L'Entretien Jet d'Encre Le 29 avril 2020

L'Entretien Jet d'Encre #25,
Avec Antonin Calderon

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Avec Antonin Calderon

© Naïma Pollet ¦ @naimapollet

À l’heure où notre système socio-économique est chamboulé, des interrogations concernant nos modes de consommation et de vie se posent. Antonin Calderon, socio-économiste spécialisé dans les économies collaboratives, a pris le temps de répondre aux questions de Sophie Helle. Employé à la Chambre de l’économie sociale et solidaire (APRES-GE), co-fondateur et porte-parole de la monnaie locale Le Léman et co-fondateur de l’épicerie participative le NID, Antonin est un acteur de la transition vers une économie sociale et solidaire, notamment dans la région lémanique.


ECONOMIE

Est-ce que tu pourrais nous expliquer ce qu’est l’économie sociale et solidaire ?

Antonin Calderon : L’économie sociale et solidaire est un mouvement qui prend ses racines au 19e siècle. C’est une manière de voir, de concevoir et de faire de l’économie. Il y a un côté assez théorique, avec pas mal d’auteurs qui ont écrit dessus, et un côté très pratique avec, par exemple, des ouvriers qui ont récupéré des usines et créé des mutuelles ou des coopératives. C’est donc tout ce terreau-là qui a permis l’émergence de l’économie sociale d’un côté, et l’économie solidaire de l’autre. Concrètement, ça se traduit actuellement à Genève dans tous les secteurs d’activités, tous domaines confondus. Le réseau genevois a été créé il y a plus de 15 ans, après le Forum Social Mondial de Porto Alegre en 2003.

L’économie sociale et solidaire se définit par différents critères économiques. Un des plus intéressants est celui de la lucrativité limitée : il faut que l’externalité d’une entreprise qui propose un bien ou un service soit axée sur la société et non pas sur ses actionnaires. Cela change donc énormément les prises de décisions et de position dans les conseils d’administration, qui ne sont donc pas mû par leur intérêt privé relatif au versement de dividendes en fin d’année, mais plutôt par ce qui est réellement proposé comme bien ou service. Quand tu arrives en fin d’exercice, le bénéfice que tu as fait est en partie distribué aux personnes qui détiennent le capital de la structure : dans le cadre d’une coopérative, c’est à l’ensemble de ses membres. La manière de concevoir cette lucrativité aura des conséquences très concrètes sur les décisions en termes de direction, de stratégie, de pression sur les salariés, etc. Le problème n’est donc pas l’activité économique. On peut avoir une activité économique qui est viable, où il y a de bons salaires, une entreprise qui fonctionne à l’équilibre voire qui fait des bénéfices pour pouvoir avoir des fonds propres et investir dans de nouveaux projets.

La lucrativité est donc un des éléments-clés. Après, il y a également des critères de transparence, d’intérêt collectif, etc.

En résumé, l’idée de l’économie sociale et solidaire est de mettre l’économie et le profit au service de la société et de l’environnement.

Une société ne peut plus être viable dans un environnement qu’on détruit, cela rend les conditions de vie de plus en plus complexes voire impossibles. L’économie doit donc être en adéquation avec les limites de la biosphère. Voilà pour la petite introduction !

 

En cette période de crise sanitaire, on a d’ailleurs observé le début d’une dégringolade de la Bourse, où les cours se sont effondrés en un temps record1. Quelles sont selon toi les causes de cette crise ?

AC : Les causes de la crise que l’on vit aujourd’hui sont très liées à la surproduction alimentaire impliquant une forte concentration d’animaux et une grande proximité avec les humains. Là, en l’occurrence ça s’est développé en Chine, dans un des endroits qui a la plus forte densité économique. Cela aurait pu arriver ailleurs, mais disons que c’est actuellement l’un des endroits les plus symboliques de notre économie capitaliste. Il y a déjà eu d’autres exemples de ce type de pandémie, comme le SRAS-COV-1 ou la grippe aviaire. La malnutrition ou la pollution sont des externalités économiques qui contribuent fortement à la létalité du virus. C’est donc aussi cela la cause : une pression du capitalisme qui pousse les humains à s’organiser de cette manière, engendrant des situations qui ne sont absolument pas naturelles.

