Des réfugiés sont secourus par le navire de la marine irlandaise LÉ Eithne dans le cadre de l’opération Triton (15 juin 2015). Source : Irish Defence Forces : https://www.flickr.com/photos/dfmagazine/18898637736/ , titre image : IMG_0028, sous licence CC BY 2.0 : https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/ (l’auteur de la photographie n’est en aucun cas responsable du contenu de cet article).
Leurs noms : Koita Yaguine et Tounkara Fode ; ils ne vous disent peut-être rien. Pourtant, à la lumière des récurrents drames de la migration en Méditerranée, l’affaire liée à ces prénoms m’est revenue à l’esprit cet automne, comme des fantômes du passé luttant pour que leurs mémoires et leurs messages ne sombrent pas dans l’oubli. Koita et Tounkara sont les noms de deux enfants guinéens. Ils avaient respectivement 14 et 15 ans. C’était leur âge lorsqu’on les a retrouvés morts dans le sas du train d’atterrissage d’un Airbus de la Sabena (ancienne compagnie aérienne belge) à Bruxelles le 2 août 1999, victimes du froid régnant à 10’000 mètres d’altitude.
Fait tragique qui avait ému la Belgique et l’Europe à ce moment-là, ces enfants étaient devenus les porteurs d’un message relatant la difficile réalité de leur vie quotidienne. Cette réalité qui pousse des gens à quitter leur pays, leur foyer, à la recherche d’une existence plus digne, ailleurs ; ceci bien souvent au péril de leur vie. Koita et Tounkara avaient en effet écrit une lettre expliquant pourquoi ils avaient quitté leur pays, la République de Guinée. Une forme de témoignage poignant illustrant ce que fuient les réfugié-e-s : misère, difficulté pour se nourrir, défauts dans l’éducation1… J’avais 19 ans à l’époque, en vacances chez ma grand-mère à Bruxelles. Je n’ai jamais voulu oublier ces enfants. Je n’ai jamais voulu oublier leur message. Loin d’être les premiers enfants victimes sur le chemin des migrations, leur histoire m’a pourtant ouvert les yeux sur cette problématique, et m’a profondément marqué.
Émotion médiatique
La lettre de Koita et Tounkara était adressée aux dirigeants européens, leur demandant de considérer de manière plus concrète le sort des enfants en Afrique. L’émotion médiatique vive que j’ai perçue à l’époque laissait présager une prise en compte réelle et efficace de ce message. Du moins, c’est ce que j’espérais… Toutefois, ma naïveté du moment m’apparaît presque choquante 16 ans plus tard. De nos jours, les enfants en migration meurent toujours sur le chemin vers l’Europe.
Début septembre 2015, l’image fait le tour du monde. Aylan, ce petit garçon de 3 ans, s’est noyé avec son frère Ghalib, âgé de 5 ans. Un destin funeste qu’ont partagé tant d’autres êtres humains2, fuyant les persécutions d’un « groupe État islamique », d’un dictateur tyran, ou cherchant à échapper une réalité socio-économique ou une situation de guerre devenues insupportables. Cet enfant, innocent, est devenu malgré lui le messager de la souffrance des réfugié-e-s. Et comme beaucoup, j’ai été pris de colère à la vue des images atroces de ce corps sans vie. Je me suis mis alors à écrire… pour stopper net ma lancée : la question de départ s’effaçait face à de nouvelles interrogations. Dans les recherches pour mon article, j’épluchais frénétiquement la presse francophone ou anglophone au sujet d’Aylan. L’image de son cadavre tournait en boucle, mais non contents de faire le buzz, certains médias ont aussi passé des images d’Aylan vivant, à l’instar du journal Le Point3, pourtant d’habitude très critique face à l’immigration, et à la ligne éditoriale souvent accusée de faire la promotion des thèses d’extrême droite4. L’image – cette image des médias –, son poids, son impact, commence à m’interroger, particulièrement lorsque je la pose en regard du drame de ces deux enfants guinéens en 1999.
Amnésie médiatique
Courant septembre, je participe à une manifestation à Genève, Place de Neuve, en mémoire d’Aylan et des autres victimes anonymes tombées aux pieds de la « forteresse Europe ». La télévision locale Léman Bleu est là, et je crois apercevoir quelques figures du monde médiatique genevois. Puis vient le moment des prises de parole. Celles et ceux qui me connaissent savent qu’un discours en public n’est pas forcément un exercice que j’apprécie. Mais le sujet de l’image médiatique me trotte tellement dans la tête, que spontanément, sans aucune autre préparation que mon article en cours d’ébauche, je sollicite la prise de parole. Je parle alors non pas d’Aylan, mais de Koita et Tounkara, symboles de l’amnésie médiatique d’une société qui s’émeut un jour pour oublier le lendemain. Dans la minute au cours de laquelle j’interviens devant la centaine de personnes regroupées, j’essaie d’insister sur la mémoire, sur la nécessité que la colère légitime d’aujourd’hui ne s’évanouisse pas demain. Car dans mon esprit, la crainte de voir ces sursauts humanitaires citoyens et politiques s’épuiser avec le temps est tenace. Koita et Tounkara ont été oubliés, Aylan risque de l’être également, et très rapidement.
