Affiche Mayotte est comorienne et le restera à jamais.
A la suite d’un mouvement social sur l’île de Mayotte en 2018, la France a remis en cause son sacrosaint droit du sol dans ce département d’outre-mer, et ce, au nom de la lutte contre l’immigration irrégulière en provenance des Comores. Cette mesure s’inscrit dans un long processus engagé par l’Etat central consistant à isoler Mayotte de son environnement régional sans pour autant lui garantir une égalité réelle vis-à-vis de la France métropolitaine. S’appuyant sur une perspective historique de la colonisation française des îles comoriennes, Alexis Thiry entend déconstruire le mythe de l’« invasion migratoire » régulièrement convoqué autant à Mamoudzou qu’à Paris.
« Le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent ». C’est en ces termes que le président français Emmanuel Macron fraîchement élu a voulu décrire les petites embarcations de pêche utilisées par les Comorien·ne·s pour tenter de rejoindre l’île française de Mayotte au péril de leur vie. Outre le caractère douteux de ce trait d’esprit, une telle lecture fait l’impasse sur une histoire multiséculaire d’échanges et de circulation coutumière entre Mayotte et les trois autres îles de l’archipel des Comores situé au nord du canal du Mozambique dans l’océan Indien. Après avoir unifié ces territoires au temps de la colonisation, la France poursuit, depuis l’indépendance des Comores en 1974, une politique consistant à isoler Mayotte, dont elle a conservé la souveraineté au mépris du droit international, de son environnement régional.
Mayotte-Comores : une histoire commune
L’histoire récente des Comores est indissociable de la colonisation française, laquelle débute en 1841, lorsque le sultan Andriantsoly cède sa souveraineté sur Mayotte à la France en échange d’une rente annuelle de 1000 piastres1. Les quatre îles qui composent l’archipel, à savoir Mayotte, Anjouan, Grande Comore et Mohéli, sont alors le théâtre de conflits récurrents entre des « sultans batailleurs ». Tirant profit de cette situation, la France assoit progressivement son emprise, et en 1886, l’ensemble de l’archipel passe sous domination française. Durant la période pré-coloniale, chaque île avait une organisation politique et une histoire distinctes, et ce, malgré une proximité géographique et culturelle2. L’unification administrative de l’archipel ne date que du début du XXème siècle.
D’abord à Mayotte, puis dans les autres îles de l’archipel, la France développe une économie de plantation, centrée sur la canne à sucre, la vanille et les plantes à parfum. Confronté à un manque de main-d’œuvre, le pouvoir colonial favorise alors la circulation des populations insulaires3. De nombreuses révoltes éclatent notamment contre les conditions de travail quasi-esclavagistes au sein des exploitations, mais aussi contre les campagnes de recrutement forcé menées par l’administration4.
Bien qu’en 1946 les Comores soient devenues un territoire d’outre-mer (TOM), bénéficiant d’une semi-autonomie administrative, le mouvement d’émancipation des peuples colonisés atteint l’archipel durant les années soixante avec la création de partis indépendantistes. A l’international, un Comité spécial de l’ONU inscrit en 1972 les Comores sur la liste des territoires auxquels doit s’appliquer la « Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux ».
Suite aux accords du 15 juin 1973 conclus entre Ahmed Abdallah, président du Conseil de gouvernement des Comores, et le gouvernement Messmer, un référendum d’autodétermination est organisé le 22 décembre 1974. Le résultat est sans appel : le oui l’emporte à 95 %. Seule l’île de Mayotte s’y oppose à près de 64 %. La France s’appuiera sur ce particularisme afin de justifier le maintien de sa souveraineté sur l’île malgré la proclamation d’indépendance unilatérale des quatre îles des Comores, formulée par Ahmed Abdallah le 6 juillet 1975.
Dans une vingtaine de résolutions, l’Assemblée générale de l’ONU demandera en vain à la France « de se retirer immédiatement de l’île comorienne de Mayotte »5 ; sa présence étant considérée comme « une violation de l’unité nationale, de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de la république indépendante des Comores »6.
