Politique Le 13 mai 2016

Le Parti libéral-radical genevois: des racines sociales, vraiment? (1878-1906)

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Le Parti libéral-radical genevois: des racines sociales, vraiment? (1878-1906)

Tram 66 au Boulevard de Plainpalais, actuellement place du Cirque, à Genève. [Alain Gavillet – https://www.flickr.com/photos/trams-lisbonne/4698518517/in/photostream/]

Depuis la fusion des partis libéral et radical en 2009 à Genève, on n’entend plus l’homo radicalis claironner un fait pourtant établi depuis longtemps dans les conversations autour d’un verre de blanc à Dardagny ou d’un vermouth à la Place du Cirque. Plus qu’un fait, une réalité tellienne : le Parti radical aurait amené à Genève sa fibre sociale, le Parti radical était « à gauche » il y a fort longtemps.

Sous l’impulsion de Georges Favon (1843-1902), les libéraux et les socialistes seraient restés dans l’ombre d’une troisième voie de synthèse transcendante : État responsable, institutions scolaires modernes, sécurité sociale. Les radicaux genevois auraient constitué le parti populaire par excellence, incarnant à lui seul les aspirations des Genevois.

D’ailleurs, un petit détour par le site internet du PLR genevois nous apprend que parmi ses valeurs, celle de solidarité occupe une place encore significative1– un reliquat hérité des radicaux et sonnant quelque peu comme un prix honorifique pour l’ensemble d’une carrière. Alors si le PLR réclame une originale sociale, la retrouve-t-on dans la période généralement présentée comme la plus gauchisante de son histoire radicale ?

 

Genève au coeur de l’Europe industrielle : l’émergence de la question sociale

Au tournant du 20e siècle, alors que la question sociale est une préoccupation majeure dans l’Europe industrialisée, l’Empire allemand et la IIIe République française optent, chacun à sa façon, pour un renforcement de la législation du travail. Celui-ci vise dans les deux cas à calmer les esprits et à assurer un équilibre social en donnant des gages aux tenants de la social-démocratie ou du socialisme : quelques assurances ouvrières par-ci, une limitation du travail par-là. La Suisse fédérale, au sein de laquelle plusieurs cantons ont fait figure de pionniers en la matière, adopte en 1877 une loi sur le travail en fabrique2.

À Genève, pas encore de genferei. Le sujet est amené sur la table pour la première fois par des radicaux alors que leur parti vient de subir plusieurs déconfitures – en 1878, leur leader Carteret et sa politique de Kulturkampf a éloigné l’électorat catholique et fortement tendu la situation politique. Tout est à refaire.

De plus, les socialistes commencent à s’organiser de manière plus structurée. La jeune meute radicale (Georges Favon, Adrien Lachenal, Pierre Moriaud et Alexandre Gavard, le « quatuor ») saisit alors la balle au bond : la question sociale sera le nouveau cheval de bataille des radicaux à Genève. Des projets-phare vont alimenter les discours, programmes et débats au Grand Conseil sous leur impulsion :

1. Le tribunal de prud’hommes élus par les ouvriers et par les patrons (loi constitutionnelle acceptée en 1882) ;

2. L’assurance obligatoire (discutée entre 1885 et 1886), l’assurance obligatoire contre la maladie (discutée entre 1886 et 1888 puis abandonnée) ;

3. Les syndicats obligatoires de patrons et d’ouvriers (projet de loi discuté entre 1890 et 1891 puis abandonné).

D’autres mesures, moins débattues et ayant un impact potentiel bien moindre, sont également discutées voire mises en oeuvre durant cette époque.

 

Retour sur une aventure rhétorique

À la fin du 19e siècle, les radicaux multiplient donc les justifications concernant l’introduction de mesures sociales dans leur programme.