 

© Pixabay ¦ Miroslava Chrienova

 

Après, on peut aussi observer que les inégalités du système ont des conséquences très différentes en fonction des zones géographiques. Que tu sois dans les favelas, ou dans des quartiers plutôt aisés, nous sommes inégaux face à la proximité, aux conditions de confinement, la possibilité d’avoir accès à des aides étatiques, etc. La crise fait donc ressortir les marginalités. En parallèle, les gros acteurs économiques tels que les multinationales ont généralement beaucoup plus de liquidités et de réserves pour faire face à une baisse d’activité économique conjoncturelle. Ils vont donc avoir des marges de manœuvre plus importantes et pourront attendre beaucoup plus longtemps avant de faire faillite, à l’exception de certains domaines. Tandis que les petites et moyennes entreprises ainsi que les indépendants sont vulnérables plus rapidement, voire immédiatement. La crise actuelle booste à fond le monde digital et donne un « coup de grâce » à l’économie physique par rapport à l’économie du numérique. Ce sont ces entreprises qui ont le plus gros taux de croissance en ce moment : livraisons, visioconférences, cartes de crédit, etc. Il y a plein d’exemples de ces structures numériques qui prennent complètement l’ascendance sur l’économie physique. L’idée ici n’est pas de dire qu’un type d’économie est mieux qu’un autre, mais c’est important de réaliser que finalement, les multinationales dans le numérique sont les plus grandes gagnantes de la crise actuelle.

Un autre élément intéressant est celui de l’ultra-mobilité des humains et des marchandises. Les personnes qui ont le plus vite répandu le virus sont les travailleurs internationaux. Il y a une telle mobilité que cela rend notre société hyper fragile : s’il y a une maladie à un endroit, en quelques semaines elle est répandue un peu partout sur le globe. Il y a déjà eu de nombreuses pandémies dans l’histoire, mais la vitesse de propagation de celle-ci est inédite. Heureusement qu’elle n’est pas plus létale.

 

Est-ce que tu pourrais nous expliquer concrètement et simplement ce qui est en train de se passer sur le marché des capitaux ? On parle d’un krach boursier qui aura des conséquences pires qu’en 2008 d’un point de vue économique et social, est-ce aussi ton avis ?

AC : Je pense qu’on est dans une situation différente de 2008. A cette époque-là, il y avait une bulle spéculative autour de l’immobilier qui s’est finalement répandue dans le monde entier et dans toute l’économie. Les dettes étaient co-possédées par l’ensemble des places boursières, des hedge funds et des banques. Le jour où ça a explosé, on s’est rendu compte que les actions possédées ne valaient pas du tout le prix auquel elles avaient été vendues. Beaucoup de gens ont perdu énormément d’argent, à tel point que des géants comme la banque Lehman Brothers ont disparu. Du coup tu as un décalage, quelque chose qui explose, et tu te rends compte que des titres – soit de dettes, soit d’actions d’une société ou d’un bien immobilier – ne valent pas du tout ce que les gens sont prêts à échanger une fois la bulle éclatée. Après 2008, les banques ont été recapitalisées en général sans aucune contrepartie par les États. Les pays de l’OCDE ont déboursé des milliers de milliards de dollars pour éviter que les banques ne s’écroulent (« Too big to fail »). Comme il n’y a pas eu de compensation, par exemple rembourser tout ou une partie, ce sont finalement les pays qui se sont endettés, et par conséquent, les contribuables afin que ces acteurs puissent poursuivre leur activité économique et spéculative. Au final, rien n’a changé après 2008.