Entre 1975 et 2009, le pays nouvellement indépendant a connu pas moins d’une vingtaine de coups d’État et de tentatives de coups d’État. Derrière cette instabilité chronique, la responsabilité des autorités françaises a souvent été pointée du doigt. L’ancienne puissance coloniale a été accusée d’avoir envoyé aux Comores des mercenaires tels que Bob Denard afin de renverser les gouvernements successifs, d’exacerber l’instabilité politique et de rendre caduque toute revendication territoriale des Comores sur Mayotte7.
La situation actuelle est loin d’être apaisée. Le pays est présidé depuis 2016 par Azali Assoumani, un ancien putschiste qui avait dirigé le pays de 1999 à 2006. Le 30 juillet 2018, un projet de réforme constitutionnelle controversé a été approuvé à plus de 92 %. Le nouveau texte remet en cause le système de présidence tournante entre les îles comoriennes qui avait permis de stabiliser l’archipel. La nouvelle constitution permet au président actuel d’effectuer deux mandats de cinq ans consécutifs. A la suite d’élections présidentielles anticipées organisées le 24 mars 2019, le président sortant a été réélu dès le premier tour au terme d’un scrutin entaché d’irrégularités selon l’opposition8.
La fabrique de l’irrégularité
Après l’indépendance, les Comorien·ne·s ont continué de circuler librement entre les îles pour faire du commerce, rendre visite à leur famille ou se procurer des soins9. Les choses ont commencé à changer en 1995 suite à l’instauration d’un visa d’entrée – communément appelé « visa Balladur » – qui a mis fin à la libre circulation des personnes dans la région. Les ressortissant·e·s comorien·ne·s dépourvu·e·s d’un visa mais souhaitant quand même se rendre à Mayotte sont alors contraint·e·s de s’exposer à un ensemble de risques liés à la traversée. Loin des drames de la Méditerranée, il est estimé qu’entre 7’000 et 20’000 personnes tentant de rejoindre Mayotte seraient mortes en mer depuis l’instauration du visa10.
A la frontière géographique et administrative s’est également ajoutée une frontière policière. La surveillance exercée par la Police aux frontières (PAF) n’a eu de cesse d’être renforcée au fil des années afin d’augmenter les interceptions en mer et les reconduites à la frontière11. Le nombre d’expulsions vers les Comores est passé de 6’000 en 2005 à environ 15’000 en 2018. Malgré les expulsions, près d’une personne sur deux résidant à Mayotte est de nationalité étrangère et 95 % de ces étranger·e·s sont comorien·ne·s12. La moitié d’entre elles·eux dispose d’un titre de séjour, tandis que l’autre est dans l’attente d’une régularisation. Ces dernier·e·s sont principalement employé·e·s, sans être déclaré·e·s, dans le bâtiment, l’agriculture, la pêche mais aussi les garages et la restauration13.
Mise en place d’un régime dérogatoire de la nationalité
Selon une étude de l’INSERM, l’immigration comorienne vers Mayotte est principalement économique14 ; le PIB par habitant·e à Mayotte est dix fois supérieur à celui des Comores15. A celle-ci s’ajoute une immigration familiale, étudiante, médicale et politique. Comme souvent, les motifs de départ sont aussi complexes que multiples, chacun·e ayant ses propres raisons de faire la traversée. Néanmoins, de nombreuses personnalités politiques nationales comme locales, à l’instar du député Mansour Kamardine, mettent en avant une « pression migratoire » qui se manifesterait par un nombre élevé de femmes enceintes qui chercheraient à gagner Mayotte pour y accoucher afin de permettre à leurs enfants d’accéder à la nationalité française16.
