L'Entretien Jet d'Encre Le 16 octobre 2015

L'Entretien Jet d'Encre #2,
Avec Médine

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Avec Médine

© Koria

Qu’on aime sa musique ou non, épouse ses idées ou pas, il faut reconnaître que Médine est un des rappeurs qui accepte le plus de débattre, et ce sur des sujets de fond, divers et variés. Alors que son Démineur Tour passera demain par Neuchâtel (samedi 17 octobre), je me suis entretenu avec lui par téléphone. Au menu notamment : son indépendance retrouvée, ses lectures, son usage de la provoc’ comme arme médiatique, et même les Femen…

GEOS : Démineur est ton premier projet en indépendant depuis longtemps. Tu as appelé ça une « libération ». Avec le recul, est-ce que tu regrettes d’avoir signé chez Because Music en 2007 ?

J’avais déjà sorti des albums en indépendant chez DIN Records, depuis 2004 : 11 Septembre, Jihad… Quand j’ai signé chez Because Music, c’était un transfert administratif. J’ai toujours continué à travailler avec la même équipe, DIN Records. Et je ne regrette absolument pas d’avoir signé chez Because, c’était une véritable expérience de connaître comment fonctionnent les majors, les maisons de disque, pour pouvoir les infiltrer et surtout comparer le travail d’indépendant que l’on avait chez DIN Records depuis une quinzaine d’années. On s’est rendu compte finalement qu’on était beaucoup plus pro-actifs qu’une maison de disque traditionnelle.

De manière générale, dans les médias, j’ai remarqué que tu tenais à rappeler ta démarche d’étudiant. Entre autres, tu n’hésites pas à dire que tu as lu des livres et fait des recherches… Ce n’est pas forcément quelque chose de très courant chez les rappeurs. Ceux-ci ne se sentent pas toujours concernés par la lecture, les études, etc. Et quand c’est le cas, on a l’impression que certains ont honte d’assumer ce côté. En quoi, pour toi, c’est important d’expliciter cette démarche de quête de connaissances ?

C’est d’abord par humilité, pour ne pas être dans un discours plein de prétention, dire que j’ai la science infuse sur les sujets que je traite, etc. Quand bien même tu parlerais exclusivement de la street, seulement en la vivant, c’est mieux si tu donnes des références de cette rue. Aujourd’hui, les rappeurs sont la plupart du temps des espèces de rats de studio, des gens qui habitent dans d’autres quartiers que ceux dont ils vantent les mérites au quotidien. Moi j’essaie d’être dans une démarche d’étudiant pour rappeler qu’on doit se documenter, on doit connaître les sujets que l’on évoque, parce qu’on a quand même une responsabilité vis-à-vis d’un auditoire. C’est donc avant tout une démarche d’humilité, et de partage.

Je rebondis un peu sur ce que tu viens de dire. Si tu avais trois livres à conseiller à tes lecteurs, lesquels seraient-ils ?

Là tout de suite, je te parlerais du bouquin d’Edwy Plenel – le grand journaliste que l’on connaît –, qui s’appelle Pour les musulmans. C’est très marqué comme titre, mais c’est bien plus qu’un sujet qui ne concerne que la communauté musulmane. Ce livre invite au rassemblement, sort de la victimisation. Il y a aussi le roman Les murailles de feu, qui parle de la Grèce antique. Vous avez tous vu le film 300, les Spartiates, tout cet imaginaire que l’on véhicule dans le cinéma hollywoodien… Ce livre remet à plat les fantasmes et la réalité de ce qu’a été la bataille des Thermopyles. Très intéressant, très instructif, ça redonne aussi beaucoup le mérite aux femmes spartiates de l’époque, qui étaient derrière les guerriers que l’on connaît plus, comme Léonidas. Et en dernier, ce serait l’autobiographie de Malcolm X, co-écrite avec Alex Haley. Je la conseille à tout le monde parce qu’il y a beaucoup de rédemption dedans.

