Nous sommes le 4 novembre 2008. Des scènes de liesse éclatent aux quatre coins du pays. Cris de victoire, embrassades d’espoir, larmes de joie. De Harlem à Atlanta, en passant par Los Angeles, la communauté afro-américaine exulte en ce jour historique pour les États-Unis d’Amérique. Près d’un siècle et demi après l’abolition de l’esclavage, et quarante-cinq ans après le fameux « I have a dream » du révérend King marquant le point d’orgue du Mouvement des droits civiques, l’élection de Barack Hussein Obama vient concrétiser le rêve jusque-là chimérique de générations successivement asservies, ségréguées et discriminées au « pays de la liberté ».
L’extase donc, à laquelle doit succéder le devoir de mémoire, l’hommage. Au-delà des clivages politiques, la nation américaine dans sa globalité, et son 44ème président en particulier, ont en effet une dette morale envers tous ceux qui, depuis des centaines d’années, ont lutté inlassablement et au péril de leur vie pour faire honneur aux idéaux gravés dans la Constitution. D’emblée et à très juste titre, nous sommes naturellement amenés à penser à des figures historiques telles que Abraham Lincoln ou Martin Luther King, morts en martyrs dans la défense de leurs nobles convictions. Harriet Tubman, Frederick Douglass ou encore Rosa Parks sont autant d’autres noms inscrits au panthéon de l’Histoire en raison de leur exceptionnelle et décisive contribution au combat en faveur de l’égalité raciale aux États-Unis.
Toutefois, au lendemain des conquêtes historiques des années soixante accomplies par le Mouvement des droits civiques, la question de l’intégration des Afro-Américains à la communauté nationale n’est point réglée. Dans un environnement toujours empreint d’idéologie raciste, celle de la suprématie blanche, le regard porté sur les Américains de couleur reste en effet encore humiliant et méprisant. La culture populaire nationale est un espace clos, duquel ils sont très largement exclus. En d’autres termes, malgré la fin de l’esclavage, puis du système légal de ségrégation, l’Apartheid culturel demeure.1
Émerge alors la figure de son pourfendeur. Celui qui sera en mesure de rassembler par-delà les « races » et les classes sociales, dans un pays encore aux prises avec des schémas de pensée pavloviens et sclérosés. Celui qui, après les lois officielles, fera tomber les ultimes barrières, moins tangibles donc moins saisissables, présentes dans la culture et dans les esprits. Michael Jackson. Artistiquement bien sûr, rarement – jamais ? – un astre ne luira autant dans la galaxie musicale. Néanmoins, il serait regrettable de réduire la portée de l’œuvre de Michael à sa composante artistique. À tort, cette interprétation simpliste ne considère nullement son apport essentiel à la justice raciale aux États-Unis et ailleurs.
Comme nous l’explique Mark Anthony Neal, professeur de culture afro-américaine à l’Université Duke, c’est en effet lui qui, avec Thriller, a entraîné la chute d’un des principaux bastions de l’Apartheid culturel en Amérique, la télévision.2 En mars 1983, le premier clip de l’album, Billie Jean, devient la première vidéo d’un artiste afro-américain à être diffusée à grande échelle sur la chaîne musicale MTV, jusque-là fief des seuls artistes blancs. Fait exceptionnel, la musique noire s’impose alors sur une chaîne américaine à large diffusion, ouvrant ainsi la voie à de nombreux artistes de couleur.3 De même, les radios dites « blanches » ne se lassent pas de diffuser en boucle les titres de Michael.4 Blancs ou Noirs, ou plutôt Black or White, tous s’arrachent Thriller, album qui entrera dans les livres d’Histoire comme le plus vendu de tous les temps.5 Confiné, quatre ans plus tôt, aux récompenses dévolues à la musique afro-américaine, Jackson prend sa revanche aux Grammy Awards de 1984 où il ne rafle pas moins de huit statuettes !6 Record absolu. Il fait aussi la couverture du magazine Rolling Stone, alors qu’elle lui avait été refusée pour son précédent album Off the Wall, car, comme l’explique froidement le rédacteur en chef d’alors, Jann Werner, « un Noir en couverture, ça fait des petites ventes ».7 Le « Roi de la Pop » est même invité à la Maison Blanche, où il rencontre le président des États-Unis de l’époque, Ronald Reagan. Pour la première fois, un artiste de couleur conquiert toute la nation, sans distinction.
