L'encrier Le 19 mars 2019

Assis

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Assis

© Maëlle Gross

Le récit d’une après-midi dans la douceur athénienne.


 

Je suis assis sur le canapé. Les jambes étendues, les pieds posés sur la table basse. Il fait bon. Une brise me parvient de la porte-fenêtre ouverte sur le balcon, à ma gauche. Je tourne la tête et j’aperçois la sauge, en fleur, accrochée au rebord, l’arbre à kumquats, dans son grand pot vert, le basilic et d’autres plantes dont j’ignore les noms, sur l’échelle en bois transformée en étagère. Les oiseaux sifflotent tranquillement. Une voiture ou un scooter passent de temps en temps dans la rue. Les cris aigus des enfants de l’école montent jusqu’à moi. Je n’ai pas envie de travailler. Je pense à ma vie, à mes choix. J’entends la clé tourner dans la serrure de la porte d’entrée. « Coucou! » Salut M., comment ça va? Elle vient vers moi. On discute un peu. Elle reste et pianote silencieusement sur son téléphone. Je fixe le mur bleu clair qu’elle a peint, dans la salle à manger. Au centre, nous avons accroché une photographie de la révolte des étudiants grecs contre les colonels en 1973. Il y a un poème écrit dessus mais je n’arrive pas à le lire. Une petite lampe verte tombe du plafond, au-dessus de la table; une porte blanche posée sur deux tréteaux. C’est joli, très minimaliste. Tout comme le reste de l’appartement. Un mélange de meubles de grands magasins et d’autres chinés ou trouvés dans le quartier. A mes pieds, il y a un tapis fair trade noir et blanc d’Amérique du Sud. Nous ne payons que 320 euros par mois pour un plus de 80 mètres carrés fraîchement rénové, avec parquet et double vitrage, dans le centre d’Athènes. A Genève, imaginez.

 

Je suis assis par terre. Le dos appuyé contre le mur, les jambes relevées en triangles. Il fait chaud. L’atmosphère est humide. Une odeur de riz et de poulet flotte dans l’air. Je transpire légèrement. J’allume une cigarette et avale une gorgée de bière. Pour tout mobilier, il y a trois chaises en plastique à l’origine blanches et un tabouret rouge faisant office de table. Une quinzaine de paires de chaussures sont alignées sur la moquette. Le dehors n’existe pas. Il n’y a pas de lumière dans ce sous-sol. Il n’y a pas de femmes, non plus. Que des hommes. Deux blancs, cinq noirs. Tous étrangers à cette ville. Je les écoute parler de leurs histoires. Leur pays, leur quartier d’origine. Ils s’y sentaient mieux, mais impossible de baisser les bras. Il faut aller jusqu’au bout coûte que coûte. Le fantasme l’emporte sur la réalité. En attendant, ils sont bloqués. « Pourquoi y a-t-il des contrôles, si on est en Europe? » Parce que l’Europe, ce n’est que pour les Européens. L’un est passé il n’y a pas longtemps. Il a envoyé quelques nouvelles, mais pas beaucoup. Jaloux? Non, contents pour lui. Ils attendent leur tour ici depuis deux mois, depuis six mois, depuis mille ans. Ils voudraient travailler, mais comment? Vendre de la drogue, pas question. Ils paient 120 euros par mois pour un trente mètres carrés, jamais rénové, doté d’une chambre, d’une cuisine avec presque rien et d’une salle bain, dans le centre d’Athènes. Le propriétaire est passé hier, pour apporter une facture d’électricité. Un Grec. Business is business. Bon, salut les gars, on y va.

 

Je suis assis avec M. et deux amis dans un bar de l’une des rues principales de la capitale, l’une de ces avenues sans fin typiques d’Athènes, qui fendent toute la ville et forment un soleil autour de l’Acropole. Les murs en osier tressé et les épais rideaux nous protègent de l’extérieur. Bar de taupes et de lilliputiens. Le serveur en gilet noir est plus grand que la cuisine. « Trois Tom Collins et un Negroni, s’il vous plaît. » Sept euros cinquante le cocktail. Il y en aura d’autres. Nous sommes bien, à l’étage, flottant au-dessus des autres clients. M. m’interpelle: « T’as vu, la petite fille qui somnole sur la banquette, là-bas? » Elle doit avoir cinq ou six ans. Il y a deux adultes avec elle, et quelques Mythos. Nous leur inventons des histoires. Ses parents? Une mère célibataire qui ne savait pas quoi faire de sa fille? Pourquoi pas un père célibataire? Ou pire… En tout cas, tout le monde est d’accord pour dire que ce n’est pas un endroit pour un enfant. Le serveur devrait réagir! De quoi on parlait? De tout. De rien. D’amour, de fidélité, des élections françaises, de la crise grecque, des réfugiés, de féminisme. C’est quoi, en fait, la définition du féminisme? Smartphone: « Le féminisme est un ensemble de mouvements et d’idées politiques, philosophiques et sociales, qui partagent un but commun: définir, promouvoir et atteindre l’égalité politique, économique, culturelle, personnelle, sociale et juridique entre les femmes et les hommes. » On s’écharpe pendant une heure pour savoir si c’est un mouvement ou si c’est en mouvement. Dialogue de sourds. Dialogue de soûls. On se dit au revoir sur le trottoir. Je suis assis dans le taxi jaune, la tête de M. sur mon épaule. Chanceux et fatigué.

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