Tu cites donc Edwy Plenel pour le premier ouvrage, et tu l’as déjà mentionné dans « Speaker Corner ». Entre les rappeurs et les journalistes, pourtant, c’est toujours une relation un peu compliquée. À la fin du mois de septembre par exemple, Nekfeu était interviewé chez ONPC, et c’était l’accueil habituel, en mode condescendant, caricatural et réducteur. Toi, malgré tout, je sais que tu n’hésites pas à aller sur les plateaux TV. Quelle est ta politique par rapport à ça ? Est-ce que ça t’arrive quand même de refuser certaines invitations ? Ou tu considères comme un devoir d’aller défendre ton point de vue partout ?

S’il y a bien une spécificité qui me caractérise, sans prétention, c’est que je ne fuis absolument pas le terrain du débat. Je provoque énormément avec mes morceaux, la transgression est régulière dans mes albums, et j’aime ça, j’aime jouer sur les fantasmes, les peurs, les a priori, les symboles, pour mieux les déconstruire justement. Ma force, c’est que je ne fuis par le terrain de la discussion derrière. Après, en tant que rappeur, il faut composer avec de plus gros a priori encore de la part des journalistes, sur ce qu’est le monde du rap, ce qu’est la musique urbaine. On est souvent taxés d’analphabètes, de personnes qui n’ont pas forcément de références. On dit que c’est simplement de l’ultra-violence, de la rigolade, etc. Alors qu’en réalité, il y a une véritable culture, qu’on le veuille ou non, qui est en train de s’installer dans toutes les sphères de notre société. Aujourd’hui, tu entends de la musique urbaine partout, aussi bien chez les publicitaires que dans les galeries d’art. Moi ce n’est pas trop mon but que le rap arrive jusque là, je dis juste qu’il y a un constat actuel qui n’est pas fait par le monde journalistique, à savoir que la culture urbaine est vraiment partout, et que c’est véritablement une culture.

Maintenant, mon objectif à moi n’est pas de plaire à ces gens-là. Je veux au contraire les déranger. Je n’en ai rien à cirer d’entrer dans une galerie d’art, de faire bonne figure, et d’avoir une exposition sur ce qu’a été le rap, ce qu’il est aujourd’hui et ce qu’il deviendra… Ce qui m’intéresse surtout c’est de déranger précisément ce monsieur journaliste imbu de sa personne, qui croit qu’il peut donner des conseils à tout le monde. Et je transpose même ça plus sociologiquement, dans le sens où celui qui a cette attitude-là face au rappeur, c’est aussi celui qui a cette attitude face à la personne issue de l’immigration, au musulman, au jeune des quartiers, qui raisonne encore avec des relents de colonialisme. Moi j’aime qu’il y ait ce genre de clashs sur les plateaux TV, ça montre bien l’étendue des restes, des vestiges du colonialisme qui peut encore exister dans le discours de certains.

Pour continuer sur le rapport avec les médias, en « fouinant » un peu sur Internet, j’ai vu que tu avais eu quelques conflits avec des journalistes et activistes-blogueurs. Dans « Grand Médine » par exemple, tu disais : « Je viens pour libérer les quartiers, pas de quartier pour Quartiers Libres ». Et tout récemment, je suis tombé sur une vidéo d’un de tes camions-concerts, où tu as changé les paroles, en disant désormais : « Libérez les quartiers, même avec l’aide de Quartiers Libres ». Ce n’est pas la première fois que tu évolues ouvertement par rapport à quelque chose que tu pensais auparavant. En quoi est-ce important pour toi de toujours se remettre en question, quitte justement à modifier tes propres paroles après coup ?

Je revendique le droit à la contradiction. Il y a des choses qui sont vraies dans un contexte, et d’autres qui ne deviennent plus du tout vraies dans un autre contexte. Donc forcément, l’intelligence, ce n’est pas de rester buté en disant : « moi, j’ai toujours eu le même discours ». L’intelligence, c’est d’avoir la meilleure lecture à l’instant T d’un sujet ou d’un autre, quitte même à se contredire par rapport à ce qu’on a pu dire dans le passé.

