Migrations Le 15 août 2016

Repenser notre rapport aux migrants

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Repenser notre rapport aux migrants

Pieds d’un migrant qui a marché du Pakistan à la Grèce © Photo Gabriel Tizon

Les migrants nous font peur.

Pourquoi ? Car, par leur simple présence sur notre sol, ils semblent menacer à la fois ce que nous sommes et ce que nous avons. Venus d’un Ailleurs par nature hostile, ils mettent en péril nos valeurs, nos coutumes, nos modes de vie. Dans leurs bagages, seules régression et désolation. Ils nous obligent, au surplus, à partager avec eux les fruits chèrement cultivés de notre prospérité ; notre qualité de vie se réduisant ainsi comme peau de chagrin au bénéfice de la leur. En peu de mots, leur altérité dilue notre identité, leur misère entame nos richesses matérielles.

À les regarder s’entasser aux portes de nos forteresses jalousement gardées, comment en effet ne pas se soucier de l’avenir de nos sociétés, si d’aventure ils venaient à y accéder ? Nul besoin de pousser trop loin notre imagination. Nombreux sont déjà les exemples de ces pourfendeurs de la sédentarité qui ont eu l’outrecuidance de passer les mailles du filet. Errant sur les longueurs de nos rues bien proprettes, défigurant nos espaces publics, ils sont là au vu et au su de tous. Si inamicaux, si sales. Nous ne voulons pas les voir, nous tournons la tête. Ces malpropres sont obscènes jusque dans leur dénuement ! Gare aux malheureux qui s’en approcheraient de trop près ! La disgrâce, c’est contagieux, paraît-il.

Et pourtant. La différence entre cet Autre abject et nous tient à peu de chose : la chance d’être né au bon endroit, au bon moment. Celle d’avoir vu le jour sur les rives paisibles du Léman, et non point sous les bombes, les tirs ou les machettes, à Bagdad, Sarajevo ou Kigali. Celle de ne jamais s’être demandé si derrière le crépuscule viendra la prochaine aurore. Celle de considérer les besoins de base comme des acquis et pouvoir se concentrer sur les projets de vie. Si nous n’avions pas joui de ces privilèges de naissance, ne chercherions-nous pas, nous aussi, meilleure fortune ailleurs ? Ce questionnement est essentiel. Et il convient de le garder à l’esprit. Peut-être permettrait-il en effet d’humaniser quelque peu le regard que nous portons sur les migrants… ou du moins de comprendre le fondement de la démarche migratoire.

La mobilité humaine nous est constamment présentée comme un problème, une anomalie, une déviance par rapport à la norme du « chacun chez soi ». En réalité, de tout temps et en tout lieu, les flux migratoires ont non seulement existé, mais ils n’ont cessé d’enrichir les sociétés d’accueil1. Il serait en ce sens illusoire de penser que la Suisse – ou d’ailleurs tout autre pays – s’est bâtie à la seule force de ses nationaux, ses citoyens de « souche pure », à l’abri des nuisances extérieures. Cette représentation mythique ne résiste guère à l’épreuve factuelle. Si notre chère Helvétie brille aujourd’hui d’un favorable éclat, c’est précisément aussi parce qu’elle a su fleurir au contact des étrangers. Ces derniers apportent d’innombrables contributions à notre édifice commun, au premier rang desquelles figurent leur main-d’œuvre et savoir-faire, bien sûr, mais aussi leurs idées, leur patrimoine culturel et la pluralité de perspectives qu’ils nous offrent sur le monde.

Et puis, à bien y réfléchir, que signifie le « chacun chez soi » ? Les frontières étatiques qui lui donnent corps aujourd’hui sont des constructions largement artificielles, héritières de trajectoires historiques faites de hasard, de relations de pouvoir et d’arbitraire. En d’autres termes, il n’est aucunement « naturel » que la mobilité humaine à l’échelle globale soit restreinte par des lignes de démarcation. Sous prétexte qu’il s’agirait du moyen le plus « rationnel » d’organiser notre présence sur terre, l’Homme en a décidé ainsi2. Soit. Mais alors pourquoi un Européen peut-il se déplacer librement aux quatre coins de la planète, alors qu’un Africain, sauf à être richissime, sera confiné à un espace limité ? Encore une question cardinale sur le plan éthique, dont la prise en considération aurait, peut-être, le mérite de déstabiliser nos schémas de pensée défensifs à l’heure d’appréhender le rapport à l’Autre.

Notre grande erreur, pour emprunter une image au philosophe helvétique Johan Rochel3, c’est d’envisager la Suisse comme un gâteau de taille fixe. Plus il y aurait d’étrangers, moins grande serait la part nous étant destinée. Or, les phénomènes migratoires ne sauraient point répondre à une logique de jeu à somme nulle. Pour le dire autrement : le gâteau grandit à mesure que les intelligences et les compétences se rencontrent4. Comme à Riace, ce petit village déserté de Calabre où, sous l’impulsion d’un maire visionnaire, une véritable renaissance s’est produite grâce à l’apport majeur des réfugiés qui y ont été accueillis5.

Fort de ce constat, et considérant que rien – pas même les plus hauts murs ! – ne peut contenir l’aspiration au mouvement, la voie du repli et du déni est vouée à la faillite. Le bon sens commande alors un changement de paradigme : pourquoi ne pas envisager les migrants en tant qu’opportunité plutôt que de les enfermer sans autre forme de procès dans leur condition de menace ? Mettons fin à cette présomption de culpabilité ! C’est là le moyen le plus sûr d’apporter les bonnes réponses aux multiples questions posées par la mobilité humaine.

La peur doit céder place à la confiance déterminée.

 


Références:

1. Exception faite, évidemment, des entreprises coloniales, où pillages et extractions ont constitué la règle.

2. L’Homme au sens de l’humain, mais aussi du mâle, car les femmes ont historiquement été exclues de la prise de décision. L’État tel que nous le connaissons aujourd’hui est ainsi avant tout une construction politique masculine.

3. ROCHEL, Johan, La Suisse et l’Autre, Genève, Éditions Statkine, 2015.

4. Il pourrait être rétorqué, à raison, que le bien-être global d’une société ne croît pas de manière linéaire avec l’arrivée de migrants. Les capacités d’accueil et les ressources sont par nature finies, et le succès d’une entreprise migratoire repose largement sur les conditions-cadres sous lesquelles les migrants sont intégrés au tissu économique et social. Mais il est certain que dans l’Europe vieillissante et embourgeoisée que nous connaissons aujourd’hui, le potentiel de synergies mutuellement bénéfiques pour les migrants et les sociétés d’accueil est considérable et sous-exploité.

5. « Riace, un village italien qui accueille les immigrés », par l’AFP, 1er juillet 2011.

ALOÏSE, Salvatore, « Dans le sud de l’Italie, un village déserté reprend vie en accueillant des immigrés », in LeMonde.fr, 26 avril 2011.

LE NIR, Anne, « Riace, un modèle d’intégration de migrants dans le sud de l’Italie », in rfi.fr, 2 avril 2016.

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