Deux types de dettes sont en train d’exploser : l’une privée et l’autre publique. D’une part, la réaction est de dire qu’il faut prêter aux entreprises pour qu’elles puissent continuer à payer leur loyer, leurs charges etc. Beaucoup d’entreprises sont en train d’emprunter auprès des banques et devront ensuite rembourser sur cinq ou sept ans. Ces entreprises vont donc devoir sortir plus d’argent par mois que leurs charges fixes ou variables afin de rembourser cet emprunt. Cela pèsera très fortement sur leur budget, affectera les conditions salariales, la pression sur les employés, la qualité des services, etc. D’autre part, de l’argent est « donné » par les services publics, avec l’Assurance Perte de Gain (APG) ou les Réductions de l’Horaire de Travail (RHT). C’est un don aux entreprises. Des États investissent donc des sommes colossales pour sauver des secteurs économiques particulièrement touchés, avec des entreprises qui sont en train de faire faillite. Cela signifie que l’État s’endette et qu’à un moment donné, il y aura des politiques d’austérité afin de réduire les dépenses et retrouver un équilibre budgétaire d’ici quelques années. Cela aura un impact sur les budgets pour la santé, la culture, la solidarité internationale, le social, etc. Ces dettes, si on les laisse se développer ainsi, vont complètement assujettir la société aux marchés financiers pour des décennies ! Les pays du Sud connaissent malheureusement bien cela depuis la décolonisation.

Au niveau boursier, est-ce que cela empirera, c’est difficile à dire. Au final, ce sont des choses impalpables. Cela peut avoir une incidence sur les caisses de pension si elles ont investi dans de grosses entreprises qui vont faire faillite par exemple. Cependant, il y a plein de sociétés qui sont en train de monter à fond en bourse, notamment tout ce qui est GAFAM2 et sociétés de plateformes numériques. Donc en termes de réaction du marché c’est très différencié selon les types d’activités.

« Le banquier est quelqu’un qui vous prête son parapluie lorsque le soleil brille et vous le retire aussitôt qu’il pleut. » Mark Twain

Alors qu’en 2008, une crise financière avait entraîné une crise économique, c’est actuellement le contraire qui se passe : une crise sanitaire a enclenché une crise économique qui entraîne une crise financière. Les entreprises n’ont plus de liquidités pour faire leur activité parce que personne ne dépense de l’argent nulle part. Du coup, ça fait « effet révélateur » : une partie des marchés financiers chute parce que tout le monde se dit que l’économie est grippée, a peur et donc vend ses actions. Ces dernières perdent de la valeur parce qu’elles sont vendues en masse, ce qui crée une baisse de pas mal de titres. C’est au moment où les banques prennent peur et arrêtent complètement de prêter, que ça enraye la machine économique. Tu n’as plus de liquidités, plus de sang dans l’organisme. Il y a une citation assez cool à ce propos de Mark Twain, qui dit : « Le banquier est quelqu’un qui vous prête son parapluie lorsque le soleil brille et vous le retire aussitôt qu’il pleut.3» C’est donc au moment où l’économie devrait continuer de tourner et les banques de prêter pour pouvoir injecter de l’argent qu’elles s’arrêtent. Les banques sont le cœur du système dans lequel on vit actuellement. Je ne dis pas que c’est bien ainsi, mais si les banques arrêtent de prêter aujourd’hui, c’est comme si le cœur s’arrêtait de battre. Et là, ça pose vraiment de gros soucis.

Il est important de comprendre la principale manière de créer de l’argent dans le monde, appelée « argent-dette ». La monnaie est créée par les banques privées (réserves fractionnaires et taux directeur auprès des banques centrales) et prêtée aux acteurs économiques, tels que les États, les entreprises ou les ménages, avec un taux d’intérêt (même s’il est conjoncturellement négatif en Suisse). Les limites de ce système sont flagrantes. Au niveau global, le remboursement des intérêts des prêts ne peut se faire qu’avec la liquidité injectée par ces mêmes prêts. Les conséquences ? Une augmentation continue de la dette et la nécessité d’une croissance infinie de l’activité économique ayant des impacts négatifs, notamment sur le climat. Une belle alternative à pousser est ce qu’on appelle le crédit mutualisé. Éprouvé avec le WIR dans les années 30, il est en activité à Genève depuis près de deux ans avec la monnaie électronique locale Le Léman. La logique est simple : chaque entreprise commence avec un compte à zéro et des limites en positif et en négatif. Il n’y a jamais de taux d’intérêt lorsqu’on est en négatif, car l’argent n’est emprunté à personne en particulier, mais à la communauté dans son ensemble. Lors d’un échange de biens ou de services, le vendeur monte en positif, et l’acheteur descend en négatif du même montant. Le vendeur peut dépenser directement l’argent reçu dans le réseau, et l’acheteur attend qu’on vienne dépenser chez lui pour remonter. Ainsi, c’est l’échange qui crée l’argent, et non l’inverse. On a une adéquation entre la masse monétaire et l’activité économique, et le système est donc toujours équilibré : la somme des comptes en positifs et ceux en négatif est égale à zéro.

