conversation sur le foot. Mais durant ces quatre semaines de compétition, ils sont fiers de clamer haut et fort que, « d’habitude », ils « n’aiment pas le foot ». En revanche, le Mondial, ils le « regardent ».

Comment expliquer cette soudaine fièvre pour le ballon rond qui d’un coup voit sa valeur grimper en flèche ? L’esprit grégaire ? Pas seulement. La notion même de valeur a probablement quelque chose à voir dans ce retournement. Pour ça, le vieux Karl Marx apporte peut-être une partie de la réponse. Malgré l’apparente hégémonie de l’argent-roi, entre foot des clubs et foot des nations, les valeurs ne sont pas les mêmes. Voyons plutôt.

Longtemps, Marx a été reconnu et parfois cantonné à son seul rôle de théoricien de la lutte des classes. La parenthèse du marxisme politique désormais (pratiquement) refermée, il nous reste le Marx théoricien et fin observateur d’un monde capitaliste qui se met en place devant ses yeux d’homme du XIXème siècle. Appliquées au monde du football moderne, ses théories de la valeur et de la communauté de l’argent gardent toute leur puissance. En somme, ce mot-valise de valeur renvoie aussi bien aux qualités morales qu’on attribue à un objet (« voici un homme de grande valeur ») qu’à la somme à débourser pour se l’approprier. Ce détour incongru par l’un des plus grands penseurs de notre modernité permettra de répondre à cette question : pourquoi donc ces footix aiment le football « seulement lors du Mondial » ?

Dans un article qu’il consacre à l’historien allemand, l’intellectuel Alain de Benoist rappelle que deux Marx coexistent : l’un qui « se borne à critiquer le capital du point de vue du travail, en faisant de la lutte des classes le moteur de l’histoire », alors que l’autre « met l’accent sur les formes de vie sociale historiquement spécifiques au capitalisme »2. Ces formes de vie sont : la marchandise, le travail, la valeur, l’argent.

Nul besoin d’épiloguer plus longtemps : on s’accordera tous pour dire que le football de 2018 est un exemple abouti d’industrie capitaliste. Il en possède tous les codes et les mécanismes qui le régissent sont point pour point identiques aux théories les plus libérales du capitalisme (endettements, spéculations, financements douteux, capitaux étrangers louches, traite d’êtres humains, etc.). Dans ce monde où les hommes sont devenus des valeurs marchandes en hausse ou en baisse et les villes des marques déposées, que peut nous dire la théorie marxienne de la valeur ?

 

L’argent fait lui-même société

Pour Karl Marx, la théorie de la valeur est la suivante : chaque acteur d’un marché accorde deux valeurs à toute marchandise. La valeur d’usage et la valeur d’échange. La première est concrète et est le fruit du labeur de celui qui produit la marchandise. Elle est la valeur qu’on accorde à l’usage que l’on peut faire d’un produit. La seconde est plus abstraite et est liée à la valeur potentielle que pourrait avoir ce produit si on venait à l’échanger. La valeur d’échange se mesure par le prix (somme d’argent) alors que la valeur d’usage par l’intérêt que l’on a à user d’un objet.

Dans notre monde, la valeur d’échange a pris le pas sur la valeur d’usage. Il est plus important d’échanger un objet, de monnayer sa valeur, que de jouir de l’usage de cet objet. Et Marx peut alors écrire que « l’argent (qui a une valeur universellement reconnue par l’ensemble des acteurs économiques et est le moyen que l’on a inventé pour que l’on puisse échanger des produits dont la valeur d’usage est différente) est devenu la communauté et ne peut tolérer aucune autre qui lui soit supérieure ».3

La « communauté » dont parle Marx est ce langage de l’argent par lequel nous accordons des valeurs aux choses et par lequel chacun semble être défini dans une société capitaliste. Marx est on ne peut plus clair là-dessus lorsqu’il dit que « la puissance qu’exerce chaque individu sur l’activité des autres ou sur les richesses sociales » se trouve « en lui en tant que possesseur de valeur d’échange, d’argent. Il porte avec lui dans sa poche sa puissance sociale et sa relation avec la société ».4

 

La « puissance sociale » des Grands du football

Le marché des clubs de football ne fonctionne pas autrement. Appliquées au sport Roi, ces théories marxistes sont d’une limpide exactitude.

La « marchandise » est le travail physique produit par un footballeur. Les différences entre valeur d’usage et valeur d’échange sont gigantesques. Sur le marché du football, la valeur d’usage est ce qu’un joueur amènera sur un terrain. La valeur d’échange est sa valeur sur le marché des transferts (ce qu’un club est prêt à débourser pour obtenir ce joueur).

Et là, on constate qu’il n’y a pas corrélation. Pour s’en convaincre, on rappellera que neuf des dix plus gros transferts de l’histoire ont concerné exclusivement des attaquants. On se souviendra également que le football est un sport qui se joue à onze. La valeur d’usage semble donc compter pour quantité négligeable sur ce marché.

De même pour ce que Marx nomme la « puissance sociale ». Celle d’un club de football est proportionnelle à ce qu’il possède comme valeur d’échange (valeur de ses joueurs sur le marché).

Avec une valeur d’échange estimée à 201,2 millions d’euros, l’attaquant anglais Harry Kane est le joueur le plus cher du moment. [Wikimedia]

Dans un récent article publié par France Football5, Raffaele Poli expliquait justement cette corrélation entre puissance de l’acteur (richesse) et valeur (d’échange) d’un joueur. « Le club qui peut potentiellement acheter le joueur influence énormément le prix. Un joueur comme Griezmann va intéresser de grands clubs, donc cela augmente sa valeur », indique le responsable de l’Observatoire du Football à Neuchâtel.

