Société Le 14 novembre 2018

Responsabilité sociale du journaliste : un enjeu démocratique

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Responsabilité sociale du journaliste : un enjeu démocratique

L’Etang du Courrier, là où se fabrique le journal. © Jean-Patrick Di Silvestro

Est-ce le rôle du journaliste de porter la voix des précaires ? Quelle est la part de responsabilité sociale des médias ? Selon Philippe Bach, journaliste au Courrier, la crise de l’industrie des médias et le « journalisme-bashing » sont un danger direct pour notre démocratie, dont le rôle est notamment de protéger les plus défavorisés.

Retrouvez les autres contributions de notre dossier thématique consacré à la précarité ici.


 

Est-ce le rôle du journaliste d’être la voix des précaires ? Au Courrier, la mission d’être la voix des sans-voix est inscrite dans notre charte1. Ce document fondateur mentionne explicitement l’option de défendre les plus pauvres et les plus défavorisés. Bref, le quotidien romand assume son statut de journal humaniste. Nous ne nous cachons pas derrière notre petit doigt.

Mais, au-delà de cette revendication volontariste de valeurs fondamentales, la question est plus large : les journalistes ont-ils une responsabilité sociale ? La question est bien sûr, comme il se doit, complexe et nuancée. Elle a trouvé des réponses variables mais qui renvoient à chaque fois à la même et complexe question : celle du rôle des médias et de l’information dans le bon fonctionnement de la démocratie.

La question est aussi vieille que Rousseau. Le citoyen de Genève se rendait compte que pour bien fonctionner, une démocratie suppose un accès égalitaire à l’information pour que l’opinion puisse se construire en toute liberté. Pour lui, la démocratie n’était donc envisageable qu’au niveau de la cité. Le développement technologique aidant, des inventions comme le télégraphe, le téléphone, voire Internet ont repoussé ces limites. Mais la question demeure vivace, à l’heure de l’hyper-concentration des titres de presse.

 

L’Etang du Courrier, là où se fabrique le journal. © Jean-Patrick Di Silvestro

 

Ce lien entre journalisme et démocratie implique pour les médias une responsabilité sociale. De fait, certaines chartes déontologiques attribuent aux journalistes une mission dépassant les actuels textes cadrant la déontologie professionnelle comme le fait le document de référence suisse, la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes. C’est notamment le cas de la Déclaration de l’Unesco sur les médias qui date de 1983. Cette charte attribue, dans son principe numéro 3, une responsabilité sociale au journaliste2. Elle confie également aux journalistes des missions consistant à lutter pour la paix, contre le colonialisme, contre le racisme, pour la diversité culturelle et plus largement en faveur de la démocratie…

Il est vrai qu’il s’agit d’un texte encore marqué par les horreurs de la guerre – le « plus jamais ça » – mais aussi par la guerre froide. Il s’inscrivait dans le cadre de la promotion du Nouvel ordre mondial de l’information et la communication. Un projet bien oublié, jugé marxisant et donc décrédibilisé, mais qui avait le mérite d’anticiper une série de problèmes qui restent d’actualité. Par exemple la mainmise d’oligarques du béton, de l’armement de la téléphonie ou de l’énergie (l’exemple actuel du Monde avec l’entrée dans son capital d’un milliardaire des gaz de schiste le met en évidence) sur des médias devenus un marché et un outil d’influence dans la guerre économique plus ou moins mondialisée. Relevons aussi le caractère d’actualité de certaines notions comme la diversité culturelle qui revient régulièrement sur le devant. Songeons à la manière dont l’extrême droite suisse (et pas qu’elle) parvient à instrumentaliser la peur de l’islam.

La crise de l’industrie des médias – et le phénomène de concentration qui en résulte – aggrave ces tendances malsaines. Chaque fusion, acquisition ou fermeture de titres voit un cœur de pleureuses déplorer ce rétrécissement de l’espace de débat démocratique. Sans que rien ne change. Ou presque.

