Noémi Michel © Batu
L’idée d’une « Suisse coloniale » apparaît comme une contradiction dans les termes, tant l’identité collective helvétique s’est forgée sur l’image d’Épinal d’une neutralité absolue, étrangère au colonialisme et à ses atrocités. Noémi Michel, Maître-Assistante en théorie politique à l’Université de Genève, déstabilise ce récit national mythifié. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle met en avant les multiples modalités à travers lesquelles la Suisse a participé à l’entreprise coloniale, sans posséder de colonies formelles pour autant. Un tel travail de mémoire porte en lui la promesse d’une compréhension enrichie du racisme contemporain. S’exposer à la pensée de Noémi Michel, c’est en ce sens convoquer l’histoire pour mieux renseigner notre présent. C’est aspirer à un idéal démocratique où les groupes porteurs de « différence » auraient voix au chapitre. Entretien long format.
Dans le cadre de votre thèse de doctorat soutenue en 2014, vous vous êtes intéressée au pouvoir des mots et des images dans leur capacité à blesser des personnes marquées du sceau de la « différence raciale ». Ces discours et schémas visuels injurieux, expliquez-vous, ont d’autant plus de résonnance auprès des communautés visées qu’ils réactivent un héritage colonial fait d’expériences d’assujettissement extrêmes. Afin d’illustrer votre propos, vous avez étudié le cas de la France et des controverses autour de la loi sur le « rôle positif de la colonisation » (2005), mais aussi celui de la Suisse à travers l’épisode de la mise en circulation par l’UDC de la fameuse affiche du « mouton noir » (2007). Alors que le passé colonial français est bien documenté et se situe aujourd’hui au cœur de débats passionnés, l’implication helvétique dans l’entreprise globale de colonisation demeure méconnue du grand public. Pouvez-vous nous éclairer sur le sujet ?
Noémi Michel : « Mais la Suisse n’a pas eu de colonies ! » C’est une remarque que j’entends très souvent, à la fois en Suisse et à l’étranger, lorsque je parle de mon travail autour de l’héritage du colonialisme en Suisse contemporaine. En effet, la Suisse jouit d’une image d’exception, celle d’un pays neutre, qui n’a pas pris part aux horreurs de la colonisation, de l’esclavage et des guerres mondiales. Or, ma réponse est toujours la même : certes, en tant qu’État, la Suisse n’a pas eu de colonies, mais des acteurs et des entreprises rattachés au territoire helvétique ont pris part aux multiples initiatives, institutions et pratiques qui ont alimenté l’esclavage et le colonialisme. La Suisse n’a pas eu de colonies, mais l’imaginaire colonial a circulé et a été renouvelé sur son territoire, par exemple, dans le cadre des écoles du dimanche, lorsque les enfants lisaient des illustrés pleins d’images stéréotypées des « Africains » ramenés par des missionnaires, des médecins et autres « explorateurs », ou par exemple lorsqu’ils voyaient (et voient encore) des emballages avec des illustrations stéréotypées de Noirs souriants de type « y’a bon banania ».
Les exemples abondent et ont été documentés par de nombreux travaux d’historiens et de chercheurs en sciences sociales ces dernières années1. Sur la base de ces récents travaux, les chercheuses Patricia Purtschert, Barbara Lüthi et Franceska Falk ont proposé la notion de « colonialisme sans colonies » pour faire sens du mode d’imbrication de la Suisse dans l’entreprise globale que fut le colonialisme. Le « sans » ici prend un double sens : il désigne à la fois l’absence de colonie formelle, et une définition de soi, une identité collective qui se conçoit hors du colonialisme et donc de ses horreurs. Cette définition amnésique de soi a permis aux autorités suisses de se positionner comme facilitatrices des négociations entre ex-puissances coloniales et ex-colonies. Or, si l’on remet en question ce « sans », que se passe-t-il ? Qu’advient-il des notions de tradition humanitaire, de neutralité et de démocratie, piliers de l’identité helvétique ? Comment repense-t-on certaines figures nationales ? L’exemple de Henri Dunant est très parlant à cet égard : ce dernier était à la fois le fondateur de la Croix-Rouge et le fondateur de la société coloniale suisse à Sétif en Algérie. Reconnaître la face coloniale de cette figure permet de s’interroger sur les emmêlements complexes entre la tradition humanitaire et le colonialisme en Suisse.