Mes études de géographie à l’Université de Genève reprenant mi-septembre, je mets mon article en suspens, restant attentif au débat sur l’image qui se poursuit dans les médias autour du cadavre d’Aylan. Certaines personnes sont choquées par la médiatisation du petit noyé. D’autres, au contraire, espèrent que le choc suscité va faire bouger la question de l’immigration en Europe ou en Suisse. Ces deux approches du débat autour de l’image – un débat récurrent dans les médias à chaque fois qu’une tragédie se passe dans le monde – ont leur pertinence, ont leur justification. Mais que va-t-il en advenir de « l’effet Aylan », de cette émotion et indignation internationales qu’on a cru ressentir en septembre ?
Tragédie sans sens
Contrairement à l’article que je préparais dans le « feu de l’action », je n’irai pas par quatre chemin pour illustrer mon propos. Mon constat : pas de développements sur la question de ces « murs » anti-réfugiés qui s’érigent un peu partout en Europe depuis quelques semaines, voire quelques années5, ni d’analyses sur la progression des droites dures européennes illustrée par la victoire des partis anti-immigration aux élections régionales françaises du 6 décembre6 comme aux élections fédérales suisses de cet automne7. Non, je me contenterai de faire écho à un article, paru dans Libération le 4 novembre dernier, au titre suffisamment évocateur : « Le mot tragédie en vient à perdre toute signification ». En voici un extrait :
« « Vous avez des enfants ? », interrogeait brutalement lundi l’éditorial du site grec la Boîte de Pandore, interpellant les internautes avant de poursuivre : « Si oui, pas la peine de vous expliquer ce que signifie un enfant noyé dans une mer Egée glacée. Et même plus, ce que signifient dix, vingt, cent enfants noyés ! Mais même si vous n’avez pas d’enfants, impossible de ne pas être bouleversé par tous ces reportages macabres », s’indignait le journaliste dans cette tribune intitulée « La honte ».
Les « reportages macabres » qu’il évoque sont ceux qui s’imposent, chaque soir ou presque, sur les télés grecques. Des milliers de réfugiés continuent d’accoster chaque jour sur les îles de la mer Egée qui font face à la Turquie. « Plus de 5000 par jour pour la seule île de Lesbos », précisait mercredi depuis Athènes Dimitris Roubis, porte-parole de Médecins sans frontières Grèce. Leur sort avait ému le monde entier cet été, et plus encore en septembre lorsque l’image du petit Aylan Shenu, retrouvé mort sur une plage turque, avait fait le tour du monde. Plus de cent enfants ont péri noyés depuis la découverte du corps de l’enfant syrien. »8
Tout est dit : le buzz de septembre n’a en aucun cas changé la donne en termes de mortalité migratoire aux portes de l’Union européenne – qu’elle soit adulte ou infantile d’ailleurs. Aurait-il pu en être autrement de toute façon, depuis le temps que le drame des réfugié-e-s se déroule sous nos yeux ? C’est que, d’une manière ou d’une autre, comme à chaque fois, nous autres, grands consommateurs de médias, nous sommes « passés à autre chose », car comme récite l’expression consacrée : « The show must go on » ! La mort de Koita et Tounkara il y a 16 ans, qu’aucune image forte n’a peut-être illustré à l’époque, mais dont la lettre avait ému la Belgique entière, est allée rejoindre, par l’oubli, la longue liste de disparu-e-s anonymes tombé-e-s dans leur quête d’un monde meilleur. Mais, ni les images de ces 300 cercueils de réfugié-e-s érythréen-ne-s à Lampedusa en 20139, ni celles d’Aylan, cet enfant syrien fuyant la guerre avec sa famille, n’ont apporté un peu plus d’humanité dans cette Europe titulaire du prix Nobel de la paix.
Un « monstre doux »
Les causes sont sans doute multiples, mais en parcourant ces journaux comme Le Point, oscillant tantôt entre stigmatisation (ce qu’a très bien souligné David Marsh dans le Guardian en août dernier10) et sensationnalisme, je ne peux défaire ces médias, leur traitement de l’information, leur traitement de l’image, de la responsabilité notable de notre « amnésie médiatique » et de notre inconscience face aux drames. Ces médias représentent une composante de ce « monstre doux » que dénonce le philosophe italien Raffaele Simone ; ce « régime global de gouvernement, mais aussi [un] système médiatique, télévisuel, culturel, cognitif, une forme d’ambiance infantilisante persistante qui pèse sur toute la société »11. Le sociologue français Jean Baubérot, reprenant Simone, souligne que ce sensationnel, ce spectaculaire, repose plus sur l’image « qui crée un choc » que sur le langage12. On cumule ainsi les « chocs », à un flot effréné, dans cette tendance à toujours plus de vitesse propre à notre bonne vieille et si confortable société de la consommation. Du coup, comme l’écrit Maria Malagardis13, un mot aussi souvent médiatisé que « tragédie » en vient à « perdre toute signification ».