Le deuxième phénomène qui se manifeste, en positif celui-là, est que nos sociétés sont soumises à un degré accru à un devoir de transparence. L’entre soi de la caste politique n’est plus compris par les citoyens. On peut y voir sur le court terme une crise et une délégitimation du politique. Mais sur le long terme, cela est aussi porteur de transparence démocratique. En ce sens, la mission dévolue au journaliste de porter la plume là où cela fait mal reste un attribut revendiqué. Un rôle de transparence, de dévoilement.

Cela fait que les journalistes sont souvent accusés de militance larvée, de partis pris gauchisants ou de manipulations partisanes. Songeons à l’affaire de Pierre Maudet, embourbé dans son affaire de voyage tous frais payés à Abu Dhabi. Elle donne lieu à un journalistes-bashing de la part des partisans du l’ex-wonder boy libéral-radical (qui ont même réussi à faire mettre sur la touche une enquêtrice de la RTS jugée trop intrusive !)

Ce n’est pas un hasard. C’est bien un rétrécissement de l’espace démocratique auquel nous assistons. Trop souvent réduit à un simple loft électoral, la démocratie est pourtant aussi un certain nombre de règles de droit censées protéger le faible contre le fort. Sinon, 51% d’une population pourrait réduire les 49% en esclavage. Ces enjeux sont aussi ceux de la votation dite sur l’autodétermination lancée par l’extrême droite sur laquelle nous voterons le 25 novembre prochain. Le but n’est nullement la souveraineté suisse mais bien le démantèlement de normes protégeant le faible contre le fort.

Trop souvent réduit à un simple loft électoral, la démocratie est pourtant aussi un certain nombre de règles de droit censées protéger le faible contre le fort.

Ceux qui portent cette critique de médias partisans sont précisément ceux qui s’accommodent de ce recul de la chose publique. Soit parce qu’ils ont pour souci de reprendre à leur compte – en espérant des espèces sonnantes et trébuchantes – des missions auparavant socialisées. Soit par nostalgie antidémocratique de valeurs relevant parfois de l’ancien régime.

Dans tous les cas, cela se fera au détriment des plus défavorisés. Soit parce qu’on leur fait payer les cadeaux fiscaux accordés aux nantis, soit par baisses de prestations qui devraient être universelles. Les sacrifices demandés aux jeunes – par exemple via des taxes universitaires qui prennent l’ascenseur ou en excluant certaines catégories des aides sociales – en sont une autre illustration. Ou encore les tendances à rebours du bon sens consistant à rallonger la durée de travail – les maçons sont priés de bosser jusqu’à 12 heures par jour, l’âge de la retraite est sans cesse remis en question. On assiste au retour d’un darwinisme social et économique.

Pour prévenir ce danger-là, on n’en fait pas assez, contrairement à ce qui est reproché aux « fouille-merde », « merdias » et autres « journalopes ». La défense des plus faibles a donc aussi – au-delà de la morale élémentaire – un souci presque égoïste : toutes et tous sont concerné.e.s. Méfions-nous de ceux qui critiquent cette mission : ils ont dans le collimateur des libertés qui sont collectives et bénéficiant à toutes et à tous. Celui qui vilipende les revenus modestes est souvent le même qui détruit la légitimité démocratique du rôle de la presse. Il doit être vu pour ce qu’il est : un danger pour la démocratie ; un ennemi et non un adversaire.

 

 


Références:

1. www.lecourrier.ch/charte-redactionnelle/

2. Notamment en prévoyant que l’information « est comprise comme un bien social et non comme un simple produit. Cela signifie que le journaliste partage la responsabilité de l’information transmise. Il est donc responsable, non seulement envers ceux qui dominent les médias mais, en dernière analyse, envers le grand public. La diversité des intérêts sociaux é tant prise en compte. La responsabilité sociale du journaliste requiert qu’il agisse en toutes circonstance en conformité avec sa propre conscience éthique. »

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