En guise de conclusion à ce dossier, pour rappeler que les questions de genre ne se limitent pas à la Semaine de l’égalité, Saphire1 nous propose un texte dénonciateur. De la société qui constitue son écrin. De celles et ceux qui, sous couvert de bien-pensance, ouvrent leurs yeux sur la réalité des queer trans* de couleur mais les referment aussitôt. Des espaces d’expression artistique qui, eux aussi, finissent par devenir oppressants. Saphire identifie très précisément les discriminations et privilèges découlant de sa condition. Avec force et naturel, cette contribution nous parle d’un quotidien meurtri par les normes.
« Je voudrais être blanche, pour moi quel bonheur, si mes seins et mes hanches, changent de couleur2 » disait déjà Joséphine Baker dans les années 1930. Personnellement je me suis débarrassé.e de mes seins il y a quelques mois, je ne suis plus enfermé.e dans ce rôle pacificateur de la femme, je ne suis plus la femme exotisée à coloniser, à prendre contre son gré ; mais je suis aussi hors d’un corps qui me protégeait de la violence du racisme. Ce qui était le plus difficile quand j’étais compris.e comme « femme », c’était en réalité de ne pas en être une. J’ai été violenté.e par des femmes et des hommes, proches ou non, qui se sentaient investi.e.s de la mission de me « remettre dans le rang ». Aujourd’hui, socialement je suis compris.e comme un homme racisé, métissé ou arabe, clair de peau, mince, beau et pas en situation de handicap3. De mon côté, je me comprends comme une personne non-binaire, Noire4, claire, mince, de classe moyenne, universitaire, et n’étant pas en situation de handicap. Et je vis chaque jour les discriminations et les privilèges associés à mon identité telle qu’elle est comprise socialement. Et je suis ce que les personnes appellent « un artiste ». Et ici, je vais vous raconter ce que ça implique5.
Tokenisme6 et délire de la souffrance
Je ne me suis jamais senti.e aussi « disposable » que depuis que je vis ma vie d’artiste QPOC – queer person of color – jamais autant « à la mode7 ». Je suis tellement à la mode qu’on m’a proposé des centaines de gigs8, de performances, des articles… non payés ou mal payés ! (« Est-ce que tu pourrais venir parler devant 150 étudiants dans deux semaines ? » ; « Tu peux apparaître dans mon documentaire ? » ; « Tu as un moment pour une question pour une copine ? »…). Tellement que j’ai dû quitter les réseaux pour faire le point.9
Le milieu culturel, qui m’est familier puisqu’il correspond à l’environnement et à la classe sociale dans lesquels j’ai grandi (cours de solfège, de violon, de théâtre…), est pour moi l’un des milieux les plus violents psychiquement, parce que les personnes blanches/racisantes de classe moyenne supérieure et les personnes riches qui le peuplent pensent être « ouvertes », « color blind10 » et autres constructions du type « je n’ai rien à me reprocher car je ne pollue pas », « je vais à des festivals de [insérer musique noire pas encore complètement appropriée ici] » et « j’ai un ami réfugié ». Dans ce milieu, on me demande du gore, de la souffrance alors même que j’essaie de healer11. On veut entendre que c’est dur d’être trans, pas hétéro, Noir.e… et – à cause de cette société de merde – par conséquent constamment discriminé.e, sans domicile fixe et pas employable. Et vu que raconter des choses si dramatiques ça correspond à faire de « l’art de pauvre », on ne me propose presque rien. Comme si, m’« offrir » de me raconter, c’était déjà un cadeau qu’on me faisait. Le Festival des minorités, la Semaine de l’Egalité, la Foire à la diversité. On m’appelle. On me montre. Et puis on me range: on a trouvé un réfugié pour la prochaine fois. Et puis ensuite les institutions tournent une année avec les mêmes ancien.ne.s étudiant.e.s d’écoles d’art, celleux qui vont lire quelque chose sur du rien ou sur les souffrances de quelqu’un d’autre qui ne recevra rien en retour. Et bravo. Et brava. Et quelle empathie et bla bla bla. Et à la fin, qui me propose une chambre, ou un salaire décent ? Toujours les mêmes. Celleux qu’il n’y a pas besoin de convaincre que d’être racisé.e trans ou non-binaire, ça a des effets réels sur nos (sur)vies.
Alors comment je fais pour réussir malgré tout – malgré l’hypervisibilité, le tokenisme et le porn de la souffrance – afin d’agir pour mes communautés en tant qu’acteur culturel ? D’abord, je parle et écris en quatre langues. Alors on me contacte souvent pour des gigs dans les quatre coins de la Suisse, parce que voilà il n’y a pas tou.te.s les Genevois.es qui peuvent faire 40 minutes de show en allemand. Ensuite, parce que je suis bon.ne dans ce que je fais. J’ai des années d’expérience. J’écris cet article d’une traite entre 7h20 et 7h40, sans relecture, la cuisse collée contre le corps tiède de ma partenaire, dans notre lit 90x190cm, dans notre micro chambre 190x230cm, dans le quartier des Délices. Donc je suis entraîné.e et j’ai de l’énergie – grâce notamment au fait que j’évite le plus possible les triggers12 et les situations oppressives13. Enfin, parce que comme je l’ai dit avant, il y a des gentes qui malgré tout sont correctes, d’autres qui aiment vraiment ce que je fais et pour qui je le fais, sans égard à mon identité ; et pourtant conscient.e.s de ce qu’elle implique, de pourquoi il faut s’assurer que mon salaire soit plus que décent14, de pourquoi il faut que mon environnement soit safe avant, pendant et après une performance ou une lecture, et de ce que ça apporte de contribuer à la visibilité positive d’une personne comme moi.