Le clip de la chanson éponyme de l’album est sans doute le plus riche en symbolisme. Ce véritable court-métrage s’érige volontiers en porte-étendard pour une reconnaissance complète de la culture afro-américaine. Emmanuel Collot, directeur littéraire chez Science Fiction Magazine, décrit à merveille comment Jackson y prend à rebours le passé tragique de l’Amérique afin de lui tordre le cou.8 Dans Thriller, il met magistralement en scène deux jeunes adolescents d’origine ethnique africaine, qui s’adonnent insoucieusement aux jeux de l’amour, au beau milieu des années cinquante, époque où le racisme anti-noir était encore ambiant. En rembobinant la bande, celle du temps, Michael leur fait vivre l’existence dont auraient dû jouir leurs aïeuls. D’un retour en arrière, un moonwalk, il impose cette normalité. La fiction illumine, rectifie le passé obscur, comme pour marquer un nouveau départ. « Regardons désormais vers l’avenir ! », semble-t-il clamer.
Évidemment, nous sommes aujourd’hui encore loin d’une société « post-raciale » aux États-Unis, eu égard aux relents de racisme par trop répandus. Par ailleurs, affirmer que Michael Jackson est venu seul à bout de cet irrespect de l’altérité nourri aux stéréotypes relèverait du fourvoiement. Les premiers coups de bélier assenés par d’autres illustres ambassadeurs de la culture afro-américaine ont indubitablement fendillé la forteresse jalousement gardée de l’intolérance et du schisme. Mais alors que les autres sont restés au pied de la muraille, Michael l’a éboulée. Il est en effet parvenu à changer durablement et à grande échelle la façon dont les Blancs perçoivent la communauté noire.9 L’égalité n’est plus seulement inscrite dans les textes de loi, mais désormais intériorisée, enracinée dans les mentalités.
Profitant de cette visibilité nouvellement acquise, nombreux sont ceux qui se sont alors engouffrés dans la brèche pour progressivement rejoindre les rangs des élites du pays ; l’un d’entre eux allant même jusqu’à atteindre le sommet visible de la pyramide ! Thèse absurde? Lors de la soirée annuelle du BET (Black Entertainment Television), Sean « Diddy » Combs, modèle afro-américain de réussite ayant même aujourd’hui sa propre émission sur MTV, déclare : « Michael Jackson est une des raisons pour lesquelles Barack Obama est président ».10 Et d’ajouter : « Il a commencé à changer la façon dont les Noirs sont perçus dans le monde ». Avec une éloquence rare, Al Sharpton, célèbre militant pour les droits civiques et candidat à l’investiture démocrate pour la présidentielle américaine de 2004, abonde dans son sens en soutenant que Jackson a fait naître un environnement propice à l’élection d’un président de couleur. Regardez plutôt :
L’héritage de Michael Jackson ne saurait donc se borner à la musique. Cet artiste de génie a aussi et surtout joué un rôle majeur dans l’évolution des sociétés aux États-Unis et au-delà. Philosophiquement, son œuvre devrait être comprise comme une réponse à l’appel prémonitoire de l’immense intellectuel afro-américain W.E.B Du Bois, qui écrit dans son journal au début du siècle: « Assez de ces chaînes mentales qui nous rapetissent l’âme, entraînons-nous à voir la beauté dans le noir ».11 Libérateur d’esprits esclaves de l’ignorance et de la peur de l’Autre, Michael Jackson mérite sa place auprès des grands de l’Histoire. Aucune controverse ne pourra jamais effacer l’empreinte historique laissée par ce héros tragique.
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[1] ALBAN, Debra, Michael Jackson broke down racial barriers, cnn.com, 28 juin 2009.
http://edition.cnn.com/2009/SHOWBIZ/Music/06/28/michael.jackson.black.community/index.html
[2] Idem.
[3] Michael Jackson’s Thriller: pioneering album that broke down racial barriers in music industry, telegraph.co.uk, 26 juin 2009.
[4] TOURÉ, MTV’s Jackie Robinson, thedailybeast.com, 26 juin 2009. http://www.thedailybeast.com/articles/2009/06/26/mtvs-jackie-robinson.html
[5] ICHBIAH, Daniel, TAMIC, Philippe, Michael Jackson, Thriller, Éditions Fetjaine, 2013, p. 35.
[6] Idem.
[7] Ibidem, p. 32.
[8] COLLOT, Emmanuelle, Et Peter Pan s’en est allé… Hommage à Michael Jackson, Science Fiction Magazine.
[9] ASTER, Selam, MJ: Commodified Soul, Popularized Music and Revolutionized Black Culture, madamenoire.com, 29 août 2011.
[10] BET Awards Turns into Salute to Michael Jackson, fp Turks and Caicos, 2 juillet 2009.
Interview de Sean « Diddy » Combs pour MTV:
http://www.mtv.com/videos/news/404989/diddy-says-michael-jackson-influenced-barack-obama-oprah.jhtml
[11] La culture noire, L’évolution du statut des noirs aux États-Unis depuis 1945.
http://statutdesnoirs.e-monsite.com/pages/de-1970-a-aujourd-hui/la-culture-noire.html
Je découvre cet article un peu tardivement mais avec intérêt et j'adhère à la proposition de David (dans le second…