Ce constat a incité la France à instaurer un régime dérogatoire d’accès à la nationalité pour les enfants né·e·s à Mayotte au nom de la « lutte contre l’immigration clandestine ». Lors du vote du projet de loi « pour une immigration maîtrisée et un droit d’asile effectif » le 26 juillet 2018, les député·e·s français·es ont accepté un amendement introduit par le sénateur mahorais Thani Mohamed Soilihi (La République en marche). Celui-ci exige pour les enfants né·e·s à Mayotte que l’un·e de leurs parents ait, au jour de la naissance, été présent·e de manière régulière sur le territoire national depuis plus de trois mois.
Cette disposition a été fermement critiquée par l’opposition de gauche, plusieurs organisations de la société civile et par le Défenseur des droits17. Ce dernier a souligné l’absence de liens évidents entre la mesure en question et l’objet même de la loi, de sorte que la dérogation au droit commun de la nationalité constituerait une atteinte injustifiée aux principes d’indivisibilité de la République et d’égalité devant la loi18. Il a par ailleurs rappelé que la seule naissance en France ne permet pas d’acquérir la nationalité française, mais qu’elle est subordonnée à des conditions déjà restrictives relatives à l’âge et à la durée de résidence19. Ces arguments n’ont pourtant pas convaincu le Conseil constitutionnel qui a validé ce régime dérogatoire en septembre 2018 en invoquant des « caractéristiques et contraintes particulières »20.
Une citoyenneté à part entière, ou entièrement à part ?
L’enterrement du droit du sol à Mayotte fait suite à un mouvement social qui a secoué l’île au début de l’année 2018. Confronté·e·s à une saturation des services publics, notamment des écoles et du secteur hospitalier, les manifestant·e·s mahorai·e·s demandèrent un engagement plus grand de la France. En marge de la contestation ont eu lieu des opérations punitives dites de « décasage » contre les étranger·e·s, quel que soit leur statut, ces dernier·e·s étant accusé·e·s d’être responsables d’une augmentation de l’insécurité. Paradoxalement, selon les chiffres fournis début février 2018 par le procureur de la République de Mayotte, en 2017, la délinquance dans l’île avait baissé de 9 %21.
Bien que Mayotte soit devenue, en 2009, le 101ème département français à la suite d’un référendum approuvé par 95 % des suffrages exprimés, le chemin à parcourir entre l’égalité formelle et l’égalité réelle avec la métropole est encore long. L’île subit toujours un régime d’« infra-droit » social et économique hérité de la colonisation. D’après l’INSEE, 84 % de la population vit sous le seuil de pauvreté métropolitain22, le Revenu de solidarité active (RSA) est deux fois moins élevé qu’en métropole alors que le coût de la vie y est plus élevé. Malgré ces écarts, Mayotte est le département où l’Etat investit deux à trois fois moins dans la santé et l’éducation23.
Faute de répondre à ces difficultés socioéconomiques, l’Etat français s’entête à mener une politique de lutte contre l’immigration irrégulière. Le mythe de l’invasion régulièrement convoqué par l’administration locale et nationale permet de justifier le bien fondé d’une frontière, aussi artificielle soit-elle, entre Mayotte et le reste de l’archipel.
Loin de demander l’indépendance, les Mahorai·e·s aspirent à être considéré·e·s comme des citoyen·ne·s français·e·s à part entière, plutôt qu’entièrement à part, pour paraphraser Aimé Césaire. Cet impératif d’équité avec l’Hexagone ne saurait pourtant aller de pair avec l’exclusion d’une population qui n’a d’étrangère que le nom.
Références :
1. Unité monétaire en vigueur dans les établissements coloniaux. Le montant de 1’000 piastres, soit 5’000 francs de l’époque, correspondait au revenu d’un commandant de poste colonial pendant six mois.
2. Sophie Blanchy, Mayotte: « Française à Tout Prix » Ethnologie Française, vol. 32, no. 4, 2002, pp. 677–687.
3 Luc Legeard, L’immigration clandestine à Mayotte, Outre-Terre, vol. 33-34, no. 3, 2012, pp. 635-649.
4. Jacques Chastaing, Mayotte, une longue histoire entre coups d’Etat, révoltes et grèves, Mediapart, https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/130318/mayotte-une-longue-histoire-entre-coups-d-etat-revoltes-et-greves (consulté le 15 février 2019).
