Episode 1: MISE EN BOUCHE
Episode 2: DES STRATEGIES ASYMETRIQUES
Episode 6 : Revue de presse digestive
Aujourd’hui, posons la dernière couche à notre mille-feuille/six feuilles, digérons les ingrédients élaborés, métabolisons-les, transformons-les, ouvrons-les sur d’autres horizons.
Nous sommes partis de textes, de morceaux de Rap, écrits dans le cadre d’un « clash ». Ils mettaient en rapport un « je » et un « tu ». Exclusion guerrière chez Rohff, absorption parodique chez La Fouine, détachement mélodique chez Booba. Trois conceptions du monde différentes, trois écritures et, à notre sens, dans ce domaine, un vainqueur incontestable, mais contesté, Booba.
Parce qu’ils ont été diffusés, parfois achetés, ces titres s’adressaient implicitement à un autre destinataire : l’auditeur. Parmi ces auditeurs – fort nombreux – des auteurs, des médiateurs, des médias. Du latin medium, milieu, intermédiaire, qui établit une médiation. En l’occurrence, entre ces rappeurs, leurs morceaux, et le grand public.
Si ce « clash » a eu un retentissement important chez les amateurs de Rap, s’il a animé les réseaux sociaux pendant des mois, il a également fait couler beaucoup d’encre dans les salles de rédaction, a agité bien des claviers. Les sites spécialisés ont relayé, sans faillir, les rebondissements de cette affaire. Ce n’est pas tant vers eux qu’on se tournera aujourd’hui, mais vers une presse généraliste, qui, dans un élan a priori louable, s’est préoccupée, une fois n’est pas coutume, d’un genre, souvent jugé mineur.
Grande est aujourd’hui la diversité de la presse. On pourrait, légitimement, espérer des angles d’approche variés. Pourtant, on est surpris, à la lecture des articles écrits à ce sujet, par l’uniformité du traitement.
Mais qu’est-ce donc qu’un journal – et a fortiori un journaliste – et que pouvons-nous en attendre ? Serge Halimi, lui-même journaliste et penseur de sa profession, nous répond : « À quoi peut servir un journal? À apprendre et à comprendre. À donner un peu de cohérence au fracas du monde où d’autres empilent des informations. À penser posément ses combats, à identifier et faire connaître ceux qui les portent. »1. Apprendre, comprendre, donner de la cohérence, penser. Alors que nous nous apprêtons à lire attentivement ces articles, nous pourrions donc attendre cela? Que du bonheur, en somme. Allons-y alors, fonçons, tête baissée, sûrs des merveilles que nous allons dénicher.
Malheureusement ça part mal. Le Figaro. Une série d’articles rédigés par Fiona Ipert, en poste depuis janvier, préposée à la culture dans ce qu’elle a de plus large. Courageusement, la journaliste prend en charge le suivi de l’affaire, pour la version numérique du quotidien. Six articles. En un mois. On s’en réjouit d’avance, on s’en frotte les mains. La déconvenue est grande.
Exemple : publié le 4 février : « La Fouine et Booba : du clash musical aux coups de feu »2. En huit paragraphes, la journaliste résume une affaire qui a débuté cinq mois auparavant. Mazette, cette journaliste est une fée de la synthèse. Dans le détail, cet article se révèle être un mélange d’informations, mode faits divers, une rétrospective hâtive et souvent inexacte, mais surtout une accumulation de jugements péremptoires, qui tentent sans doute de cacher une méconnaissance du sujet. Ainsi, la ligne d’approche est floue. L’auteure oscille entre deux registres : le premier racoleur et martial (« guerre », « clash haineux », « paroles cinglantes », « dégainer », « attaque », « coups bas », « éradiquer »). Le deuxième, une puérilité teintée de mépris (« se querellaient », « dispute de récréation », « se chamaillent », « gamineries musicales », « guéguerre », « larron », « joyeux trio », « récréation »). La guerre devient, ainsi, pour elle, une guéguerre.