La première d’entre elles est le fait que, selon eux, il aurait été précipité de présenter de telles mesures plus tôt aux ouvriers (notamment ceux des fabriques, nombreux dans le quartier de Saint-Gervais), dont l’éducation politique serait encore faible ; cela expliquerait selon eux que leurs propositions ne fussent présentées auparavant. En outre, les ouvriers seraient mal représentés politiquement : le groupe ouvrier de l’époque3 serait peu actif et ne constituerait qu’une opportunité électorale éphémère. Le discours se fait volontiers paternaliste. Les radicaux n’ont en effet aucun intérêt à voir se constituer un mouvement ouvrier structuré et durable, eux qui, depuis plusieurs décennies, prétendent représenter le corps citoyen dans son ensemble. Le phagocytage des voix ouvrières leur échappant apparaît donc comme un premier élément du discours radical.

Ensuite, il s’agit de placer Genève comme une pionnière suisse en termes de législation du travail et d’assurances. L’assurance maladie est présentée comme une avancée inéluctable dans l’Europe industrialisée : la Suisse ne ferait que prendre le train en marche en l’établissant à son tour. Lorsque le projet d’assurance maladie est présenté à Genève, la Belgique et l’Allemagne en ont d’ailleurs déjà institué une. Mais parce qu’aucun autre canton helvétique ne l’a mise en place, et aussi en raison de son caractère obligatoire, le projet suscite la méfiance et périclite.

Enfin, les tentatives de présenter les nouveaux projets comme de petits pas en avant plutôt que comme de grands changements traduisent la volonté de ne pas bousculer son propre électorat. La plupart du temps, on souligne le progrès apporté par ces projets en faisant un parallèle avec la modernité du radical James Fazy à son époque. Cela donne lieu à des analogies christiques étonnantes, lorsqu’il est par exemple question de l’instauration de l’assurance maladie :

« Les radicaux demeurent fidèles à leurs principes et conséquents avec eux-mêmes. Ils proclament, après James Fazy et les apôtres les plus éminents des doctrines progressistes, que le radicalisme politique […] doit inscrire incessamment dans les institutions les lois et les règles d’économie sociale qui […] sont appelées à diriger l’action du suffrage universel et la marche d’une démocratie.4»

 

Et pourtant, peu de concrétisations

Malgré le travail de certains radicaux, aucune avancée majeure annoncée ne parvient à prendre forme, à la seule exception des prud’hommes, instaurés au début de cette période (1882). Il ne s’agit plus alors de justifier la nouveauté, mais d’expliquer le retard en la matière, alors que l’assurance et les syndicats obligatoires ont constitué le cœur des discours radicaux depuis des années. La justification va porter sur deux aspects principaux :

1. La concurrence du Parti démocratique5 qui s’opposerait systématiquement à ces nouveaux projets. Pourtant, il n’a pas pu à lui seul bloquer tous les projets. De plus, les querelles ont dû être particulièrement aigües au sein des radicaux eux-mêmes, notamment entre les partisans de la ligne « sociale » et les autres, lorsque l’introduction du scrutin proportionnel au Grand Conseil (1892) réduit drastiquement leur députation. Georges Favon (alors député au Grand Conseil et conseiller national), ardent défenseur d’un radicalisme quasi socialisant, écrit à son ami le conseiller fédéral Adrien Lachenal en 1894 : « Plus je vais, plus je suis certain que mon rôle est de cesser de diriger […] un parti qui n’existe plus que par le nom et les traditions […] »6

2. Genève est en retard, cependant la question se poserait davantage sur la scène fédérale que cantonale. Les radicaux se dédouanent ainsi de leurs échecs cantonaux en expliquant le peu de pertinence de tels projets dans un cadre strictement genevois.

Dès 1894, les rédacteurs de l’organe de presse radical officiel, Le Genevois, vont alors tenter de mettre en évidence la proximité (de volonté plutôt qu’idéologique) entre radicaux et socialistes à tendance parlementaire. Il faut noter qu’à cette époque, il est possible de faire partie des deux « camps », dont les frontières ne sont pas toujours bien délimitées. Jusqu’en 1914, pour des raisons principalement électorales plutôt que par convergence de vue, les deux partis vont s’allier pour la plupart des élections cantonales dans une « union des gauches ». Si ce rapprochement électoral leur permet de remporter de nombreuses victoires, aucun grand projet social n’est discuté ni mis en œuvre !