 

 

 

SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE

Avec la fermeture des frontières, toute la logique des accords de libre-échange et de la libre circulation des biens et des personnes est bousculée. Des questions de souveraineté alimentaire se posent dès lors en Suisse comme à l’étranger. Qu’est-ce que cela signifie ? Que se passe-t-il pour les acteurs impliqués dans ces chaînes locales de production, sont-ils affectés de la même manière par la crise sanitaire actuelle ?

AC : Une première chose que je souhaite commenter : ça me fait rire à quel point l’être humain s’habitue à tout en peu de temps. Faire la queue devant les supermarchés, faire les rendez-vous en visioconférence, passer beaucoup plus de temps à la maison… Ça devient presque normal, c’est fou non ? Je trouve ça presque flippant ! Ce que je crains un peu, c’est que quand la crise s’arrêtera, beaucoup de choses redeviendront exactement comme avant. Autant on s’habitue rapidement à ce nouveau mode d’organisation, autant si les choses sont disponibles, on va se réhabituer à les utiliser. Il faut donc rendre les alternatives vraiment faciles ou désirables en termes de plaisir et de simplicité, sinon on va vite retourner à des choses plus faciles d’accès et qui ne sont pas forcément les circuits les plus courts. C’est un peu contre-intuitif parce que de base, c’est plus simple de faire un circuit court. Mais il y a tant de moyens mis en place depuis des décennies, que les circuits impliquant beaucoup d’acteurs sont faciles et coûtent moins chers. Pourtant, on se rend compte aujourd’hui à quel point beaucoup de produits de consommation ou de base, liés par exemple à la santé, sont dépendants d’autres pays. Il y a de vraies chaînes d’approvisionnement assez complexes qui dépendent des frontières et de beaucoup d’acteurs. Pour faire arriver du PQ chez moi, le nombre d’intermédiaires qu’il y a, qui prennent une marge, le nombre de rouages… ce n’est absolument pas résilient ! C’est vraiment une usine à gaz : tu arrêtes deux « maillons» et puis tu n’as plus de PQ ! Je prends cet exemple parce qu’il m’a bien fait marrer ces derniers temps. À ce niveau-là, c’est beaucoup plus résilient dans les petites filières d’approvisionnement local et de communauté de quartier. Je parle du NID parce que c’est ce que je connais le mieux, mais je crois savoir que c’est similaire pour les autres filières : plus les acteurs sont proches, mieux on les connaît et ils nous disent « nous on va continuer à produire comme avant, donc si vous ne changez pas vos commandes, on peut continuer à vous approvisionner de la même manière puisqu’on ne va pas arrêter de travailler maintenant. » La chaîne de production est donc plus facilement assurée.