Fétichisation vs libération
Il m’a été donné de comprendre que mon accès au milieu culturel est un mélange entre mon travail, ma fétichisation, ma résilience, mon don et mes privilèges (avoir eu accès à l’apprentissage des langues, avoir étudié et pouvoir donc rendre des dossiers, être considéré comme « beau » selon les canons actuels, ne pas être en situation de handicap, être clair de peau, être vu comme LGBTIQ avant d’être vu comme racisé.e, avoir été privilégié.e socialement pendant mon enfance). Et ces privilèges sont parfois à double tranchant. Je vous ai déjà dit qu’être LGBTIQ contenait son lot de bénéfices et de restrictions. Le fait d’être Noir.e ET clair.e de peau aussi. Par exemple, il y a déjà eu trois articles15 où on me fait passer pour blanc (aucunes références à mes œuvres qui traitent du sujet, lumière illuminant mon visage et image réduite, légende mentionnant « le Genevois… »16) et deux articles où l’on me fait disparaître (comme c’est souvent le cas pour les personnes noires17). L’un était par ailleurs en ligne et mon metteur en scène zurichois était extrêmement choqué, si bien que je suis réapparu.e deux heures plus tard. Sinon, on me fait remporter des concours (de spoken word, devant 300-500 personnes) à égalité avec un homme cis blanc ou une femme cis blanche alors que nombre de signes tendaient à prouver que je méritais cette place seul.e (le dernier concurrent m’a demandé pardon en backstage, p.ex.18). Bref, à la fin, un journal appartenant à Blocher a publié un article, littéralement coupé en cinq. Un cinquième sur l’événement. Trois cinquièmes sur le mec cis blanc et un cinquième sur moi, de la lumière plein la face. Je ne sais pas comment iels ont fait pour même réduire le volume de mes lèvres. Et selon l’article, « cet artiste romand parlait des personnes différentes », et non de mon identité trans, ni du scandale des images coloniales sur le packaging de chocolateries suisses-allemandes. Bref, autant les personnes plus discriminées que moi ne vont même pas arriver jusqu’au concours, ou jusqu’en finale – elles sont donc invisibilisées –, autant je suis « palatable »19 et on peut se permettre d’invisibiliser les parties de mon identité qui ne sont pas les bienvenues20. J’ai cessé les concours après cet événement.
Les limites que je rencontre sont donc liées au refus ou à l’impossibilité pour les personnes qui organisent des événements ou qui les financent, qui gèrent telle ou telle institution, de voir les personnes qui ne sont pas des hommes cis blancs comme des personnes à part entière. Le blanc est neutre. L’homme cis racisant est neutre et le reste se définit par rapport à lui. Il a colonisé tout son environnement. Et, trop souvent, les personnes hors de cette « neutralité » ne sont pas écoutées et sont invisibilisées. Il21 parle pour elles et s’imagine ce qu’elles ressentent ou ne ressentent pas. Alors, quand elles sont invitées à s’exprimer, on ne leur propose pas de paye, tant elles devraient être heureuses de pouvoir s’exprimer.
À cela j’oppose ma manière de voir le monde et d’exister au monde qui est hors du temps colonisé, de la fiction du genre et de la race. Et je crois pouvoir dire que grâce à cet état d’esprit, consolidé par des personnes alliées qui me ressemblent, l’ère de la survie se termine pour laisser place à celle de la vie. Reste à voir ce que les tricks22 de survie dans l’hétéro-patriarcat suprémaciste blanc me permettront d’atteindre dans le milieu culturel – afin de pouvoir ensuite rendre à mes communautés.
« Moi c’est la flamme de mon cœur
Qui me colore…23 »
Références
1. Jet d’Encre fait ici une exception pour permettre à l’auteur.e de publier son texte sous couvert de pseudonymat. Si le comité a exigé jusqu’ici que toutes les contributrices et tous les contributeurs assument leurs propos en leurs noms, il s’agit là de préserver l’intégrité physique de l’auteur.e. Son propos virulent et engagé pouvant générer des comportements indésirables et discriminations supplémentaires, l’article sera signé Saphire.
2. https://www.youtube.com/watch?v=QbdE1MiP1BE
3. https://fr.wikihow.com/c%C3%B4toyer-des-personnes-handicap%C3%A9es
4. Noir.e avec une majuscule est une catégorie politique
5.Dans un monde idéal, je parlerais en priorité à des personnes concernées, puis à des femmes cis blanches et en dernier lieu aux hommes cis blancs. Donc comprenez cet article ainsi.
