Safi Martin Yé est une comédienne au CV déjà bien fourni depuis sa sortie de l’école de théâtre Serge Martin à Genève en 2010. Issue d’un milieu artistique et musical, elle baigne depuis son enfance dans la danse, le chant et la créativité. Fascinée par le langage corporel et la gestuelle, notamment dans l’art comique, c’est tout naturellement qu’elle monte sa compagnie Orange Sauvage afin de librement réaliser ses projets uniques et novateurs. Entretien avec la figure la plus pétillante de la scène théâtrale romande.
Tu as monté ta compagnie de théâtre « Orange Sauvage1 » en 2015 et ton premier spectacle « Oasis », bien reçu par le public et la critique, a été créé dans la foulée. Quel a été le processus de réflexion et de création d’un spectacle d’humour mettant en scène une femme comédienne noire ?
Safi Martin Yé: À la sortie de mon école [de théâtre] en 2010, j’avais l’idée en tête, mais pas encore le déclic. Je n’avais ni le sujet, ni le projet précis, ni la maturité pour le lancer seule. À cette période, j’étais très proche de mon amie et collègue Marjorie Guillot, qui était dans la même volée que moi. Nous partagions des moments de rires, d’échanges, et de délires assez privilégiés. Elle n’arrêtait pas de me répéter – elle parmi d’autres – que je devrais faire un solo.
Un soir, autour d’une bouteille de rouge, en roue libre sur nos déboires, elle me regarde et me dit : « c’est bon, nous avons le sujet, la semaine prochaine tu viens à la maison et nous démarrons l’écriture » ! C’était un thème tout à fait commun : les histoires d’amour et les ruptures qui peuvent en résulter. J’aime souvent dire que c’est Marjorie qui a appuyé sur le bouton « start » ; elle a été le déclencheur de toutes les pensées présentes dans mon esprit, mais loin d’être matérialisées.
Un spectacle, comme « Oasis », aurait-il pu se faire sans le lancement de ta propre compagnie ?
SMY: En Suisse romande, afin d’obtenir des fonds pour une création, tu dois être considéré comme un artiste professionnel, faire des démarches pour récolter des subventions, et donc passer par une compagnie officielle. J’aurais pu créer le solo« Oasis » sous la compagnie de Marjorie, ou tout autre metteur en scène. À partir du moment où tu approches des personnes que tu apprécies pour un projet, et qui t’apprécient en retour, les bases du travail sont déjà posées.
Si je n’avais pas monté ma propre compagnie, la question pour « Oasis » aurait plutôt été de savoir si untel ou untelle se projette de me mettre en scène dans un style humoristique. Je ne pense pas qu’il y ait des barrières par rapport à ma couleur de peau ou au personnage en soi. La difficulté réside dans les compétences requises pour travailler autour de l’humour, et pouvoir m’accompagner au mieux durant tout le processus. Le comique est un style loin d’être évident. Et en Suisse, nous ne sommes pas connus pour notre sens de l’humour décapant.
Je ne pense pas que l’humour ait de couleur ; il est davantage culturel, générationnel ou individuel. Bien sûr, il existe des inside jokes : ces éléments qui se retrouvent de manière plus prépondérante dans certaines communautés au sens large du terme, mais c’est surtout la qualité de l’écriture et de l’interprète qui font la différence. C’était l’occasion pour moi de monter ma propre compagnie et défendre mes projets.
C’est intéressant que tu recadres la conversation sur la nature du spectacle plutôt que sur les traits du personnage en soi. Lors de la création de « Oasis », t’es-tu dit qu’il serait possible que le spectacle n’intéresse que les personnes qui te ressemblent ou, du fait de l’universalité de l’amour, que toutes les femmes puissent se retrouver en Sophia Blues ?
SMY: Il y a un peu des deux. En premier lieu, c’est l’histoire d’une femme, et non pas d’une femme noire. Je voulais que ce soit intergénérationnel, interculturel, que cela puisse toucher tout le monde ; les femmes, mais les hommes aussi d’ailleurs. Ce qui m’importait était de travailler sur un spectacle qui tienne la route et qui donne envie.
En deuxième lieu, évidemment, il y a le fait d’être une femme métisse – considérée comme noire en Suisse – seule sur scène. En choisissant d’empoigner un style humoristique, sachant que peu de femmes, et encore moins de femmes noires, travaillent le comique en solo, je me rendais bien compte qu’il y avait un acte engagé, dans le simple fait de monter sur le plateau avec ma création.
Je me souviens qu’étant petite, je n’avais pas ou très peu de références ici en Suisse. Aujourd’hui, je me réjouis à l’idée de me dire que je participe à cela.
Aujourd’hui, tu lances ton nouveau spectacle « Je brûle de Joséphine ». Tu écris comme point de départ : « tu me fais penser à Joséphine Baker, il y a dix ans, j’ai entendu cette phrase pour la première fois, de plus en plus souvent, au sortir de scène comme à la vie. Cette phrase est devenue un sujet, puis le sujet une évidence : je brûle de Joséphine ». Peux-tu nous en dire un peu plus ?
SMY: Il s’agit de petites touches éclatées sur dix ans. Des poussières d’étoiles, un mélange de souvenirs, de remarques, de phrases et de propositions que j’ai amassés et rassemblés sur la durée. Au fur et à mesure des années, ces petites phrases ont commencé à prendre forme, et me voilà aujourd’hui avec ce projet devenu concret.
Cette comparaison fréquente avec Joséphine Baker a-t-elle pu te déplaire ?
