Migrations Le 18 septembre 2016

Ana

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Ana

Vue sur La Guardia depuis le mont Santa Tecla © Iliann Dunand

Assise, le regard oscillant entre paisible et perdu, Ana tourne le dos à la fenêtre. C’est que le paysage est frustrant: des pins cachent l’embouchure du Rio Miño dans l’Atlantique et ses longues plages qui se rejoignent presque à marée basse. Là où l’eau douce rencontre les vagues de l’océan. Sur la rive droite du fleuve se trouve la Galice espagnole, sur l’autre le Portugal. Entre les deux, les ruines d’un couvent dominent une petite île. A travers le cadre de verre pourtant, ni côtes de sable ni immensité bleue. Pas d’horizon. Des canapés confortables invitent à prendre le temps de se relaxer, de somnoler, mais Ana préfère s’asseoir à une petite table, dos droit et mains jointes en appui au niveau des poignets. La même posture de bienséance qu’elle adoptait lors des repas de midi avec ses employeurs à Genève.

Là où elle se situe, un pan de mur en « L » offre un espace plus intime, séparé du reste de la pièce. Tout est beige, le sol et les murs aussi. Des imprimés de peintres sans doute célèbres, deux plantes et un distributeur de café créent un peu de contraste. En bruit de fond: un match de l’Euro 2016, des tentatives de conversations et les pas souples des aides-soignantes en chaussures de jogging. Le réfectoire de la Residencia semble respirer d’un souffle commun et lent, rythmé par des anciens à la dentition éparse. De l’autre côté du Mont Santa Tecla, à cinq minutes en voiture de la maison de retraite, le port de La Guardia1 et tous les souvenirs de sa jeunesse. Une bourgade où le reflet du soleil sur la mer fait briller les vitres de vieilles maisons de pêcheurs entourées de bâtisses hautes et étroites; sortes de tranches d’immeuble où s’empilent différentes générations d’une même famille.

La familia de Moreu, c’est ainsi que les habitants appelaient Ana, ses quatre sœurs et sa mère: un surnom d’un grand-père défunt sans rapport avec leur nom officiel. Une famille privée d’un père emporté prématurément par la tuberculose, trop tôt pour qu’Ana en ait gardé un quelconque souvenir. Un foyer de femmes qui vivait grâce à un petit négoce de revente de poisson géré par la mère. La conduite de la maison, entre cuisine et nettoyage, incombait quant à elle aux filles; un rôle devenu le métier d’Ana par la suite. Arrivée la vingtaine et le temps des unions, elle s’est mariée à un jeune du village – il le fallait bien – sans pour autant quitter la maison familiale. Son mari, plus pauvre encore, n’avait pas les moyens d’acquérir un logement.

Lors de son départ de La Guardia, première aventure au-delà de sa terre natale, elle approchait des trente ans. Ce jour-là, elle a laissé derrière elle les fortes marées, les fruits de mer fraîchement pêchés, les petites montagnes verdoyantes et le vent salé. Sa jeune sœur, plus téméraire, avait fait le voyage quelques années auparavant. Prétextant à sa mère des vacances à Barcelone, elle était partie s’installer à Genève encouragée par une connaissance. Comme pour tant de Galiciens dans les années 60, la Suisse représentait la possibilité d’un autre futur, plus prospère. Le pays recherchait de la main-d’œuvre ouvrière bon marché et les offres d’emploi étaient nombreuses. En Espagne, au contraire, ni la dictature ni les conditions économiques de la région ne laissaient beaucoup de place à l’espoir, surtout avec quelques années d’école primaire comme seul bagage. Au village, le destin de la plupart des hommes se résumait à la pêche, partir au loin sur l’océan, parfois pour plusieurs semaines. Pour les femmes, cela signifiait longue attente et prières. Prier pour que leurs hommes ne se fassent pas engloutir par une vague; ou que son gagne-pain ne soit avalé par un plus gros poisson, mieux mécanisé.

Ana et son mari sont donc partis tenter leur chance en Suisse, non plus à deux mais à trois. Un fils né entre temps allait compliquer les choses, obtenir un regroupement familial n’étant pas aisé. Arrivés dans la cité de Calvin, l’enfant a dû rester en France voisine: un arrangement discret trouvé grâce aux premiers employeurs d’Ana. Dix-huit mois d’attente, si proches mais séparés, auront été nécessaires avant d’avoir le droit d’être ensemble. Pourtant, « Genève » est le seul mot qui semble éveiller son regard terne, lorsque que je suis assis en face d’elle dans le réfectoire. Des fragments de mémoires soudain réordonnés provoquent un sourire sur son visage si maigre. Mais cette allégresse éphémère ne suffit pas à briser l’ambiance d’attente du dernier souffle qui règne dans la salle.

Combien ici ont vécu en Suisse? L’histoire d’Ana n’est pas unique, et à La Guardia on en croise plus d’un prêt à raconter des anecdotes sur la Genève qu’il a connue. Dans son espagnol mité de vocabulaire français, comme l’a été son français par l’espagnol toute sa vie, Ana énumère des souvenirs. Le sujet principal de ses bribes de récits concerne les personnes chez qui elle a travaillé durant quarante ans. Du lundi au vendredi, à 9h, elle sonnait à la porte, prononçait un bref bonjour, échangeait quelques phrases et s’attelait au ménage du jour avant de cuisiner le repas de midi.