Par ailleurs, la journaliste s’emmêle dans la chronologie, écorchant au passage les titres évoqués: Wesh Murray (sic) serait ainsi sorti « quelques mois » après que Rohff ait qualifié Booba de « zoulette » sur Skyrock. Wesh Morray est sorti le 8 septembre, l’intervention de Rohff date du 28 août. Dix jours deviennent donc « quelques mois ». Pour cette auteure, Panam Boss (sic) est partie prenante au clash, au même titre que Wesh Zoulette. Tiens, il nous semblait que c’était plus compliqué. Le T.L.T de Booba serait « une réponse sans précédent ». Elle évoque pourtant, après, A.C Milan. Et de conclure sur un ton moralisateur, sans doute pour nous éblouir par l’étendue de sa culture Rap: « En France, on ne veut pas d’une histoire à La Tupac et Notorious Big ». On ne veut pas? Parce qu’on a sans doute son mot à dire? Et bien ici, nous ne sommes pas convaincus de « vouloir » ce genre d’articles, bâclés, mal informés, désinformant, qui concluent sur un rapprochement hâtif et injustifié. Injustifié, non pas au sens où il est injustifiable, mais au sens où dans cet article, il n’est pas argumenté, au-delà de l’existence de ces coups de feu, dont, rappelons-le, on ne connait toujours pas, aujourd’hui, l’origine.
Bon. Admettons que Le Figaro ne soit pas le support le mieux placé pour nous parler Rap. Tournons-nous vers les Inrockuptibles, dont la musique, peut-être pas la musique urbaine avant tout, mais la musique, quand même, est le fief. Quatre articles. Deux auteurs. Par Laurent David Samama, journaliste plutôt orienté sport, publié le 30 janvier 2013 : « Clash Booba-La Fouine: le rap français tourne t-il en rond ? »3. L’auteur titre sur une question ouverte. Pour y répondre, il nous fournit une analyse. C’est écrit noir sur blanc : « L’analyse de Laurent-David Samama ». Une analyse est une « opération intellectuelle de décomposition d’un tout, en des éléments, et leur mise en relation »4. À ce stade, et vu la complexité de l’affaire, on se dit que la rédaction de cette « analyse » a dû exiger un travail considérable. Mais on est surtout soulagé de se détacher de l’accumulation hâtive d’informations inexactes, constatée ailleurs.
Ça s’engage étrangement. L’article s’ouvre sur une chronologie résumée: « Booba clashe Rohff, Rohff clashe Booba, Boooba clashe La Fouine qui re-clashe Booba ». Jolie boucle, belle illustration du titre.
Mais le début n’est pas très exact. Pour ne pas dire, complètement faux. Même au Figaro, on admet que les propos de Rohff sur Skyrock sont l’élément déclencheur. Donc ce serait « Rohff clashe Booba », mais alors toute la théorie de la boucle, du « tourne en rond » s’effondre. « Faut pas croire tout ce qu’on te raconte biatch ! », dixit l’auteur. Il ne croit pas si bien dire… Passons sur cette négligence, on nous a promis une « analyse »!
Une analyse en huit paragraphes, là-aussi (est-ce le format imposé par le journalisme web aujourd’hui?). Sauf que l’auteur n’analyse pas, il ne décompose pas, il ne met pas en relation, il affirme. Son propos : nous convaincre que « tout ce dont ce clash témoigne, c’est de l’extrême vacuité d’un rap français aux valeurs bien éloignées de la vérité du ter-ter ». Ah…on s’achemine donc vers une opposition rap conscient, rap ego trip ? Doit-on rappeler à l’auteur que nous sommes dans le cadre d’un clash ? Ah, non, il le dit lui-même. Continuons.
Deuxième argument : s’il n’y a pas de fond chez Booba et La Fouine, leur forme est médiocre : « le vrai problème c’est le manque cruel de qualité musicale », « la pauvreté des rimes et des attaques », « une impression de médiocrité », « mauvais effets de style », « sale obsession du vocoder », « insupportable puérilité », « ce ne sont pas de vrais auteurs », « adeptes de la rime pauvre et du langage sans nuance », « des idiots disposant d’un micro ». Des idiots ? Et oui, sans autre forme de procès.
Étrange mais cette succession d’assertions martelées, tout au long du propos, cette logorrhée, cette langue de bois, nous rappellent vaguement le style de quelqu’un, celui-là même dont il n’est pas question dans l’article. Ce qui reste admissible dans le cadre d’une production artistique, l’est beaucoup moins dans le cadre d’une production journalistique. Ici, aucune illustration ne sera fournie, aucune ligne de Booba ou La Fouine ne sera citée, aucune preuve ne sera donnée que l’auteur a bien écouté ces morceaux, qu’il n’a pas fait autre chose que plaquer une conviction personnelle (« le rap c’était mieux avant ») sur une situation particulière. Le problème n’est pas tant son point de vue, qui peut être défendable, que la manière dont il se sert de ce clash pour l’imposer, sans argument, sans exemple, « sans entrer dans le détail » (sic), sans analyse. Une analyse, sans analyse, avouons que c’est gênant. Mais ne nous acharnons pas sur cet auteur, les internautes se sont chargés de le faire et souvent de manière fort pertinente5.