Vous avancez que l’image des moutons a acquis en Suisse le statut de référent central dans les débats afférents aux questions d’identité nationale et du rapport à l’Autre. C’est ce que vous désignez par le terme de « moutonologie ». D’après vos travaux, trois conceptions de la « suissitude » se sont affrontées au cours de la campagne d’affichage du « mouton noir », parmi lesquelles se trouvait la voix portée par les associations des Noirs de Suisse et les milieux antiracistes qui cherchaient à ce que les autorités condamnent ou interdisent ladite affiche. Bien que ce positionnement puisse paraître légitime sous bien des aspects, vous expliquez qu’il s’est vu complètement marginalisé dans le débat public. Pourquoi n’est-il pas parvenu à se rendre audible ?
NM : Mes travaux incluent toujours une dimension historique, cependant, comme je suis politologue, ce qui m’intéresse avant tout, c’est de comprendre comment le passé colonial impacte le présent. Or, il me semble primordial d’intégrer le poids du passé colonial dans toute analyse de la construction de la différence interne et externe en Suisse, car ce passé a participé à forger des catégories, des manières de représenter, de faire récit de l’autre et de soi. Ainsi, par exemple, si l’on ne fait pas sens de la manière dont la pensée hygiéniste raciale a circulé en Suisse ou si l’on ne s’intéresse pas au succès des zoos humains, de ces dispositifs de monstration de l’altérité, qui proposaient des mises en scène de « villages nègres » au début du siècle, on aura une conception appauvrie du racisme contemporain, on ne comprendra pas que ce racisme se nourrit et renouvelle des discours racialisant, des grilles de lecture et de hiérarchisation des corps qui ont été forgées durant la période coloniale.
Parallèlement, il est important de comprendre comment celles et ceux qui ont été déshumanisés et infériorisés par ces grilles de lecture ont développé des discours, des récits, des images et des pratiques de résistance. Ainsi, dans l’article que vous mentionnez, j’appelle « politique de la postcolonialité » la renégociation constante des résonnances du passé colonial dans le présent. La métaphore de la lutte acoustique me permet d’interroger les rapports de pouvoir postcoloniaux. Avec quelle force résonnent encore les discours et pratiques qui érigeaient les Noir.e.s en criminel.le.s ? Avec quelle force résonnent aujourd’hui sur le territoire suisse les discours et images de soi alternatifs que les Noir.e.s ont produits et continuent de produire ? La métaphore acoustique est un outil d’analyse, mais il est important de souligner que les effets de cette lutte acoustique sont bien matériels, ils ont des conséquences lourdes sur la possibilité pour les individus marqués par la différence raciale d’être entendus à part entière dans le débat public et démocratique suisse.
Ainsi pour répondre plus directement à votre question, dans le cadre de la controverse autour de l’affiche dite des moutons, les Noir.e.s ont porté des discours de dénonciation de l’affiche qui étaient difficilement audibles pour deux raisons principales. Premièrement en raison du régime de dicibilité du racisme qui prévalait à ce moment. En me basant sur les travaux relatifs aux nouvelles formes de racisme2, je qualifie ce régime par le biais de la notion difficilement traduisible de « racelessness » (de « race sans race »), à savoir d’un régime sous lequel il est tabou de faire référence verbalement et de manière directe à des catégories raciales. Or, ce régime rend taboue la verbalisation de la race, mais pas les codes visuels qui participent aux catégorisations raciales (par exemple les codes chromatiques noir/blanc) ni les références indirectes (par exemple l’évocation du criminel par l’image du mouton noir). Par conséquent, ce régime facilite la reproduction du racisme, car il rend difficile la possibilité de dénoncer le racisme : si vous mobilisez des catégories raciales explicites pour dénoncer des modes d’expression non verbale et/ou non directe de racisme, vous brisez un tabou et vous vous retrouvez… taxé.e de racisme. Lorsque les Noir.e.s ont dénoncé l’affiche du mouton, ils ont mobilisé des catégories raciales, ils se sont nommés « afro-descendants », « afro-suisses », « Noirs » et ont associé l’image du mouton à du racisme. Les mots et images qu’ils ont mobilisés faisaient référence de manière explicite et directe à la race, ils ont cherché à dire le racisme selon un régime alternatif à celui de la « racelessness ». Or la « racelessness » étant dominante, ils se sont retrouvés sanctionnés – des partisans de l’affiche les ont accusés de racisme – ou alors non relayés – les autres contestataires de l’affiche préféraient dénoncer son caractère excluant avec des images de moutons arc-en-ciel.