Ce sont quelques années après son arrivée, en 1974, qu’elle a commencé à travailler chez ce couple né de l’union de vieilles familles genevoises protestantes. Savait-elle qu’elle y resterait jusqu’à ses 78 ans? Encore une fois sa sœur avait préparé le terrain: elle s’était occupée de leurs jeunes enfants pendant cinq ans. A ce moment-là, le père de famille, avocat de formation, était actif en politique. Sa femme, elle, ne travaillait pas. Ce n’est pas tout à fait vrai; ambassadrice de la famille en public et organisatrice de dîners mondains c’est une activité en soi, à plein temps. Elle se présentait d’ailleurs sous les nom et prénom de son époux. Au quotidien, deux destins de femmes radicalement opposés se côtoyaient dans ce grand appartement de Champel. Deux pôles d’un même monde, paradoxalement unis par un respect mutuel certain et un attachement profond émergés au fil des années.

A l’âge de la retraite, le mari d’Ana, mécanicien de profession, a fait un choix. Celui de retirer la totalité de son « deuxième pilier »2 en une fois, afin d’acheter un appartement au pueblo en Galice et d’en profiter l’été durant les vacances au pays. Une décision qui a changé à long terme l’avenir d’Ana. Car par la suite, pour assurer des charges mensuelles trop élevées pour sa seule rente AVS3 à lui, il a fallu qu’elle continue à travailler. Mais même dans les dernières années, ce serait se tromper que de croire qu’elle s’en est sentie obligée.

Au contraire, quiconque aurait voulu arracher Ana à son travail se serait retrouvé face à un refus catégorique. Son travail représentait sa fierté, sa liberté. Celle de sortir de chez elle, de ne pas rester coincée avec lui, sa télé et son foutu Cocido4 qu’il cuisinait chaque jour parce qu’il n’aimait que ça. C’était son activité principale, une des seules, et elle y tenait. Libre au travail, un espace pourtant régi par les instructions de nettoyage, de repassage, de plats à préparer. Mais pour chaque activité, Ana possédait une pièce propre où être tranquille, dans sa bulle. Qui prenait le risque de déranger ses habitudes s’exposait du reste à l’expression d’une exaspération sincère, mais étonnamment discrète et conciliante.

De ses choix de produits ménagers à la présence d’un Silivri mocca5 pour le dessert, en passant par l’ordre des tâches à accomplir, il fallait respecter son rituel quotidien. Elle ne demandait rien de plus. Quel drôle d’amour pour ce yoghourt au parfum d’ailleurs! Découvert en arrivant et adopté pour toujours, comme Genève qu’elle ne voulait pas quitter. Elle-même devenue une de ces vies entremêlées à l’histoire de ce lieu. Genevoise, comme tous ceux dont le destin modeste façonne cette ville en secret. Discrète, c’est d’ailleurs l’adjectif qui la caractérise le mieux aujourd’hui encore. Assise sur cette chaise sans bouger vraiment, elle paraît prête à disparaître dans le décor. Comme à son habitude, elle porte un léger pullover sur une chemise et une de ces jupes longues à l’ancienne, pliée comme un soufflet d’accordéon. En revanche, elle n’a plus sa permanente impeccable de toujours. Aplatis, ses cheveux lisses tombent un peu sur son front et c’est tout son corps qui semble avoir encore perdu du volume. Ses mains frêles se posent sur ses pommettes saillantes dans un instant de doute. Seuls ses yeux bleu clair sont restés vifs.

Il y a de ça trois ou quatre ans, un mal étrange est venu ronger une existence faite d’habitudes ancrées entre sa maison et son travail. Comment s’allume la cuisinière déjà? Où se trouve le fer à repasser encore? A force de chercher à s’effacer dans chacun de ses actes, d’être invisible aux yeux du monde, voilà que sa mémoire a pris le même travers. Ses employeurs n’ont appris que bien plus tard que durant ses derniers mois de travail, son mari l’accompagnait jusqu’en bas de l’immeuble; car Ana se perdait sur ce chemin pourtant parcouru quotidiennement. Il s’agissait de faire semblant, comme si ces oublis toujours plus nombreux au fil du temps et cet accablement silencieux face à la machine à laver le linge n’étaient que le fait d’un peu de fatigue. Difficulté supplémentaire, ses patrons avaient déménagé il y a peu dans un autre appartement du même quartier, beaucoup plus petit. Elle continuait néanmoins à y travailler: même temps de travail, même salaire et moins de choses à faire mais un nouvel endroit à apprivoiser.