Et puis, ouf, soulagement, Les Inrocks nous proposent une deuxième approche, celle de Thomas Blondeau. Un journaliste spécialiste du Rap. Enfin. L’auteur de Combat Rap, tomes 1 et 26. Quelqu’un qui maîtrise, a priori, son sujet. On se dit qu’on va pouvoir apprécier un point de vue perspicace et éclairé. Deux articles, un édito. Premier article : « Booba vs Rohff et La Fouine : c’est la guerre »7. 22 janvier, le lendemain de la sortie d’A.C Milan : « Booba répond brusquement » à ses rivaux et « cogne dessus à grands coups de latte ». Là, le doute nous saisit, a t-on bien écouté le même A.C Milan, celui que nous qualifiions, ici-même, dans l’épisode 5, de « ballade »? Poursuivons. Blondeau retrace une vague chronologie, dans laquelle nous retrouvons les mêmes erreurs qu’au Figaro: Wesh Morray serait sorti quelques mois après le « zoulette » de Rohff sur Skyrock. Fiona Ipert a vraisemblablement lu l’article de son confrère et a relayé les mêmes inexactitudes, fautes d’orthographe en sus8.
Blondeau poursuit sa chronologie, Booba aurait « passé la fin de l’année à crépir d’insultes Rohff et accessoirement La Fouine », « à déverser » sur eux « début novembre » « des tombereaux d’insultes », « du Parisien en passant par Libération ». Contrairement à son confrère Samama, Blondeau illustre son propos et cite Booba en interview pour l’ABCDRduson9, dans laquelle il déniche, effectivement, ce qui peut s’apparenter à une insulte : « Mon rap le terrasse depuis le début, c’est une sous-merde, lui ».
Comme une insulte ne constitue pas « des tombereaux d’insultes », nous partons en quête, dans Le Parisien et Libération, d’articles sur Booba, publiés début novembre, « crépis d’insultes ». Et on revient…bredouille. Rien, pas une phrase, à cette date, qui viendrait nourrir cette accusation10. A force de recherches, on trouve vaguement quelque chose, dans l’interview de Booba donnée à Jérémy Denoyer, pour Ragemag, datée du 5 novembre 2012, soit le même jour que l’interview pour Abcdrduson. A propos de Rohff, Booba dit alors : « Mais je ne sais pas si du hublot je le verrais. Parce qu’à mon avis il n’est même plus sur la surface, il est dans les égouts (…). Je le trouve nul. Je trouve qu’il ne sait pas écrire, je n’aime pas ses instrus, je n’aime pas son style. Je ne le trouve pas nul mais…quelconque. » Les choses s’éclaircissent. L’idée de « la sous-merde », « des égouts » vient donc d’un jeu de mots sur une phrase de Wesh Morray : « J’te vois en tout petit, parce que je te regarde du hublot11 ». Et ne qualifie pas tant Rohff, que la qualité de son rap. Allez ne pinaillons pas, même si cette image d’un Booba injurieux, donnant des grands coups de latte métaphoriques, nous semble plus proche d’une caricature, que d’un reflet de la réalité. Acceptons qu’il s’agisse d’une insulte, mais de tombereaux d’insultes, difficilement. Car enfin des tonnes d’insultes, ça fait beaucoup.
Blondeau continue et reprend. Avec A.C Milan, « Booba distribue des coups de latte gratos ». Répétition mais progression par rapport à l’introduction. Ou régression pour Booba. Les coups qu’il donne sont gratuits. Qu’il est méchant! Car, comme on le sait depuis le début de l’article, c’est Booba qui clashe Rohff. C’est lui qui cherche la guerre. Mais voilà que deux lignes plus loin, il nous explique : « le rappeur boulonnais (…) a accusé un certain nombre d’affronts, auxquels il répond point par point ». S’il répond, ces « coups de latte » ne sont pas gratuits. Cette contradiction explique sans doute le bafouillement de Blondeau, dans la phrase qui précède et qu’à ce jour nous n’avons toujours pas comprise : (sic) « jusqu’à se très mauvaise en réponse »12. Cet article a manifestement été écrit vite et n’a pas bénéficié d’une relecture… ou deux, ou trois.
Cela ne l’empêche pas de filer son paradoxe et de nous décrire ainsi A.C Milan : « Un flow tranquille, une colère décalée, un contraste qui (en) fait un bouquet d’insolence radieuse ». Mais où est donc passé le Booba décrit précédemment, brusque, injurieux, violent, celui qui assène « des coups de latte gratos », qui déverse « des tombereaux d’insultes » ? Pour Blondeau, « cette attitude détachée » est complétée par « une phraséologie un peu nébuleuse (…) une espèce de soliloque infini dont le décodage frise parfois l’absurde, une sémantique difforme, sertie de rutilantes failles lexicales qu’on dirait coupées au syrup ».