Du point de vue de la réaction des consommateurs, on a aussi pu observer un peu plus de résilience au NID : alors qu’il nous arrive régulièrement d’avoir des approvisionnements chancelants, contrairement à la Coop ou la Migros où tout va être plein tout le temps, nous n’avons quasiment pas eu de rupture de PQ, ni d’œufs, contrairement à ces acteurs. C’était frappant de pouvoir observer concrètement cette histoire du dilemme du prisonnier de la théorie des jeux4 : dans les grandes surfaces, les gens se sont précipités à acheter d’immenses réserves de PQ et de paquets de pâtes. Ils se sont dit : « si je n’y vais pas moi, les gens vont en prendre plus parce que je l’ai entendu à la radio. On nous a dit de ne pas y aller, donc ça veut dire que tout le monde va y aller ! (rire) Et si j’y vais après, je ne vais pas pouvoir nourrir ma famille.» Tout le monde y est allé finalement par défiance des autres. Tandis qu’au NID, j’y étais le 14 et 16 mars, plus de gens que d’habitude sont venus, on a donc senti quand-même un peu de stress, mais jamais tu ne vas prendre 10 paquets de pâtes alors que c’est une communauté de confiance. Ce serait un peu la honte à la caisse : les autres membres ont aussi besoin de nourrir leur famille. La communauté se régule et la solidarité et la résilience ressortent. Et dans les règles du jeu du prisonnier, ça change complètement la donne. L’élément de proximité est donc un facteur clé, tant dans les chaînes d’acteurs impliqués dans la production que dans la réaction des consommateurs.

 

 

 

Y vois-tu une opportunité de changement de modes de consommation des Suisses-ses, habitué-es à avoir accès à tous les produits à n’importe quelle période de l’année ?

AC : Je pense qu’on est vraiment mal « éduqué », enfin, disons qu’on est clairement habitué à consommer des choses qui ont un impact social et environnemental dont nous n’avons pas conscience. C’est généralement très loin donc difficile de s’en rendre compte concrètement. Du point de vue des conséquences du système capitaliste, mais aussi en termes d’approvisionnement économique, ce qui se passe actuellement révèle des pratiques ou politiques qui n’ont pas de sens et qui seraient bien plus simples et résilientes autrement.

J’ai l’impression que le plus efficace pour sensibiliser les gens c’est de leur permettre de découvrir les circuits courts : les liens avec les producteurs, les ACPs (agriculture contractuelle de proximité), l’aspect participatif des projets, etc. Avoir ces connexions, de l’information, et du concret. Ainsi, les gens voient qu’ils peuvent participer et contribuer. Cela parle à beaucoup de monde, mais il faut que ça soit simple, disponible, et que ça marche bien. Si c’est trop complexe, ça va te décourager. Il faut vraiment un déploiement de projets liés à la souveraineté alimentaire avec une mise en lien la plus courte possible entre le producteur et le consommateur dans la région, que ce soit des épiceries participatives ou non, des petites places de marché, des petits karibous, des espaces terroir, etc. Ce sont des manières d’informer très concrètes où les gens n’ont pas besoin de lire un énième article. Ils vont se balader sur un site ou alors dans des rayons, voir le calendrier, poser la question, comprendre que les fraises en Suisse ce n’est pas avant la mi-avril ou mai, et qu’avant elles viennent de beaucoup plus loin. Chemin faisant, ça permet de comprendre et réapprendre les saisonnalités. C’est vraiment en essaimant – par quartier ou village – ces modèles de circuits courts, partout dans le monde, en rendant l’information accessible et en faisant participer les gens qu’ils vont pouvoir se réapproprier et s’impliquer sans grands discours, bien qu’il en faille aussi bien sûr !

 

LES VALEURS SOCIALES ET SOLIDAIRES DANS LA SOCIÉTÉ SUISSE

En Suisse, tu l’as déjà mentionné, les indépendants ainsi que les petites et moyennes entreprises sont particulièrement affectés par la crise. Le Conseil fédéral a arrêté un vaste train de mesures plus de 40 milliards de francs pour atténuer les conséquences économiques liées à la suspension de certaines activités afin d’endiguer la propagation du coronavirus. Ces mesures qui s’adressent à différents groupes cibles ont pour objectif de sauvegarder les emplois, de garantir les salaires et de soutenir les indépendants5. Le 30 mars, l’État de Genève a lancé une initiative inédite dans le contexte de la crise du coronavirus avec la Chambre de commerce d’industries et des services de Genève (CCIG), la Chambre de l’économie sociale et solidaire (APRÈS-GE) et la Fédération des entreprises romandes Genève (FER Genève). Son objectif est d’obtenir du Conseil fédéral une extension des mesures de soutien à toutes et tous les indépendants du pays, ainsi qu’aux cadres dirigeants d’entreprises6. Est-ce que tu peux nous expliquer concrètement en quoi consiste la proposition additionnelle genevoise ?