Deuxièmement, comme je le dis plus haut, l’espace public suisse est marqué par l’histoire coloniale et postcoloniale de la classification et de la hiérarchisation des corps. Les corps lus comme noirs notamment ont été et continuent d’apparaître comme les objets de contemplation, de consommation, comme les images – déconnectés des individus en chair et en os. La monstration de ces corps a eu historiquement pour fonction de permettre à la jeune nation helvétique multiconfessionnelle et multiculturelle de se cimenter en s’imaginant comme « blanche » et « européenne». Aujourd’hui, même si cela ne se dit jamais explicitement, la société suisse a du mal à se penser autrement que comme blanche. Lorsque des Noir.e.s apparaissent dans l’espace public en tant qu’individus en chair et en os, lorsqu’ils prennent la parole pour faire une demande à la collectivité au nom de cette collectivité, comme je l’analyse dans mon article pour le cas des politicien.ne.s noir.e.s, c’est disruptif. Ces corps noirs prennent la parole, ils s’instituent en tant que sujets et non pas objets d’un discours. Étant donné la longue histoire de construction de ces corps comme objets, cette parole n’est pas facilement audible. En somme, pour le dire autrement, la construction coloniale et postcoloniale des corps et des espaces publics européens est racialisée et elle a rendu certaines voix moins audibles que d’autres.
La question de l’opportunité d’interdire des images blessantes nous amène naturellement à la définition des contours de la liberté d’expression. Nos démocraties sont en effet traversées de tensions entre deux de leurs principales valeurs constitutives, à savoir le respect de la dignité de chacun, d’une part, et la libre expression pour tous, d’autre part. Dès lors, quels outils devrions-nous mobiliser pour arbitrer favorablement ces impératifs démocratiques qui entrent parfois en contradiction ? Ou pour le dire autrement, reprenant ainsi le titre d’un de vos récents écrits : peut-on tout dire au nom de la liberté d’expression ?
NM : Je ne peux pas vous répondre de manière simple! Dans cet écrit, mon objectif est de reformuler la question et de complexifier la tension liberté d’expression versus lutte contre la discrimination. La question n’est plus « peut-on tout dire au nom de la liberté d’expression ? », mais « comment la liberté d’expression des un.e.s peut entraver la liberté d’expression des autres ? ». En effet, si l’on admet les présupposés de la théorie des actes de discours, selon laquelle les mots agissent, et sont constitutifs de notre place dans une collectivité donnée, alors on doit admettre que certains mots, notamment les insultes racistes, sexistes et homophobes, lorsqu’ils sont répétés, lorsqu’ils circulent sans entraves, signalent à celles et ceux qu’ils ciblent qu’ils ont une moindre place dans la collectivité. Comme je le dis plus haut, les mots et les images constituent certaines voix en tant que voix qui comptent moins. Ainsi, si l’on prend au sérieux le principe de la liberté d’expression, en tant que pilier fondamental de la vie démocratique, il est important de se demander comment la liberté d’exprimer des propos discriminants va enfreindre la possibilité de certain.e.s citoyen.ne.s à pouvoir s’exprimer librement.
Reformulée dans ce sens, la question démontre à quel point le débat autour des limites de la liberté d’expression est nécessaire et important pour… la liberté d’expression elle-même ! Ceci offre une perspective quelque peu différente de celle des discours populistes qui associent toute réflexion ou tout positionnement au sujet des limites de la liberté d’expression à une forme de « police de la pensée » ou encore de « dictature du politiquement correct ». J’admets que les arbitrages entre ce qu’il est acceptable de dire ou ne pas dire sont extrêmement délicats, d’ailleurs je finissais l’écrit auquel vous faites référence par une série de nouvelles questions : je me demandais par exemple si l’interdiction par avance et par le biais de la loi de certains mots nuisibles n’aurait pas pour conséquence de verrouiller la résistance auto-organisée des groupes ciblés par ces mots, de déterminer depuis le haut et au nom de ces groupes ce qui leur est nuisible… En tous les cas, avec du recul, je crois que la position que j’essaie de défendre en m’appuyant sur plusieurs philosophes politiques, c’est que justement, une société qui prend au sérieux la liberté d’expression ne peut pas l’ériger comme une valeur ou comme un attribut, mais doit la questionner comme une institution dont les contours doivent sans cesse être rediscutés et redéfinis avec tous les membres de cette société. Ou pour le dire encore autrement, j’appréhende la liberté d’expression comme quelque chose de dynamique : personne ne devrait pouvoir se déclarer défenseur de la liberté d’expression, car faire cela c’est défendre un arrangement existant qui repose sur l’exclusion de certaines voix et donc sur l’entrave à leur liberté d’expression.