Alors là, chapeau, les bras nous en tombent. Belle phrase, mais…que signifie-t-elle? Enchaîne-t-il les plurisyllabiques, comme on enfile des perles? Quand on avance ce genre d’allégation, il faut avoir du lourd à l’arrière, comme dirait Booba13. Malheureusement rien, pas une citation, pas l’ombre d’une démonstration. Blondeau préfère poursuivre ses contradictions et nous dire : Booba « s’adonne rarement au jeu du clash », « préférant s’attaquer à des animateurs radios ou des chanteurs de R’n’B sans défense ». Sans défense ? On se sentirait presqu’émus, prêts à verser une larme pour ces faibles êtres agressés par le vilain Booba. Lui, qui comme nous le rappelait l’auteur deux lignes avant, s’est retrouvé pris dans des altercations avec Mc Jean Gabin, Sinik, ou NTM14. Cet article a-t-il du sens ? Avec beaucoup de suspicion, nous recevons son dernier argument, fondé, rappelons-le, sur une chronologie partielle et inexacte: ce clash est une histoire de marketing. « Si Booba a lâché ce titre à ce moment précis, c’est aussi qu’il a quelque chose à vendre ». Argument qu’il développera, dans son article suivant, et que – dans l’urgence qui semble le caractériser – il a dû récupérer la veille sur le twitter de La Fouine15.
Tournons-nous alors vers un autre spécialiste, Olivier Cachin, considéré comme une « figure historique du journalisme rap en France »16. Son article publié le 4 février dans la version numérique du Nouvel Obs s’intitule : « Booba vs La Fouine : « T.L.T », un clash niveau bac à sable »17. Il fait mine d’expliciter son titre : « Ce qui se passe actuellement entre Booba, la Fouine et Rohff, trois des piliers du rap des années 10, nous ramène au bac à sable ». Rohff est donc exclu du titre mais a droit de cité dans le clash. Bon. Il poursuit : « en concurrence pour la couronne virtuelle du meilleur rappeur…». Y a-t-il erreur sur les personnes? Fait-il allusion au clash Jay-Z-Nas dont l’enjeu, semble-t-il, était de remporter le titre de King of New York?
Au fond, Olivier Cachin doit bien savoir, et même s’il ne veut froisser personne, que les situations actuelles et respectives de Rohff et Booba ne sont pas semblables, que le dernier album de Rohff, La Cuenta, s’est moins vendu et qu’il peine à sortir P.D.R.G, annoncé depuis plusieurs mois. C’est sans doute la raison pour laquelle, le journaliste ne s’attarde pas. Il se contente d’un rapprochement, peu convaincant, entre Wesh Zoulette et A.C Milan par le biais de la sexualité. Le morceau de Rohff utiliserait des « références multiples à l’homosexualité » et Booba accuserait la Fouine d’être un pointeur. Certes, mais réducteur et racoleur.
Il qualifie également A.C Milan de « titre furieux ». Là encore on se demande quelle oreille il a prêté au morceau. Peut-être dit-il cela pour justifier « l’intensité de la haine » qui existerait entre les trois rappeurs. Une haine certes revendiquée par la Fouine mais pas, à notre connaissance, par Booba, qui jouait alors plutôt sur la notion de détachement, comme le concédait au final Blondeau. À partir de là, il juge sommairement la qualité des deux T.L.T : chez La Fouine « la musique est sans intérêt, le texte est bâclé », chez Booba, « le son est plus puissant (…) mais les textes sont du même acabit ». Et de citer, sans analyse, trois extraits du T.L.T de Booba, pour illustrer son propos. Il conclut de manière arbitraire: « le venin de la haine n’a cette fois pas accouché de chansons lyriques mais de piques, sans grandeur, sans ampleur. » Les adversaires feraient mieux de se réconcilier « autour d’un morceau commun en forme de classique » plutôt que de rester « pris au piège d’une rivalité stérile ». Rivalité stérile ? Intéressant… Autrement dit, « cela ne mène à rien », comme le disait Booba dans A.C Milan, « titre furieux » d’après Cachin, rappelons-le. Si pour l’auteur cette rivalité n’a pas de sens, ce que son article révèle, nous semble-t-il, c’est surtout qu’il a eu du mal, lui, à lui donner un sens, une cohérence, pour reprendre le terme d’Halimi.