5. Assemblée générale des Nations Unies, Question de l’île comorienne de Mayotte, adoptée le 21 octobre 1976, A/RES/31/4, § 6.
6. Ibid, § 3.
7. Conseil des droits de l’homme, Rapport du Groupe de travail sur l’utilisation de mercenaires comme moyen de violer les droits de l’homme et d’empêcher l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Mission au Comores (7 au 16 mai 2014), 4 août 2014, A/HRC/27/50/Add.1, § 22.
8. Le Courrier, Manifestations réprimées aux Comores, 25 mars 2019, https://lecourrier.ch/2019/03/25/manifestations-reprimees-aux-comores/ (consulté le 5 avril 2019).
9. Ghalia Kadiri, Comment le « visa Balladur » a fragilisé l’équilibre comorien, Le Monde, 3 mai 2018, https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/05/03/comment-le-visa-balladur-a-fragilise-l-equilibre-comorien_5293746_3212.html (consulté le 28 février 2019).
10. La Cimade, Quelques éléments d’analyse sur le Visa Balladur, 17 octobre 2017, https://www.lacimade.org/quelques-elements-danalyse-visa-balladur/ (consulté le 22 février 2019).
11. Luc Legeard, L’immigration clandestine à Mayotte, Outre-Terre, vol. 33-34, no. 3, 2012, pp. 635-649.
12. Sophie Florence, Jacques Lebas, Sophie Lesieur, Pierre Chauvin, Santé et migration à Mayotte, Institut national de la santé et de la recherche médicale, Rapport final à l’Agence française de développement (AFD), 30 avril 2008.
13. Legeard, op.cit., p. 639.
14. Ibid.
15. Abdelhak El Idrissi, La situation à Mayotte est liée à la politique diplomatique de la France, 13 mars 2018, France culture, https://www.franceculture.fr/geopolitique/la-situation-a-mayotte-est-liee-a-la-politique-diplomatique-de-la-france (consulté le 2 mars 2019).
16. Pierre Caminade, Comores-Mayotte : une histoire néocoloniales, Agone, Edition actualisée 2010, p. 90.
17. Institution indépendante de l’État, créée en 2011 et actuellement dirigée par Jacques Toubon. Elle a pour mission de défendre les personnes dont les droits ne sont pas respectés et de permettre l’égalité de tous et toutes dans l’accès aux droits. Plus d’informations sur : www.defenseurdesdroits.fr.
18. Défenseur des droits, Le Défenseur des droits s’inquiète de l’instauration d’un régime dérogatoire d’accès à la nationalité pour les enfants nés à Mayotte, 26 juillet 2018, https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/communique-de-presse/2018/07/le-defenseur-des-droits-sinquiete-de-linstauration-dun-regime (consulté le 1er mars 2019).
19. Ibid.
20. Conseil constitutionnel, Décision n° 2018-770 DC du 6 septembre 2018.
21. David Ponchelet, Démographie, immigration, délinquance : les chiffres-clés pour comprendre la crise à Mayotte [DATA], France Info outre-mer, https://la1ere.francetvinfo.fr/demographie-immigration-delinquance-chiffres-cles-comprendre-crise-mayotte-data-567367.html (consulté le 2 mars 2019).
22. Institut national de la statistique et des études économiques, Synthèse démographique, sociale et économique, mars 2018.
23. La Cimade, Mayotte : quelques vérités utiles à rappeler, 14 mars 2018, https://www.lacimade.org/presse/mayotte-quelques-verites-utiles-a-rappeler/ (consulté le 2 mars 2019).
9 Bien que tres anciens, les liens qui unissent les peuples malgaches et comoriens 16 restent faiblement documentes jusqu’a l’epoque…