Lors de votre participation au Festival du Film et Forum International sur les Droits Humains en mars dernier, vous avez entre autres évoqué l’existence d’un « racisme anti-musulman ». C’est une thématique que vous connaissez bien puisque vous avez récemment copublié un livre au sujet des musulmans en Suisse. Sur un plan sémantique, d’abord, pourquoi vous semble-t-il pertinent d’employer le terme de « racisme » pour désigner les pratiques discriminatoires et violentes à l’encontre des musulmans, groupe pluriel plutôt identifiable à sa différence religieuse et/ou culturelle ? Ensuite, s’agissant des formes concrètes que prennent ces pratiques, pouvez-vous nous en décrire les spécificités – en comparaison par exemple avec le racisme envers les Noirs ?
NM : Lors de cette table ronde, j’avais pour tâche de tirer des fils entre le contenu du film de Raoul Peck I am not your Negro (autour de la vie et de la pensée de l’Africain-Américain James Baldwin) et la question du racisme anti-Noir.e en Suisse, même plus précisément à Genève. J’ai notamment évoqué comment le racisme avait pour conséquence d’invisibiliser, de criminaliser, de sensationnaliser, d’exotiser et de banaliser la violence faite aux individus perçus en tant que Noir.e.s et comment ces opérations injurieuses trouvaient leur racine dans l’histoire de l’esclavage et de la colonisation. Or, puisque les images et les imaginaires coloniaux ont également participé à la fabrication de la grille de lecture des corps marqués comme « arabes » « orientaux », ces opérations injurieuses touchent d’une manière très similaire les musulman.e.s. Il me semble important d’appréhender la logique racialisante qui opère dans la construction des musulman.e.s comme « autres ». C’est pour cela que le terme « racisme anti-musulman.e » peut être utile, à des fins d’analyses, mais aussi de lutte politique. En même temps, comme vous le dites, les multiples opérations injurieuses et les formes de résistance qui relèvent du groupe pluriel des musulman.e.s sont complexes, notamment en raison de la dimension religieuse qui vient s’ajouter, ou plutôt, s’emmêler à la dimension raciale. Ceci rend délicate la question du choix des termes.
Ainsi, du point de vue sémantique, lorsque l’on dit « racisme anti-musulman.e », on met en avant l’historicité coloniale, mais on risque d’effacer le poids d’autres moments historiques, par exemple le fait que la construction injurieuse de la figure du Musulman en Europe doit aussi être inscrite dans le contexte des croisades. En tous les cas, c’est aux personnes directement concernées de décider comment elles veulent désigner les formes d’oppression qui les touchent. La chercheuse et activiste Hanane Karimi me disait lors d’un événement organisé en mars dernier par le Collectif Faites des Vagues qu’elle trouvait important de ne pas abandonner le terme d’islamophobie, car il était important de se saisir de ce terrain sémantique à l’heure où, en Europe, de plus en plus de personnalités publiques se revendiquent islamophobes et fières de l’être. Elle utilise le terme « islamophobie » et se désigne en tant que « racisée », évoquant ainsi, par ces termes, la multidimensionnalité des formes d’oppression et des historicités qui touchent les musulman.e.s.
Pour faire le lien avec le projet « Citoyenneté et Immigration » qui vous occupe actuellement avec une équipe de chercheurs de l’Université de Genève, qu’est-ce que ces manifestations d’hostilité à l’égard de l’Autre en général et des musulmans en particulier nous disent sur le modèle d’intégration helvétique et sa trajectoire historique ? Comment se situe-t-il notamment vis-à-vis de la philosophie de la France, où des discours assimilationnistes musclés sont fort répandus ?