Historien du genre, détenteur d’une mémoire, Olivier Cachin aurait pu, par exemple, nous démontrer ce qu’il y a avait de recyclé dans ce clash. Il aurait été intéressant de relever que l’attaque identitaire de Rohff envers Booba, « ni rebeu, ni négro », était une reprise à l’envers du clash Booba-Sinik, où ce dernier accusait Booba de l’attaquer pour des raisons ethniques, ce que Booba a démenti dans Carton Rose. Il aurait été intéressant de mettre en rapport la réidentification de La Fouine « B.2.0.B.A…trice », avec le titre d’Alpha 5.20 La Duchesse de Boulogne. Titre où était déjà évoqué, l’enlèvement de la mère de Booba, auquel et Rohff et la Fouine font allusion dans leurs morceaux, sur le même ton moqueur, et au demeurant insupportable. De montrer que les accusations proférées envers Booba concernant sa pseudo-religion étaient déjà présentes sur le titre de Kyzer Délits D’Ourson. Que si L’Homme à Abattre de Sinik a été résumé par Booba, dans Carton Rose, comme « un medley de toutes ses techniques », c’est cette piste que la Fouine a décidé d’exploiter lorsqu’il a écrit Autopsie 5. Il aurait été intéressant de relever que l’idée de Rohff de reprendre l’instru de Wesh Morray avait déjà été exploitée par Kizito, quand il a repris, dans le cadre d’un clash, l’instru de L’Assassin de Sinik. Que ressortir les vieux dossiers comme l’a fait la Fouine dans sa vidéo Swagg ou pas? avait déjà été exploité par ce même Kizito quand il s’est opposé à Sinik. Et enfin que si certaines des attaques de Rohff et la Fouine sont du recyclé, aucuns des instrus utilisés pour ce clash ne sont des exclusivités, à l’exception des morceaux de Booba.
Cachin a préféré nous servir un article aux contours flous, et rabaisser ce clash à « une série B » : « là où les Américains ont souvent su transformer l’art du clash en un grand spectacle hollywoodien, les Français font dans la série B ». Nous ne savons pas à quel clash, précisément, il fait allusion, mais nous espérons secrètement qu’il ne s’agit ni de Tupac-B.I.G Notorious (Hit ‘Em Up n’est pas exactement ce qu’on pourrait appeler « une chanson lyrique », loin de là, et leur différend n’a jamais rien eu d’un grand spectacle hollywoodien), ni de l’Ether de Nas qui peut paraître contenir ce que Cachin appelait « des piques sans grandeur, sans ampleur »18. Nous avons l’impression de faire face à une dévalorisation gratuite du clash « à la française », et d’une survalorisation injustifiée du clash « à l’américaine. »
L’impression d’un article flottant est confirmée, dix jours après sa parution, par l’intervention vidéo de Cachin, pour 20 minutes19. L’approche change du tout au tout, comme le titre le manifeste: « Le Clash Booba-La Fouine, c’est l’essence du Rap ». Est-il nécessaire d’en dire plus ? Allez on se fait plaisir. « Le clash Booba–La Fouine (..) c’est quelque chose qui est du niveau du bac à sable dans le sens que c’est léger ». Ah. On gomme donc la dimension condescendante de l’expression. Et Cachin de nous expliquer longuement que le clash, « c’est l’essence du Rap », que « ça a toujours existé », que « l’idée même du clash est à la base du hip-hop », que « finalement c’est assez sain, plutôt que de se battre à coups de poing, de se battre à coups d’insultes, drôles de préférence, c’est quelque chose qui a une vraie valeur artistique. » Où est donc passée « la rivalité stérile » précédemment évoquée ? Après deux digressions, au demeurant pertinentes, sur la notion de marketing et de buzz, Cachin aboutit à la même conclusion anachronique que dans son article. Il rêvait d’une réconciliation, là il exclut totalement la possibilité d’un dérapage physique : « Tant que les morceaux sont drôles, vicieux, cyniques mais pertinents c’est très bien, mais faut pas oublier que ce sont des artistes, qu’ils vont pas aller se taper dessus comme des mecs de rue. » Pourquoi un tel aveuglement ? Parce qu’une partie des enjeux du « clash » lui a échappé ? Assurément…
Olivier Cachin: «Le clash Booba / Lafouine, c… par 20Minutes
Nous étions prêts à reconnaître aux journalistes précédemment évoqués, quelques circonstances atténuantes. Notre société est en pleine mutation, le temps subjectif s’accélère. Avec l’apparition des nouvelles technologies, nous courons après un temps qui nous échappe. Tel est le propos développé par Déborah Corrèges dans son article « La Tyrannie de la Vitesse »20, où elle évoque quelques ouvrages, aux titres tout aussi éloquents : Le Grand Accélérateur de Paul Virilio21 et La Dictature de l’urgence de Gilles Finchelstein22. Ses propos sont relayés et appliqués au journalisme, par Serge Halimi, dans l’article précédemment cité : « Toujours connecté. Interdit de musarder. On n’a plus le temps. » Pour lui, « un journalisme sonnant et trébuchant multiplie les « unes » qui racolent en violant l’intimité des personnes, ou les articles qui affolent en assimilant n’importe quoi »23. Cela afin de résister à la mutation inévitable qu’engendre l’apparition du journalisme web. Ce phénomène pose problème comme le développe le magazine Ragemag dans l’article « Journalisme Web : sommes-nous devenus des putes à clics ? »24. Souvent mal payés, mal employés, pressurisés, délocalisés, les journalistes seraient amenés à écrire dans l’urgence des papiers de moindre qualité. Il nous est difficile à ce stade de soutenir le contraire.