L’exemple de Paul Pogba est révélateur. Joueur du club le plus riche du monde (Manchester United6), le Français ne voit pas sa valeur d’échange drastiquement baisser malgré des performances (valeur d’usage) bien en dessous des attentes suscitées par les 105 millions d’euros de son transfert de la Juventus au club mancunien. Toujours selon l’Observatoire du Football, Paul Pogba aurait aujourd’hui une valeur d’échange proche des 144 millions d’euros.

On se trouve bien ici dans ce que Marx décrivait : « la puissance qu’exerce chaque individu [comprendre « club »] sur l’activité des autres se trouve en lui en tant que possesseur de valeur d’échange, d’argent. Il porte avec lui dans sa poche sa puissance sociale et sa relation avec la société ». C’est bien Manchester United – club le plus riche – qui détermine la valeur d’échange de Paul Pogba et qui influence le reste du marché (activité des autres clubs).

Chaque été est là pour le prouver. Le marché des transferts est devenu une véritable attraction médiatique. Et Raffaele Poli de préciser que, chaque année, les coûts des transferts augmentent de 10 à 15%. Droits à l’image du joueur, ventes des maillots, prix des places, mais aussi puissance financière du club acheteur sont autant d’éléments augmentant la valeur d’échange qui semble être la seule prise en compte dans ce foot des clubs.

Bref, dans le monde du foot de clubs, l’argent est roi. Rien de bien nouveau.

 

Quelle « valeur » pour quel football ?

Mais revenons à ces chers footix qui investiront nos salons durant les prochaines semaines. Pourquoi cette poussée de boutons pour le football entre pays ? Justement, quelle valeur accordent-ils à ce foot-là ? Valeur qu’ils n’accordent guère au foot de clubs.

La différence tient à ceci : entre le football des clubs et les compétitions entre nations, deux idées de la communauté viennent se heurter.

La valeur d’usage des joueurs de football (leur rôle) semble ici quelque peu se refaire par rapport à la valeur d’échange par laquelle seule est habituellement mesurée la valeur intrinsèque (prix) d’un joueur.

Pour le foot des clubs, la communauté de l’argent dont parle Marx est l’unique qui compte. En revanche, une autre communauté semble irrésistiblement prendre le dessus lorsque vient le temps des compétitions entre nations. Cette communauté, c’est précisément la patrie. Votre ami qui « ne s’intéresse pas au foot mais regarde quand même la Coupe du Monde » est – volontairement ou non – totalement épris de ce sentiment d’attachement à une communauté imaginaire que l’on nomme « patrie ». L’espace d’un instant, cette famille élargie vient supplanter les liens de l’argent.

Évidemment, il n’y a pas les saines et vertueuses compétitions entre nations d’un côté et les immondes joutes entre clubs mués en sociétés anonymes sans âme de l’autre. Les acteurs économiques (sponsors, diffuseurs et organisateurs) ont tôt fait de récupérer et d’investir sur le formidable élan communautaire suscité par chaque compétition entre pays. La Coupe du Monde, bien qu’elle repose – en partie – sur une autre communauté que celle de l’argent, n’en reste pas moins une machine à fric incroyablement bien huilée.

Toutefois, la prochaine fois qu’un de ces « footix » hagards débarquera dans votre salon en vous demandant « pour qui faut-il être ? » ou de réexpliquer la règle du hors-jeu, laissez-lui une chance. Finalement, ce qui rend beau le football entre nations est qu’il renoue avec cette communauté nettement plus charnelle que celle de l’argent-roi. Une communauté que tout être humain porte en sa chair et qui s’appelle une patrie.

Toute compétition sportive, tout sport se développe sur ce sentiment d’appartenance (à une ville, une région, un pays) et aux rivalités qui en découlent. Qu’on pense aux joutes entre cités grecques, aux compétitions entre villes européennes ou aux affrontements entre régions rivales d’un même pays. Même récupérée et travestie, cette communauté-là insuffle un souffle vital au football. Depuis l’arrêt Bosman7, l’explosion des droits TV et celle des transferts aujourd’hui, cette valeur semble avoir définitivement abandonné le foot des clubs.

Le jour où – à l’image de ce qui se fait dans le cyclisme où les anciennes formations nationales ont disparu au profit du seul nom des marques – le club Qatar Airways (sponsor de l’AS Roma) affrontera l’Athletic Chevrolet (sponsor de Manchester United), la prophétie marxiste sera vérifiée : l’argent est devenu la communauté et ne peut tolérer aucune autre qui lui soit supérieure.

La FIFA l’a bien compris et ces grands rendez-vous entre nations sont des parenthèses revigorantes.

 


1. Qualificatif péjoratif utilisé par les amateurs de football pour désigner l’amateur très occasionnel et plutôt chauvin.

2. DE BENOIST, Alain, La marchandise est l’opium du peuple, Revue Éléments n°172 (juin-juillet 2018).

3. MARX, Karl, Le Capital, tome I, p. 163.

4. Ibid, p.93-94.

5. BOURLON, Antoine, « Mercato : le top 100 des joueurs les plus chers, comment ça marche ? », IRL : https://www.francefootball.fr/news/Mercato-le-top-100-des-joueurs-les-plus-chers-comment-ca-marche/907628

6. https://www.eurosport.fr/football/classement-des-clubs-les-plus-riches-manchester-united-encore-1er-le-psg-7e_sto6494678/story.shtml

7. Du nom d’un ancien joueur du championnat belge, cet arrêt de la Cour européenne de 1995 a fait lever la clause qui limitait l’alignement de seulement trois joueurs étrangers par club. https://fr.wikipedia.org/wiki/Arrêt_Bosman

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