En l’occurrence, concernant Quartiers Libres, il ne s’agit absolument pas d’une contradiction. Il s’agit d’un point de vue qui a évolué, clairement, dans le sens où ils m’ont reproché à travers divers articles d’avoir eu des fréquentations, des accointances… Moi en fait, je n’en ai rien à cirer de ce qu’ils me disent sur le fond, parce qu’au final sur le fond, avec Quartiers Libres, nous sommes d’accord sur beaucoup de sujets ; c’est ça qui est assez marrant. Maintenant, c’est sur la forme : comme si moi, jeune de quartier, je ne pouvais pas avoir l’instrument nécessaire pour pouvoir me désaliéner de certains discours, m’émanciper d’autres discours… Cette attitude paternaliste. Parce qu’eux ont des formations, parce qu’eux seraient dans le militantisme depuis un certain temps, il faudrait qu’on leur fasse révérence, et qu’on fasse des références à eux continuellement quand il s’agit d’engagement. Mais, eh gros, l’émancipation se fait n’importe où, à n’importe quel moment. J’ai le droit de m’émanciper de ce discours que tu qualifies toi de radical et de ton propre discours, de ta propre ligne politique, que tu penses être la bonne pour tout le monde. C’était cette attitude condescendante que j’ai fustigée. Mais aujourd’hui, je me rends compte surtout qu’on a plus de points communs que de points de divergence. Donc forcément, quand je commence une tournée de concerts, j’adapte les paroles. Désormais, je veux libérer les quartiers même avec l’aide de Quartiers Libres.

Pour revenir à ton projet Démineur, le titre « Don’t Laïk » avait fait pas mal polémique. Tu t’es expliqué plusieurs fois pour dire que tes propos étaient là pour provoquer, et par extension faire réfléchir, amener le débat… Après toutes ces années à utiliser la provoc’ comme arme – notamment médiatique –, as-tu l’impression que c’est un moyen efficace pour délivrer ton message ?

C’est le meilleur moyen selon moi. C’est comme ça qu’on est entendu. Parfois certaines personnes se ferment sur la forme, aux premiers abords. Mais on finira par les récupérer sur le terrain du débat. C’est exactement ce que je te disais tout à l’heure : moi je ne me cache pas derrière la provocation, dans le sens où ce serait une forme de transgression artistique, et donc commencer à expliquer un morceau voudrait dire que ce morceau a mal été compris… Non, pour moi, la provocation stimule, elle met le point précisément sur une crispation, elle tente même de transgresser cette crispation voire l’exagérer, la déformer, pour au final créer des réactions épidermiques. Ma méthode, c’est de ne pas fuir la discussion derrière. La provocation n’est pas une espèce de bouclier pour que je reste confortable dans ma carrière d’artiste. Moi je ne gère pas de carrière, je ne gère pas d’image. Je fais du rap par vocation. Via la provocation, je perds certaines personnes ponctuellement sur certains morceaux, parce qu’il y a incompréhension, c’est une réalité, c’est le risque. Mais je finis par les récupérer, soit sur le terrain du débat, soit deux-trois morceaux plus tard, où on a une grille de lecture un peu plus élargie.

Pour rester sur « Don’t Laïk », à 1 minute 40, tu parles du mouvement des Femen, qui est vraiment un sujet de désaccords et de polémiques actuellement en France. Tu dis : « Marianne est une Femen, tatouée Fuck God sur les mamelles. Où était-elle dans l’affaire de la crèche ? Séquestrée chez Madame Fourest ». En quoi la provocation des Femen serait-elle moins acceptable que celle que tu utilises dans tes textes et tes clips ?