Technikart, magazine « news, culture et société », n’échappe peut-être pas totalement à ces considérations, mais en partie, certainement. Mensuel, les articles n’y sont pas écrits dans l’urgence, et la volonté de mettre le clash en couverture de son numéro du mois de mars, de lui consacrer neuf pages, relève d’un choix réfléchi et d’une volonté d’exhaustivité. L’objectivité, elle, n’est pas au rendez-vous.
« Booba-La Fouine pire que Fillon-Coppé, Le Rap français est-il ridicule ?», pouvons-nous lire en couverture. Exclusion de Rohff, expression fourre-tout, « le rap français », question rhétorique, comparaison politique, et une photo de Booba, qui semblerait faire amende, la tête baissée, les mains jointes, prêt à demander pardon. Gloups, la pilule est dure à avaler. Dans le courrier des lecteurs, on fait connaissance avec l’auteure de ce dossier, Mélanie Mendelewitsch. Pour un lecteur, son article précédent sur Depardieu « s’inscrit à fond dans ce qu'(elle)dénonce. C’est médiocre. » Pour une lectrice, elle « plane au-dessus de pas mal de journalistes en intelligence et en drôlerie ». Elle leur répond successivement « ma chronique t’a visiblement hérissé et tu m’en vois dé-so-lééée », « plein de bisous et de smileysoeur ». Ouh la la, dans quoi est-on en train de s’embarquer ? Est-elle vraiment la mieux à même de traiter ce sujet ?
Dès le début de l’article, nos doutes se confirment. Elle nous annonce un « bref rappel des faits pour ceux qui comme moi ont cessé de vraiment s’intéresser au rap français au début des années 2000 ». On confie donc la rédaction d’un dossier de neuf pages à une journaliste qui ne s’intéresse pas au Rap français et qui, pour le dire vite, ne sait pas de quoi elle va parler. Elle appelle son article : « Enquête (de sens) ».
Si l’auteure ne s’intéresse pas à son sujet, si comme ses confrères, elle n’a sans doute écouté que très superficiellement, dans l’urgence ?, les morceaux évoqués, il est manifeste, par contre, qu’elle a pris le temps de lire les articles évoqués ici-même, et qu’elle sera lue par eux. Du dernier article de Blondeau, elle annonce en intro la formule. Mendelewitsch nous dit « le clash (…) finit par mettre tout le monde mal à l’aise ». Blondeau nous dira « la dernière vidéo (…) a mis tout le monde mal à l’aise ». Samama évoquait « le rap c’était mieux avant », Mendelewitsch reprend « le rap c’était mieux avant ». Cachin et Ipert nous parlaient de « bac à sable » et de « disputes de récréation », Mendelewitsch évoque « un combat de cour d’école ». Elle nous parle d’ « un moyen de rejouer les Biggie 2pac du pauvre », idée déjà présente chez Samama, Ipert et Cachin. Elle évoque la co-habitation de Booba et La Fouine à Miami, sur le même ton entendu, que Cachin. Ton qui sera repris et amplifié par Ruquier avant son tristement célèbre : « on pensait qu’il n’y avait pas plus cons que les Anges de la Téléréalité à Miami, en fait si il y a les rappeurs à Miami ». Impression que Mendelewitsch confirme en assimilant le « clash » à « une émission de télé-réalité du gouffre ».