NM : Notre projet s’intéresse à la philosophie publique de l’intégration des étrangers en Suisse telle qu’elle s’est reconfigurée à partir des années 2000, à savoir à partir du moment où une nouvelle législation autour des étrangers et de l’asile a commencé à se mettre en place. Le terme d’intégration est au centre de cette législation et préconise une politique du « fordern und fördern » (« encourager et exiger »), ce qui implique que l’intégration ne relève pas juste de l’assimilation des étrangers, mais aussi d’un effort des Suisses. Dans ce cadre, un espace législatif s’est ouvert pour la lutte contre la discrimination et, au sein de ce projet, ce qui m’intéresse, c’est d’investiguer à quel point et comment ce nouvel espace juridique et discursif est effectif ou au contraire s’il reconduit des logiques de « racelessness » (ce que j’évoquais avant). De manière plus générale, nous nous intéressons aux logiques d’exclusion qui sont reconduites ou non par la philosophie publique d’intégration en Suisse.
À cet égard, l’une de nos hypothèses, c’est que la nouvelle philosophie d’intégration n’est pas si nouvelle et reproduit, sous un autre nom, des formes d’exclusion assez similaires aux logiques assimilationnistes qui prévalaient auparavant. Comme le souligne Véronique Mottier, à l’instar des autres États-nations européens, la Suisse s’est construite par le biais d’une quête de l’ordre3. Or cette quête était d’autant plus obsessionnelle qu’elle devait intégrer dans un espace national plusieurs langues, confessions et cultures. Elle a donné lieu à un confédéralisme à la suisse, qui est souvent qualifié comme un modèle exceptionnel de « vivre ensemble ». Mais cette quête de l’ordre a aussi donné lieu à la production d’une peur collective vis-à-vis des agents internes (par exemple les femmes de « mauvaises mœurs ») ou externes (les étrangers) qui viendraient remettre en cause l’équilibre helvétique.
Cette trajectoire historique a consolidé une politique de la différence, qui, comme le souligne le professeur qui dirige notre projet, Matteo Gianni, cherche prioritairement à accommoder les différentes minorités territoriales en Suisse. Or, lorsque des groupes qui n’appartiennent pas aux minorités territoriales historiques de la Suisse cherchent à remettre en question les accommodements de vivre ensemble existants (par exemple lorsque des groupes ont demandé l’instauration d’un carré musulman dans les cimetières publics), cela est souvent considéré comme une remise en question profonde de l’équilibre existant, comme une menace, et non pas comme une forme de participation à la vie démocratique4.
Selon cette logique, on demande aux étrangèr.e.s et à leurs enfants de s’intégrer, mais s’ils font des demandes qui excèdent certains arrangements de vivre ensemble historiquement cimentés, alors on les taxe de « trop différent.e.s », de « pas assez intégré.e.s ». C’est paradoxal, car du coup, les discours d’intégration participent d’une logique de dépolitisation et donc de désintégration (si l’on définit l’intégration comme une forme de participation à la vie collective sociale et politique). Nous explorons ce paradoxe, et bien entendu, nous aurons plus à vous en dire courant 2018 lorsque le projet sera terminé.
Concluons sur un thème transversal à tous les éléments abordés dans cet entretien : le genre. En mars 2016, lors de la Semaine contre le racisme, vous avez contribué à mettre sur pied des ateliers au cours desquels des citations de femmes noires étaient mobilisées dans le but de susciter des discussions sur le racisme au quotidien. Dans quelle mesure les grilles d’analyse qui se rapportent au genre peuvent-elles informer notre compréhension des expressions de racisme au sein de l’espace public ? Quels instruments de résistance nous offrent-elles ?
NM : Dans le cadre de ces ateliers conçus par le Collectif Afro-Swiss et le groupe de recherche PostCit « Penser la différence raciale et postcoloniale », nous avons mobilisé des citations de femmes afrodescendantes telles que Audre Lorde, May Ayim, Leonora Miano, qui évoquent des situations du quotidien durant lesquelles il est très difficile de démêler ce qui relèverait du sexisme ou du racisme. Ces récits démontrent à quel point le genre et la race se co-constituent, opèrent de concert. Par exemple, lorsqu’une femme qui a une afro se fait régulièrement toucher les cheveux, c’est à la fois la construction du corps noir comme appropriable et la construction du corps féminin comme disponible qui coopèrent et l’exposent à du racisme genré et du sexisme racialisé. La grille d’analyse du genre – mais la grille d’analyse de la classe et de la religion également – permet ainsi de mieux faire sens des différentes expériences que vivent les personnes marquées par la différence raciale.