AC : Il y a beaucoup d’indépendants et de petites et moyennes entreprises qui ne sont pas concernés par la décision du Conseil fédéral, notamment les indépendants qui ont des enfants de plus de 12 ans, ou ceux qui travaillent pour des activités secondaires comme par exemple un graphiste qui bosse pour des festivals. La demande genevoise consiste à dire qu’il faut élargir ce soutien. En général, les indépendants sont très précaires parce qu’ils n’ont pas le droit au chômage. S’ils ont un peu de trésorerie de côté ils vont pouvoir s’en servir, mais elle est souvent pour leur retraite donc ça n’a pas vraiment de sens de l’utiliser pour cette crise planétaire.7 L’idée est donc de dire au Conseil fédéral de faire plus. APRES-GE l’a soutenue parce que c’est important que les critères soient élargis, beaucoup de nos membres sont concernés.

Par contre, cette initiative genevoise n’adresse pas du tout la question de l’après-crise, de ce qu’on veut soutenir en tant que société, et dans quelles conditions. C’est une question qui peut être très compliquée. Pour l’aviation c’est relativement facile, par exemple : « on vous soutient à condition que sur 5 ans, la moitié de l’activité soit transférée à du ferroviaire. » Pour d’autres secteurs, le gouvernement peut poser la condition de posséder la moitié des sièges du Conseil d’administration pour que l’intérêt collectif prime dans les décisions prises, par exemple. Nous vivons un moment où nous pouvons faire pression sur les entreprises qui demandent de l’aide afin qu’elles changent et que l’État intervienne dans l’orientation de leurs activités. L’idée a donc du sens en temps de crise, et permet de montrer que les autorités agissent concrètement, mais cela ne remet pas du tout en question le fonctionnement de notre société face à la crise climatique : on continue ou on redémarre comme avant…

 

© Lucas Zibung

© Lucas Zibung

 

Au niveau mondial, nous avons pu lire les critiques a posteriori de citoyens frustrés par le manque de priorisation et d’investissement dans les domaines de la santé et du social par les instances politiques de leur gouvernement. En Suisse aussi, des insatisfaits se sont exprimés quant aux décisions politiques touchant aux domaines de la santé et du social. Le Conseil fédéral a décidé par ordonnance de suspendre avec effet immédiat le 21 mars 2020 des dispositions fondamentales de la Loi sur le travail dans les hôpitaux en charge des patients COVID-198. On observe également les institutions de santé et du social être débordées. Bien que cela soit « normal » au vu de la période de crise actuelle, est-ce que tu vois ça comme une démonstration d’une société qui ne prend pas suffisamment en considération les valeurs sociales et solidaires ?

AC : Je ne suis pas trop expert du domaine du travail, mais il y a clairement eu des coupes budgétaires successives dans le social et la santé depuis les Trente Glorieuses9. Pour utiliser une jolie métaphore, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité : tu mets davantage de pression sur le personnel soignant pour qu’il arrive à lutter, alors que depuis des années tu leur baisses leurs moyens d’actions. Les acteurs de la santé portent maintenant la charge des politiciens qui n’ont pas bien préparé l’arrivée de cette crise. Si ces métiers étaient plus reconnus, que ce soit dans l’alimentaire ou la santé, davantage de personnes seraient formées et elles ne seraient pas déjà poussées à bout le reste de l’année. Je parle en particulier du personnel infirmier, des médecins d’hôpital, des urgentistes, etc. Cependant, les croyances politiques font que tu vas prioriser autrement ton budget : la santé n’est pas mise au centre bien qu’elle soit un besoin primaire, mais plutôt les cadeaux fiscaux pour accueillir des multinationales afin d’assurer une croissance économique dans le canton qui est jugée bénéfique pour les retombées attendues. L’humain n’est malheureusement pas mis au centre dans ces discussions.