Ce pot-pourri en soi n’a rien de surprenant, il est difficile de penser par soi-même, quand on ne s’intéresse pas à ce dont on parle. On retiendra tout de même sa transparence – je ne m’intéresse pas au rap français – et son humilité, sa capacité à laisser la parole à d’autres, mieux placés qu’elle pour s’exprimer sur le sujet. Ainsi, les propos de Melopheelo, membre des Sages Poètes de la Rue, retiennent notre attention : « les gens regardent la musique, ils ne l’écoutent plus ». À méditer.
Mélanie Mendelewitsch, elle, s’acharne à reprocher à d’autres ce qu’elle est elle-même en train de faire : « (mettre) systématiquement les rappeurs dans un même sac indistinct » (cf. le titre « le Rap français est-il ridicule? »). Elle dénonce « une presse tout sauf spécialisée qui s’est empressée d’y apposer un traitement sensationnaliste ». Rapprocher Booba-La Fouine de Coppé-Fillon ce n’est pas du sensationnalisme, peut-être? « Ce qui nous attriste le plus dans l’histoire ? Que la presse en question ne daigne parler de rap que lorsque celui-ci touche le fond ». Mais qu’êtes-vous en train de faire?, a t-on envie de lui dire. Enfin sa conclusion nous laisse sans voix. Elle reprend à son compte la question de la Fouine, dans Autopsie 5: « Où est le re-noi qui rappait avec Ali ? ». Question lourde de sous-entendus : la qualité du Rap de Booba ne serait pas à la hauteur de ce qu’il faisait avec Lunatic. Comment pourrait-elle y répondre, si elle ne s’intéresse pas au Rap français depuis 2000? Et que par conséquent elle n’a sans doute écouté aucun album solo de Booba? Cette conclusion résume la posture de l’auteure. Elle feint de poser une question, une question rhétorique, à laquelle elle a déjà une réponse, mais qui ne repose sur aucune étude, juste un fort préjugé, qu’elle a trouvé relayé ailleurs, et qui donc devient pour elle une vérité. On pourrait résumer sa démarche ainsi: je pense, sans fondement, que ce clash est ridicule, on dit qu’il est ridicule, donc il est ridicule.
Après quatre pages d’un article, à la mise en page chaotique, où des images, plus ou moins pertinentes, écrasent le texte, elle enchaînera sur une énième rétrospective du phénomène clash. Approche exploitée par l’émission Monte le Son, diffusée sur France 4, le samedi 16 mars, ou par Diane Lisarelli pour les Inrocks dans son « anthologie des clashes à travers les siècles… »25. On s’interroge sur l’intérêt de cette démarche. Ne trouve-t-on pas là ce qu’Halimi appelait un empilage d’informations26? Une manière faussement pudique de traiter le sujet sans vraiment l’aborder, mais qui, à notre sens, révèle surtout, à l’instar du name-dropping27, d’une grande paresse intellectuelle. Pour le lectorat, noyé sous une cascade de références traitées superficiellement, la réflexion devient hardue.
Au final, on se demande si le ridicule dans cette histoire, ce n’est pas tant le clash, mais le traitement journalistique qui en a été fait, ridicule au sens de petit, minime. Il y a eu manifestement une volonté farouche et délibérée, par tous ces organes de presse, de ne pas élever le débat. Pourquoi ? L’article de Lamine Belharet, publié chez Ragemag, apporte peut-être une réponse : « La France et le rap : entre condescendance et détestation »28.
Plus généralement, on ne sait trop que faire d’une presse qui se tient si loin de la définition d’Halimi : une presse qui devrait apprendre, aider à comprendre, donner un peu de cohérence. Au lieu de cela, on se retrouve avec des articles qui regorgent de parti pris, raccourcis, caricatures, qui éludent l’analyse et d’une manière générale l’effort de réflexion et de recherches. Une presse qui dénonce le divertissement, mais qui divertit. Une presse qui dénonce l’infantilité mais qui infantilise. Une presse pressée. Peu intéressée par les sujets qu’elle aborde. Et qui, au final, accouche de productions bien plus médiocres, que celles des artistes qu’elle dénonce. Reste à savoir si au-delà de la culture, il en va de même. Quand cette presse aborde, par exemple, des sujets en rapport avec la santé. L’article d’Adriano Brigante, publié ici-même29, nous laisse peu la possibilité d’en douter…
Merci à toute l’équipe de Jet d’Encre sans qui cette série d’articles n’aurait pas vu le jour.
Merci à Yann Dechambre pour son oreille et son regard attentifs et stimulants, à Yanis Attou, sans qui le Rap français serait encore pour moi une terra incognita.