SMY: En général, les comparaisons peuvent parfois m’agacer, car elles tournent rapidement autour des mêmes choses : « tiens, tu ressembles à Whoopi Goldberg, Beyoncé, Rihanna » ! La diversité des références n’est pas très large (rires).
Ma mère me parlait de Joséphine Baker depuis longtemps. Elle m’a fortement encouragée à me lancer seule, tout en me préparant aux difficultés liées notamment au fait que je sois une femme métisse. Elle m’a souvent répété que je devrais faire mes propres projets afin de pouvoir me créer les rôles que l’on ne m’offrirait pas, et aller au bout de mes aspirations personnelles.
Aujourd’hui, je suis touchée lorsqu’on me dit que je ressemble à Joséphine [Baker], touchée aussi par les conseils qu’on ait pu me donner. J’ai la sensation d’avoir été mieux préparée à cette vie artistique mouvementée. J’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont coachée. Ce que je livre dans « Je brûle de Joséphine », je réalise que personne d’autre n’aurait pu me l’écrire.
J’entre en vibration avec elle, son histoire, et son énergie. Avec ce qu’elle a apporté, ce qu’elle a transmis, mais aussi ce qu’elle a pu subir en tant que femme noire dans les années 1920. C’est la première icône noire, c’est très puissant. Nous sommes en 2020, et que s’est-il passé depuis ? Qu’est-ce que j’ai à dire vis-à-vis de son histoire aujourd’hui ?
Quelles ont été les étapes de la création de ce spectacle ?
SMY: En premier lieu, il y a l’élaboration du projet. Avec l’aide de la metteuse en scène et dramaturge, Catherine Favre2, j’ai rédigé le dossier en réunissant en parallèle l’équipe avec laquelle je souhaitais travailler. Je suis allée ensuite soumettre mon projet à des théâtres. Tout cela se fait avant que le spectacle ne soit écrit. Puis il y a la recherche de fonds.
Nous nous sommes donc demandé avec Catherine, si nous devions porter à la scène, la vie documentée de Joséphine Baker. Devais-je me glisser dans sa peau ? Au fur et à mesure du processus, j’ai réalisé que faire du théâtre-documentaire ne m’intéressait pas mais ce qui m’interpellait, c’était de pouvoir tirer des parallèles entre nos deux existences. Nous sommes donc parties sur une création de plateau.
Tu t’es également entourée d’une sociologue. Qu’est-ce qui t’a poussée à collaborer avec elle sur ce spectacle ? Qu’est-ce que son regard d’experte t’apporte ?
SMY: J’ai rencontré Mélanie Evely Pétrémont en 2017. Elle souhaitait faire un entretien autour de mon premier solo; le processus de création, l’impact qu’il avait eu, et mon parcours de comédienne en Suisse en tant que femme noire. Au fil de nos échanges, le courant est bien passé et nous avons naturellement eu envie de travailler ensemble. Je lui ai proposé d’être consultante sur mon nouveau projet, et elle m’a également demandé si elle pouvait élaborer une partie de sa thèse autour du spectacle. C’est un peu ma bibliothèque vivante (rires). Elle a participé à toutes les étapes de la création, et c’est très nourrissant de l’avoir à mes côtés.
Lorsque tu écris dans ta présentation du spectacle : « j’ai envie d’aller puiser dans mon intérieur pour raconter mon besoin de retrouver l’insouciance de l’enfance et l’euphorie du jeu », je me suis demandé s’il s’agissait d’un aveu de difficulté ou d’impossibilité de jouer librement, dans l’humour ou pas, pour une femme comédienne noire.
SMY: Je suis quelqu’un d’assez nostalgique. Je repense souvent à mes souvenirs d’enfance, à cette candeur, cette liberté. L’époque où on pouvait sauter dans les flaques en culottes. Cela serait assez compliqué de le faire maintenant (rires). Il y a cette forme de légèreté, d’insouciance, de folie qu’on a enfant, et qui semble s’éloigner violemment avec le temps. J’ai eu une enfance assez belle, j’étais rigolote et malicieuse.
Tu l’es toujours…
SMY: Oui, mais en pensant à certaines choses que j’ai pu traverser, j’ai une sensation de perte. Il y a eu des instants où je me suis dit que la légèreté était définitivement partie, je me suis demandé si c’était cela être adulte. J’ai écrit pas mal de textes ces deux dernières années, où je parle de ce besoin de retrouver la fougue et l’insouciance.
Ce spectacle est aussi la quête d’une certaine liberté que j’associe à l’enfance, mon enfance. Quand j’ai commencé à me renseigner, à écouter, à voir bouger et danser Joséphine Baker, j’ai retrouvé ces sensations. Comme les gosses, elle joue avec son corps, elle danse, elle gesticule follement, elle grimace, elle dérange, et fait ce que bon lui semble. Elle était libre ! Et c’est beau.
Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour le spectacle ?
SMY: Splendeur, résistance et liberté ! Ce sont les trois mots d’ordre qui sont les moteurs du spectacle.
2. Catherine Favre m’a aidée à penser toute la création. Elle a également fait partie de ma volée de théâtre. En sortant de notre école, nous avons collaboré avec – entre autres Marjorie Guillot – sur notre premier spectacle « Boudoir & Tête de cheval ». Catherine a monté la compagnie « Matikalo », elle fait des créations pour le jeune public. Elle est également autrice et comédienne.
J ai fait mes premiers pas de danse africaine avec Isabelle Martin, dont un stage à La vallée de Joux…