Ça c’est une très bonne question. Je te donne un exemple. Elles sont venues récemment à une rencontre organisée par une association musulmane, pour protester soi-disant contre les conditions de la femme au sein de la communauté musulmane. Elles ont déboulé sur scène avec des slogans du genre : « Je me détermine moi-même », « Je suis mon propre prophète », etc1. Et derrière, ce qui a été véhiculé comme message officiel de la part des Femen étaient des mensonges. Elles étaient là pour soi-disant contrecarrer un discours sexiste, qui allait à l’encontre des droits des femmes. Or, en l’occurrence, il y a tout un tas de journalistes qui étaient là sur place et qui ont démenti la version officielle des Femen2, largement reprise parce que c’était commode de dire qu’il s’agissait d’une rencontre misogyne autour de la femme musulmane. Voilà en quoi il y a une grande différence. Elles, ce sont des réac’, clairement, et surtout des menteuses. La provocation est acceptable quand elle suscite un débat sain derrière. Là, quel genre de débat les Femen suscitent-elles ? Est-ce qu’on les voit sur les plateaux TV débattre sereinement ? Est-ce qu’on a vu les Femen aller dans les écoles et les universités pour défendre les jeunes musulmanes qui étaient interdites d’éducation ? On ne les a pas vues, au même titre qu’on n’a pas vu Caroline Fourest. Ce féminisme à 2 balles 50 qui utiliserait soi-disant la provocation pour nous faire réagir n’accepte pas le débat contradictoire. Il n’est pas du tout dans une logique fédératrice, mais dans une logique destructrice.

Terminons avec une question sur ta tournée. Au moment où je te parle, j’entends que tu es dans ton camion, sur la route. Quel est le concept de cette tournée ? Tu viens dans les villes avec un camion et joues à l’intérieur même ? Comment ça se passe au niveau des autorisations ? J’ai vu que certaines dates avaient été interrompues par la police…

Oui, mais c’est parce qu’on a fait confiance à deux particuliers précisément, et on n’aurait pas dû, car les particuliers sécurisent en fonction de leurs moyens le cadre de là où se déroule le concert. Malheureusement, les nuisances sonores sont un sujet très sensible en France. Il suffit qu’une seule personne se sente dérangée par le bruit, elle a le droit de faire appel à la police, et celle-ci a le droit de venir interrompre le concert. Donc c’est un peu de notre faute ce genre de soucis. Mais en général, sur la trentaine de sessions qu’il y a eu, on a rencontré des problèmes que deux fois, parce qu’on a mal sécurisé le lieu justement ; les vingt-huit autres se sont très bien déroulées. On essaie de faire appel à des associations locales qui ont pignon sur rue, qui surtout ont une action durable dans leur région. Et on essaie de s’inscrire dans leurs actions, à savoir : la promotion de la culture urbaine, avec une vraie base, un discours qui émancipe et est fédérateur. C’est ça, notre démarche.

Pour le concept du camion en lui-même, l’idée était de revenir dans la rue, là où le rap est né précisément. Là où la liberté d’expression a le plus de sens. La liberté d’expression dans une salle de concert flambant neuve avec le matériel dernier cri, c’est bien beau, mais c’est règlementé. On n’a pas le droit de déborder, il faut qu’on soit dans des cases, il ne faut surtout pas évoquer certains sujets… Moi, la rue m’appartient. Elle ne porte peut-être pas mon nom, ni celui de mes ancêtres. Mais elle m’appartient parce que je suis Français, je paie mes impôts ici, j’élève mes enfants ici. Je ne compte pas repartir, ré-émigrer comme certains voudraient. Donc forcément, j’ai envie d’améliorer ma qualité de vie et celle de mes concitoyens. Alors je m’approprie la rue, c’est ça le concept du camion-concert.

Merci beaucoup Médine. Tout de bon pour ta tournée, et salutations à l’équipe de DIN Records.

Merci, à bientôt !

L’EP Démineur est toujours disponible. La version audio abrégée de cet entretien, diffusée dans l’émission Downtown Boogie sur Couleur 3 (RTS), est à écouter ici.

 


1. Voici la scène dont parle Médine, NDA.

2. Un journaliste du site BuzzFeed, notamment, a en effet contredit la version donnée à l’AFP par la porte-parole des Femen. Celle-ci a ensuite apporté quelques précisions aux Inrockuptibles.

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