1 Serge Halimi, « On n’a plus le temps… », Le Monde diplomatique, octobre 2012.
2 http://www.lefigaro.fr/musique/2013/02/04/03006-20130204ARTFIG00455-la-fouine-et-booba-du-clash-musical-aux-coups-de-feu.php?cmtpage=0
3 http://www.lesinrocks.com/2013/01/30/musique/clash-booba-la-fouine-le-rap-francais-tourne-t-il-en-rond-11348971/
4 http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/analyse/
5 Il faut dire que l’auteur prêtait son flanc à la critique en ouvrant son article comme suit : « la doxa voudrait nous faire croire que le rap français tient enfin un duel à la mesure de l’opposition historique Tupac-Biggie. Mais faut pas croire tout ce qu’on te raconte, biatch ! ». À quoi un internaute répond en postant le lien du Hit-em up de Tupac http://www.youtube.com/watch?v=RXXFND6FAGM.
6 Thomas Blodeau, Combat Rap, éditions Catsor Astral, 2007.
7 http://www.lesinrocks.com/2013/01/22/musique/booba-vs-rohff-et-la-fouine-cest-la-guerre-11344274/
8 Ainsi, chez Blondeau, comme chez Ipert, Paname Boss constitue l’entrée de La Fouine dans le clash : « La Fouine (…) entrait maladroitement dans l’affaire en vidant son sac sur le morceau Paname Boss ».
9 Voir l’article R comme Rohff: http://www.abcdrduson.com/interviews/feature.php?id=324&p=3
10 Pour Libération: http://next.liberation.fr/musique/2012/11/09/booba-degaine_858235
Pour Le Parisien : http://www.leparisien.fr/musique/albums/booba-le-rap-est-un-sport-de-contact-02-11-2012-2286381.php
11 Phrase qui annonce celle de Caramel : « jsuis dans j’suis dans les airs, t’es dans les bouchons ».
12 « Et si le lascar ne s’est jamais illustré avec grandeur dans l’exercice du clash, du pâle Carton rose (…) jusqu’à se très mauvaise en réponse au Jt’emmerde de Jean Gab’1… »
13 In Soldats : « pour toi, pour moi, les choses sont plus dures, je ne sais pas pourquoi, très clair, j’y vois, j’ai du lourd à l’arrière, t’inquiète pas pour moi… »
14 Voir la vidéo insérée dans l’article.
15 Voir le tweet de La Fouine en réponse à A.C Milan http://www.rapelite.com/news/morceau-a-c-milan-la-fouine-repond-a-booba datant du 21 janvier.
16 http://www.abcdrduson.com/interviews/feature.php?id=99
17 http://leplus.nouvelobs.com/contribution/774973-booba-vs-la-fouine-tlt-un-clash-niveau-bac-a-sable.html
18 « You been on my dick nigga », « you a dick ridin faggot », « you pop shit », « Foxy got you hot ’cause you kept your head in her puss ». Un site américain résume ainsi la chanson « it’s laughably immature ; While Jay-Z attacked Nas’ credibility, Nas littered his reponse with personal attacks ».
19 http://www.20minutes.fr/culture/1099975-olivier-cachin
20 Déborah Corrèges « La tyrannie de la vitesse », Sciences humaines 7/2012 (N° 239) http://www.cairn.info/magazine-sciences-humaines-2012-7-page-4.htm
21 Paul Virilio, Le Grand Accélérateur, Galilée, 2010.
22 Gilles Finchelstein, La Dictature de l’urgence, Fayard, 2011.
23 Serge Halimi, « On n’a plus le temps… », Le Monde diplomatique, octobre 2012.
24 http://ragemag.fr/journalisme-web-sommes-nous-devenus-des-putes-a-clics/
25 http://www.lesinrocks.com/2013/02/05/actualite/booba-la-fouine-rousseau-voltaire-lendl-mcenroe-anthologie-des-clashs-a-travers-les-siecles-11350559/
26 « A quoi peut servir un journal ? (…) A donner un peu de cohérence là où d’autres empilent des informations ». in « On n’a plus le temps… », le Monde diplomatique, octobre 2012.
27 Wikipédia : Le name dropping est une figure de style qui consiste à citer des noms connus, notamment des noms de personnes, d’institution ou de marques commerciales. Ce procédé a souvent une connotation péjorative ou sarcastique car il est perçu comme la tentative d’impressionner les interlocuteurs.
28 http://ragemag.fr/la-france-et-le-rap-entre-condescendance-et-detestation/
29 https://www.jetdencre.ch/le-figaro-et-le-cannabis-2568
Fidèle lecteur, effectivement il y a long à dire sur la "mythification" de certains clashs à l'américaine. Merci pour la…