Cependant, je voudrais aussi répondre à votre question en la reformulant dans l’autre sens : dans quelle mesure les grilles d’analyse qui se rapportent au racisme permettent de mieux comprendre les expressions de sexisme au sein de l’espace public ? Avec plusieurs membres du groupe PostCit, nous avons écrit une chronique et fait une action dans l’espace public à l’occasion du 8 mars dernier. Nous avons voulu montrer que prendre en compte l’histoire de la « race » enrichissait nos ressources pour penser l’émancipation des femmes en Suisse. Ainsi nous avons imaginé qu’un 8 mars postcolonial ferait la part belle à des figures telles que Amanoua Kpapo qui fut employée (et donc exhibée) dans les zoos humains en Suisse et que le récit de son expérience permettrait de mieux saisir les contours du sexisme qui touche notamment les femmes non blanches en Suisse.
Dans un même ordre d’idée, l’une des lectures qui m’a le plus marquée récemment, le livre magistral Le ventre des femmes de Françoise Vergès, montre comment au moment où les féministes blanches en Europe continentale luttaient pour le droit à l’avortement, les femmes dans certaines colonies étaient soumises à des avortements et des stérilisations forcées. L’histoire de la « race » renvoie à des politiques asymétriques de contrôle des naissances : certaines descendances étaient promues (la descendance « européenne »), d’autres étaient marquées comme dangereuses (les descendances « non blanches »). Reconnaitre l’héritage de ces histoires oblige à complexifier ce que l’on peut entendre par la résistance féministe. Lorsque des féministes disent que certaines femmes vivent encore sous le joug du patriarcat traditionnel parce qu’elles feraient « trop » d’enfants, elles invisibilisent complètement l’histoire des avortements forcés liés au colonialisme et de la dispersion forcée de la parentalité liée à l’esclavage – l’émancipation qu’elles prônent devient étriquée, basée sur ce que Françoise Vergès appelle une « cartographie mutilée ». Historiciser et analyser le genre et la race ensemble revient à intervenir sur cette cartographie, à chercher à la réparer pour mieux saisir les complexités et le devenir du monde.
Références:
1. Voir notamment les écrits suivants : Purtschert, P., & Fischer-Tiné, H. (Eds.). (2015). Colonial Switzerland. Rethinking Colonialism from the Margins. Basingstoke: Palgrave-Macmillan; Minder, P. (2011). La Suisse coloniale, Les représentations de l’Afrique et des Africains en Suisse au temps des colonies (1880-1939). Berne: Peter Lang ; Etemad, B., David, T., & Schaufelbuehl, J. M. (2005). La Suisse et l’esclavage des Noirs. Lausanne: Ed. Antipodes ;
Société d’histoire de la Suisse romande ; Harries, P. (2007). Butterflies & barbarians : Swiss missionaries & systems of knowledge in South-East Africa. Oxford: J. Currey.
2. Voir notamment El-Tayeb, F. (2011). European Others; Queering ethnicity in postnational Europe. Minneapolis: University of Minnesota Press et Goldberg, D. T. (2009). The Threat of Race; Reflections on Racial Neoliberalism. Maden, MA, Oxford Victoria: Wiley-Blackwell.
3. Voir Mottier, V. (2000). Narratives of national identity : sexuality, race, and the Swiss « dream of order ». Revue suisse de sociologie, 26(3), 533-558 et Mottier, V. (2006). Eugenics and the Swiss gender Regime: Women’s Bodies and the Struggle Against Difference. Swiss Journal of Sociology, 32(2), 253-267.
4. Gianni, M. (2003). le multiculturalisme en Suisse: quelques regards critiques, Colloque du 24 et 25 mai 2002. In SGMOIK & SSMOCI (Eds.), Les musulmans de Suisse.
"Selon cette logique, on demande aux étrangèr.e.s et à leurs enfants de s’intégrer, mais s’ils font des demandes qui excèdent…