 

Les limites de l’implication sociale des radicaux

Au-delà des avancées rhétoriques sur la nécessité ou non de mesures sociales, sur la faute à imputer à tel groupe ou telle personnalité, on peut identifier trois facteurs au moins qui expliquent pourquoi les concrétisations ne se multiplient pas. Ces éléments sont avancés en permanence dans le discours radical et en parallèle aux justifications évoquées plus haut :

1. Tous les responsables radicaux, à la fois dans leurs discours, leurs interventions au Grand Conseil et leurs correspondances, font état de leur volonté d’unir toutes les classes, de maintenir l’ordre et la paix sociale. Cela va de pair avec leur volonté de se présenter comme le parti populaire, c’est-à-dire de représenter le peuple dans son entier – une volonté liée au besoin explicite de ne pas mettre en péril l’industrie genevoise, à une période où les grèves se multiplient.

2. Les radicaux évoquent également les problèmes financiers du canton. La fin du 19e siècle est en effet marquée par des investissements plus soutenus que jamais auparavant. Les démocrates insistent souvent sur le fait que les radicaux soutiendraient des projets pharaoniques ; ils en font un véritable topos dans leurs attaques au Grand Conseil. Dès lors, il devient de plus en plus difficile pour leurs adversaires de soutenir des projets sociaux dispendieux.

3. Les radicaux prétendent régulièrement inscrire leur action politique dans une logique de progrès constant, de mouvement temporel irréversible. Cette conscience historique présentée par plusieurs de leurs meneurs fait se confronter tout idéal politique à une politique des petits pas. En se posant comme le groupement ayant pris à bras le corps la question sociale, le parti radical serait celui qui aurait enfin réalisé certaines avancées au sein de la politique genevoise.

Ces trois récurrences ancrées profondément dans les idéaux radicaux empêchent ainsi un bouleversement essentiel de politique au sein de cette mouvance. Elles semblent constituer un frein considérable à toute politique sociale véritable. Si les justifications pour amener la question sociale à Genève et celles expliquant les retards pris dans cette politique ont pu paraître opportunistes, cette marge de manœuvre soi-disant non dogmatique est relativement faible dans un contexte politique genevois propice au conservatisme d’où aucune nouveauté sociale véritable n’émerge, malgré les avancées européennes et helvétiques.

Parler de « politique sociale radicale » est ainsi une extrapolation peu évidente à partir de quelques faits de la période étudiée, mais aussi une impossibilité tracée dans la nature même du radicalisme genevois de cette époque. De même qu’il est vain de chercher un programme social dans le Parti radical d’après-Guerre, la période étudiée ici ne permet pas de relever une volonté idéologique et programmatique de changement profond, contrairement au mythe que l’on peut encore entendre ci et là. Il s’est plutôt agi de corrections visant, entre autres et malgré la probable bonne foi (insondable) de personnalités en vue, à s’assurer un électorat populaire et conséquent pour un parti en perte de vitesse. Invoquer, au 21e siècle, la notion de solidarité7 parmi les valeurs du PLR, quand leurs ancêtres radicaux et libéraux l’ont respectivement effleurée et rejetée, ne peut donc que paraître étonnant.

 


Cet article reprend largement les thèses approfondies dans le mémoire de l’auteur du présent article : La question sociale comme opportunité. Discours et enjeux autour des mesures sociales radicales à Genève (1878-1906), Genève, [s. n.], 2016.

[1] http://www.plr-ge.ch/v2/parti/valeurs

[2] Première loi à portée « nationale » en Europe sur la protection de l’ouvrier de fabrique. Voir http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F13804.php

[3] Depuis 1886, le Parti national-ouvrier est présent au Grand Conseil avec 8 sièges sur 100.

[4] « L’assurance obligatoire et la législation fédérale I », Le Genevois, 8.1.1890.

[5] L’adversaire libéral depuis les années 1870 jusqu’au 20e siècle, plutôt proche de la Genève financière, de la « ville haute ».

[6] Correspondance Favon-Lachenal, feuille 25, 4.9.1894.

[7] Précisons que cette notion, que semblent soutenir les radicaux socialisants de la période étudiée ici, connaît son développement théorique et politique propre mais suppose une politique sociale.

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