6. Le tokisme ou tokenism est la pratique consistant à faire un geste superficiel pour inclure des membres des groupes minoritaires, et ainsi donner une image d’ouverture, pour éviter les accusations de discrimination. https://educalingo.com/fr/dic-en/tokenism
7. Pourtant, avant ma transition, j’étais perçu.e comme « une belle grande métisse claire avec une afro », au moment où elles étaient partout, à la télé et dans les pubs, aux dépens des femmes noires à la peau plus foncée.
8. Pièces, concerts, slams, etc.
9. Bon j’ai aussi quitté les réseaux parce que j’ai fait un burn out/une dépression, à force d’être confronté.e aux images de la violence à laquelle font face les personnes noires – cf. « black lives matter » – et aussi à la violence symbolique de nombreuses réactions de personnes blanches/racisantes (déni, « not all whites », white tears, whitesplaining). Oui « not all whites », comme « not all men »… Comme j’imagine que le (sic !) lectorat est constitué à majorité de femmes cis blanches, je vais faire comme d’habitude une référence au genre afin d’être (en tout cas partiellement) compris.e : « oui tu vois, le whitesplaining, c’est comme le mansplaining, comme quand le mari d’une amie commence un cours « Genre » et revient à la maison pour expliquer à la sœur d’une personne trans* qu’il est un homme cisgenre et que ça lui fait un peu peur d’être « le seul dans l’amphi ».
10. https://medium.com/identity-education-and-power/the-myth-of-colorblindness-9ee6604766d1
11. https://quod.lib.umich.edu/m/mfr/4919087.0007.103/–there-is-a-balm-spirituality-healing-among-african-american?rgn=main;view=fulltext
12. https://psychcentral.com/lib/what-is-a-trigger/
13. Hier, après m’être fait suivre à Denner et arrêter à la sortie de la Coop pour me SIGNIFIER qu’on me soupçonnait de voler (il est important de préciser le « signifier », car ce n’est la plupart du temps pas un réel soupçon, c’est une manière pour les personnes racisantes (ou white washées) de marquer leur pouvoir et de réduire l’espace de la personne racisée) j’ai décidé que je ferai le moins souvent les courses et ma partenaire, qui est une alliée, les fera plus souvent. L’égalité entre une fem (personnes dans le spectre plus féminin – ici en apparence) et un masc c’est aussi la fem white passing (ma copine n’est pas blanche mais a l’air blanche) qui fait les courses quand le masc subit de l’oppression systémique. Allô, white feminists !
14. Un exemple ici : https://www.glsen.org/blog/im-trans-student-color-supporting-me-means-fighting-white-supremacy
15. Que je ne mets pas en lien parce que j’ai décidé que cet article sera anonyme. J’ai écrit une nouvelle de trois pages sur le même sujet dans un magazine queer suisse-allemand et une de mes collègues actuelles (blanche et hétéro) est tombée dessus et ne m’adresse plus la parole. Je n’ai plus le temps pour ça.
16. Bien que j’apprécie ne pas être renvoyé.e à mon altérité en termes d’origines, et que je comprenne qu’on me qualifie de par là où j’habite (Genève) plutôt que d’où je viens, l’accumulation de ces différents éléments blanchisseurs me gêne énormément. D’autant que je suis clairement un.e Genevois.e.
17. Nous le savons bien, mais de nouveau je parle à mon lectorat
18. « Je ne comprends pas pourquoi on nous a fait gagner les deux, je suis vraiment navré ». J’en ai marre des gentes qui sont correctes en backstage, c’est en face des décideurs/décideuses que ça importe. Et mes DMs étaient pleins de messages de ce type.
19. https://metro.co.uk/2019/02/06/mixed-up-being-half-filipino-makes-me-more-palatable-as-a-black-woman-8442822/
20. Pour un autre exemple d’envergure internationale, voir le cas de Naomi Osaka, joueuse de tennis aux origines japonaises et haïtiennes. Après une confrontation avec l’Afro-américaine Serena Williams, beaucoup de commentaires l’ont présentée comme uniquement Japonaise. C’est du white washing (ou asian washing ici si on veut), pour justifier la négrophobie à laquelle Serena doit faire face. https://www.huffingtonpost.com/entry/the-whitewashing-of-naomi-osaka_us_5b967eb3e4b0cf7b004209b5
21. Et je crois que toute personne en positon d’oppresseur impose cette systémique aux personnes qu’iel oppresse. La grande majorité des personnes blanches m’oppressent, par exemple, et moi j’oppresse très certainement des personnes moins privilégiées que moi (mais d’une manière différente que la suprématie blanche).
22. « Tricks » vient du concept Yoruba, et donc des esclaves et de leurs descendants anglophones. Il s’agit de la figure de Anansi qui, grâce à des « tricks », survit durant l’esclavage et les oppressions. Des oppressions qui ont cours jusqu’à présent, et que subissent les descendant.e.s survivant.e.s.
23. Joséphine Baker, « Si j’étais blanche ».
Merci pour cette franchise et cette analyse que je prends dans les dents... ou dans l’estomac. J’aimerais pouvoir citer quelques…