Et puis, ça m’amène à parler du concept du temps. Nous avons des visions de très court terme en général, et particulièrement en temps de crise. J’ai l’impression que les politiques sont édictées au jour le jour, c’est assez fou avec le recul ! C’est bien sûr facile de le dire après, mais quand c’est ton travail à l’OMS10 ou dans les ministères de la santé et qu’il y a aussi peu d’anticipation, ça signifie que les acteurs sont vraiment le nez dans le guidon, que les hiérarchies font très mal remonter l’information du terrain, ou que sais-je. En tout cas, ça n’est vraiment pas un système très efficient ! Cette crise met en avant le fait que la pression exercée sur la productivité, ainsi que notre rapport au temps nous font voir les choses à court terme, et ont des conséquences sur des décisions à moyens termes qui ne sont tout simplement pas bonnes.

Nous avons l’espace pour réfléchir et questionner notre rapport au temps « en temps normal ».

Au niveau individuel, je crois qu’en confinement nous avons l’espace pour réfléchir et questionner notre rapport au temps « en temps normal », qui finalement n’est pas du tout normal mais complètement construit. On se demande alors quels sont les objectifs de notre société, d’une entreprise, ou le sens de nos vies. Alors qu’on pourrait se dire que c’est le plaisir ou le bonheur, on voit qu’ils ne sont pas mis au centre. Plusieurs personnes me disaient dernièrement : « en quelques heures, j’ai fait mon travail de la journée. Normalement je passe la journée au boulot, et en fait là je n’en fais pas moins, mais j’ai du temps pour faire plein d’autres choses ». En termes de maximisation du plaisir, cette gestion du temps aide vraiment à une mise en perspective.  Et puis, on prend le temps de se questionner : « J’ai du temps libre, qu’est-ce que j’en fais ? Dans quoi je décide de l’investir ? » On se rend compte qu’on a du plaisir à faire des choses, d’autant plus si on sait pourquoi on les fait et qu’on se sent utile pour une communauté, que ce soit notre famille, notre colocataire, nos ami-e-s, notre quartier ou ville.

Cela m’amène au revenu de base qu’il soit conditionnel ou non : si dans la société des moyens sont mis à disposition te permettant de choisir ce que tu fais, plutôt que tu doives absolument faire quelque chose pour subsister, tu renverses la logique. Bien sûr, il y aura des gens qui ne feront rien, mais si la société arrive à bien tourner avec eux, est-ce que c’est si important ? Et on voit que la plupart des gens sont contents de faire des choses, d’être actifs, sans se mettre en danger. C’est clair que quand tu as une compétition entre États dans un monde globalisé, il y a des tensions. Mais si tu changes la logique et vas vers une résilience locale partout dans le monde. Il n’y a alors plus de compétition exacerbée comme règle principale du commerce international. Cette période de crise nous permet d’explorer les possibles, casser notre imaginaire, et voir que le modèle économique pourrait être très différent et fonctionner.

 

Quels conseils aurais-tu à donner à nos auditrices et auditeurs afin d’améliorer leur mode de consommation et leur « survie » économique durant cette période de crise ?

AC : Un premier élément qui me semble essentiel, c’est la gestion des données, la ressource la plus importante de ce siècle. Nous sommes en train de travailler sur le projet SmartketPlace11 afin de voir comment l’économie sociale et solidaire prend à bras le corps ces questions des données personnelles et on réfléchit à : 1) comment est-ce que la gestion des données peut être gérée à la source par l’utilisateur, 2) comment met-on en place des plateformes qui gèrent les données comme un commun. Chaque utilisateur pourrait décider quelle donnée il veut distribuer. Par exemple, je décide que l’entreprise de livraison ne pourra avoir que mon adresse mais pas mon numéro de téléphone, mon mail, ou le contenu des produits de mes anciennes commandes. Si du bénéfice est produit des données partagées, que ce soit pour la science ou une structure commerciale, ce bénéfice serait redistribué parmi les utilisateurs. SmartketPlace propose donc une plateforme équivalente à Amazon, avec comme différence des circuits courts non seulement pour les biens et services, parce que ce sont des marchés économiques locaux, mais aussi pour les données. De plus, en choisissant ce que tu partages, cela évite le groupement de données et la création de profils types des utilisateurs pouvant être utilisés contre leur propre gré.