Un grand désarroi, en somme, pour Ana à qui la vie semblait soudain beaucoup plus compliquée à cause des incompréhensions et de sa mémoire fuyante. Pour Monsieur et Madame aussi, de voir une compagne de vie du même âge qu’eux entrer progressivement dans une démence que tous espèrent éviter. Cependant, cela a toujours été clair pour eux: ils l’accompagneraient le plus loin possible dans la maladie. Si bien que sa dernière année de travail a plus ressemblé pour Ana à une sorte d’hôpital de jour où l’on s’occupait d’elle en feignant de la laisser faire des tâches devenues hors de portée. Repasser à nouveau les chemises après qu’elle soit partie, rester à la cuisine pour qu’elle ne se brûle pas, sourire malgré une viande et des légumes sans goûts et trop cuits… Un genre de renversement de situation, jusqu’à accepter que la situation était devenue intenable. Prise de conscience amère ou fin d’une négation, le qualificatif du choix de ses employeurs et de son entourage importe moins que sa conséquence finale: le retour à La Guardia après un séjour provisoire à l’hôpital de Loëx à Bernex. Une décision à laquelle Ana n’a pas participé, elle n’en était plus capable.

Vue sur La Guardia depuis le mont Santa Tecla © Iliann Dunand

Habitations le long du port, La Guardia © Iliann Dunand

Retourner à La Guardia? Elle n’en a pourtant jamais eu envie. De l’ennui, c’est ce qu’elle ressentait peu après son arrivée chaque été pour les vacances au pays. Ennuyée de perturber ses habitudes, malgré les retrouvailles avec ses sœurs, cousins, neveux… Loin de Genève, loin de chez elle. A l’endroit où elle a finalement presque tout vécu. A l’opposé de tant d’Espagnols venus en Suisse, elle n’a pas caressé le rêve du retour final.

Cependant, pour son entourage, accepter la maladie, c’était accepter la nécessité d’un encadrement différent. Un placement en EMS qui a entrainé une autre décision douloureuse, la possession d’une « résidence secondaire » à l’étranger la privant de subventions étatiques. Pour qu’Ana soit prise en charge à Genève, il aurait en effet fallu vendre l’appartement de La Guardia et utiliser la somme pour payer les premières années au sein de l’établissement; avant que l’Etat ne prenne le relais du financement. Une vente contre laquelle elle avait opposé son veto formel dans ses derniers moments de lucidité. Comment consentir à perdre le fruit d’une vie de travail et de privation? La réussite sociale, pour elle et son mari, c’était l’investissement dans la pierre, dans du visible et du durable, peu importe le coût personnel et les brefs deux mois d’utilisation par an.

Au village par contre, le système de sécurité sociale espagnol, plus généreux sur ce point, promettait un encadrement de qualité à la Residencia sans contrepartie financière. Pour garder le patrimoine durement acquis, c’est donc la solution bon marché qui a été retenue. Partie de La Guardia pour s’assurer de meilleures conditions de vie, voilà qu’elle devait y retourner pour des raisons similaires.

Somme toute, de cette vie entre le quartier de l’hôpital et les hauteurs de Champel, Genève ne garde que peu de traces. Son fils unique vit ailleurs dans la ville avec sa femme et ses trois enfants. Sur son lieu de travail, seule la disparition de sa place à table et de ses yoghourts dans le frigo rappellent visuellement son absence. Elle a sûrement emmené son habit de ménage avec elle: cette espèce de long gilet en tissu avec deux poches sur le ventre, si caractéristique des femmes de ménage espagnoles et portugaises. Tout comme ses souvenirs qui s’écaillent, dehors, les rues lui garantissent la tranquillité de ceux qui sont oubliés. Un petit grain de poussière envolé avec le temps.

A côté d’Ana, dans le réfectoire, son mari regarde la une de son journal de sport. Il vit également à la Residencia, dans une autre chambre. Chaque jour, ils se retrouvent à cette petite table. Il dit que ça ne sert à rien de lui parler, qu’elle divague sans cesse. Pour sa part, il essaye d’être présent pour elle, comme il peut. Rythmée par des horaires de lever, de repas et de coucher, la vie de l’établissement est figée dans un règlement, sans surprise. Ana continue à tourner le dos à la fenêtre. Elle me regarde et demande: « on est en Espagne? ». « Oui ». Dans une moue déçue elle se redresse sur sa chaise et son esprit s’égare à nouveau. Sait-elle encore quel paysage se trouve au delà des pins?

 


1. « A Guarda » en galicien

2. Prévoyance professionnelle financée à part égale par l’employé et l’employeur, sans apports de fonds publics. Celui-ci est complémentaire à la retraite versée par l’AVS (dite 1e pilier).

3. Assurance-Vieillesse et Survivants

4. Equivalent espagnol du pot-au-feu (viande mijotée avec des haricots et autres ingrédients)

5. « Silivri » est une marque de yoghourts produits à Meyrin (GE).

Commentaires

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Jean-Jacques ISAAC

Magnifique, ce texte, bravo ! Quel travail d'observation et d'analyse, sans préjugé ni idée reçue ! Que c'est bon à…

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Jean-Jacques ISAAC

Magnifique, ce texte, bravo ! Quel travail d’observation et d’analyse, sans préjugé ni idée reçue ! Que c’est bon à lire ! Merci !

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