Il y a 16 ans, deux jeunes enfants périssaient frigorifiés dans un sas de train d’atterrissage d’avion. Les cercueils de réfugié-e-s anonymes défilent depuis plusieurs années tant à Lampudusa que dans les pages de nos journaux. Cette année, il est fort à parier que le corps sans vie d’Aylan paraîtra dans les traditionnels rétrospectives annuelles des informations « marquantes » de 2015. Son image sera peut-être, qui sait, accompagnée d’une autre de ces images choc montrant des corps flottant à la surface de la Méditerranée ou entassés au fond d’un camion frigorifique. Cela ne coûtera rien, pas même une pincée de remise en question dont le « monstre doux » n’a que faire. Il n’a qu’à attendre le prochain buzz. « The show must go on » !
1 MARCHAIS Isabelle (1999). Le «drame atroce» du vol Conakry-Bruxelles. Deux jeunes Guinéens morts de froid dans le train d’atterrissage. Libération [En ligne], 4 août 1999, http://www.liberation.fr/monde/1999/08/04/le-drame-atroce-du-vol-conakry-bruxellesdeux-jeunes-guineens-morts-de-froid-dans-le-train-d-atterris_281551 (consulté le 3 septembre 2015).
2 BORDENET Camille et ZERROUKY Madjid (2015). Méditerranée : chiffres et carte pour comprendre la tragédie. Le Monde [En ligne], 20 avril 2015, http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2015/04/20/en-2015-un-migrant-meurt-toutes-les-deux-heures-en-moyenne-en-mediterranee_4619379_4355770.html (consulté le 4 septembre 2015)
3 Nom de l’auteur non trouvée (2015). Aylan Kurdi, martyr à 3 ans…, Le Point [En ligne], 3 septembre 2015, http://www.lepoint.fr/societe/il-s-appelait-aylan-kurdi-03-09-2015-1961573_23.php (consulté le 3 septembre 2015)
4 SALINGUE Julien (2014). Montée du FN : Le Point fait son autocritique. ACRIMED [En ligne], 29 mai 2014, http://www.acrimed.org/article4359.html (consulté le 3 septembre 2015).
5 QUETEL Claude (2015). Hongrie, Autriche… Des murs en Europe ? La fracture Nord-Sud est plus forte que jamais. Le Plus, L’Obs [En ligne], 1er novembre 2015, http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1443020-hongrie-autriche-des-murs-en-europe-la-fracture-nord-sud-est-plus-forte-que-jamais.html (consulté le 6 novembre 2015).
6 RTS-INFO (2015). Le FN obtient un score record au premier tour des régionales. RTS Info [En ligne], http://www.rts.ch/info/monde/7308954-le-fn-obtient-un-score-record-au-premier-tour-des-regionales.html (consulté le 8 décembre 2015).
7 NGUYEN Duc-Quang Nguyen et JABERG Samuel (2015). La droite conservatrice a progressé dans presque tous les districts. Swissinfo-RTS Info [En ligne], http://www.rts.ch/info/suisse/7191240-la-droite-conservatrice-a-progresse-dans-presque-tous-les-districts.html (consulté le 6 novembre 2015).
8 MALAGARDIS Maria (2015). «Le mot tragédie en vient à perdre toute signification». Libération [En ligne], http://www.liberation.fr/planete/2015/11/04/le-mot-tragedie-en-vient-a-perdre-toute-signification_1411273 (consulté le 6 novembre 2015).
9 LE NIR Anne et GHEERBRANT Juliette (2013). Après le drame de Lampedusa, un assouplissement des règles d’asile? Radio-France Internationale, Les Voix d’Afrique [En ligne], 10 octobre 2013, http://www.rfi.fr/afrique/20131010-lampedusa-assouplissement-regles-asile-italie-europe (consulté le 6 novembre 2015).
10 MARSH David (2015). We deride them as ‘migrants’. Why not call them people? The Guardian [En ligne], 28 août 2015, http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/aug/28/migrants-people-refugees-humanity?CMP=fb_gu (consulté le 1er septembre 2015)
11 JOIGNOT Frédéric (2010). Raffaele Simone : « Pourquoi l’Europe s’enracine à droite ». Le Monde [En ligne], 14 octobre 2010, http://www.lemonde.fr/politique/article/2010/10/14/pourquoi-l-europe-s-enracine-a-droite_1409667_823448.html (consulté le 5 septembre 2015).
12 BAUBEROT Jean (2012 [2014]). La laïcité falsifiée. Paris : La découverte. pp. 107-108.
13 Op. cit.
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