Un deuxième élément important : nous sommes dans un moment de passage à l’action. On peut voir essaimer des projets de l’économie sociale et solidaire. Les gens se rendent compte qu’il est beaucoup plus résilient d’avoir un panier de légumes chaque semaine dont on connaît la provenance et le producteur, plutôt que d’avoir de longues filières d’approvisionnement. Les gens peuvent passer à l’action, créer quelque chose dans leur quartier et être prêts à s’organiser et à partager, que ce soit dans l’habitation, la mobilité, le partage d’objets, ou l’alimentation.

Un troisième et dernier élément qui me tient particulièrement à cœur, c’est le crédit mutualisé du Léman. Au fur et à mesure que la crise économique va s’accentuer, c’est une belle opportunité pour des monnaies complémentaires qui travaillent en crédit mutualisé. Comme je l’expliquais avant, elles permettent aux entreprises du réseau qui échangent entre elles de créer de l’argent sans passer par des banques privées. Les membres du réseau ont du crédit sans limite temporelle ni taux d’intérêt, et créent et renforcent des circuits courts12. C’est donc un super outil de résilience économique qui peut se développer fortement dans les semaines qui viennent. Pour l’instant, nous n’avons pas encore une grosse crise de liquidités, elle devrait arriver d’ici quelques mois, il y a toujours un décalage. Quand on verra les prochains budgets des Cantons et de la Confédération, si rien ne bouge, là on va se rendre compte de ce qu’est l’austérité… et en Suisse, on n’a pas trop l’habitude !

 


Références :

1. Retrouvez une analyse de la RTS datant du 11 mars 2020 ici ; pour plus de détails sur les cours de la Bourse ces trois derniers mois : https://www.boursorama.com/bourse/indices/cours/1hSMI/

2. Acronyme pour se référer aux géants du Web : Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft

3. https://www.goodreads.com/quotes/9466-a-banker-is-a-fellow-who-lends-you-his-umbrella

4. Pour une explication théorique du dilemme du prisonnier :  https://tecfa.unige.ch/tecfa/publicat/schneider/these-daniel/wmwork/www/phd_22.html

5. https://www.seco.admin.ch/seco/fr/home/Arbeit/neues_coronavirus.html

6. https://www.ge.ch/document/covid-19-initiative-inedite-sauver-tissu-economique-suisse

7. À ce propos, une belle expérience dans l’économie sociale et solidaire genevoise en terme de résilience des indépendants est neonomia : une coopérative d’entrepreneurs salariés qui permet aux membres de travailler comme indépendants tout en cotisant pour leurs 1er et 2ème piliers, et en mutualisant les locaux, le réseau, et le back-office. Cette crise fait ressortir fortement l’intérêt du modèle !

8. https://www.change.org/p/conseil-f%C3%A9d%C3%A9ral-pr%C3%A9servons-les-droits-et-la-sant%C3%A9-de-celles-et-ceux-qui-nous-soignent?recruiter=1063180858&utm_source=share_petition&utm_medium=facebook&utm_campaign=psf_combo_share_initial&utm_term=d5c29879683344348dfb534bb6dcc3ae&recruited_by_id=9526e950-6e91-11ea-b543-6f356bda68bc&utm_content=fht-21055153-fr-fr%3Av7

9. L’expression Les Trentes Glorieuses fait référence aux trentes années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, soit de 1945 à 1975.

10. Organisation Mondiale de la Santé

11. Pour plus d’informations sur cette initiative : https://www.apres-ge.ch/actualites/smartketplace-beyond-amazon-and-gafam

12. Plus d’informations : https://www.ripess.eu/fr/les-monnaies-citoyennes-renforcent-les-filieres-agricoles/

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