© Comité référendaire genevois contre la RFFA
Alors que les Suisses s’apprêtent à voter ce dimanche sur la Loi relative à la réforme fiscale et au financement de l’AVS (RFFA), Emmanuel Deonna dénonce la sous-enchère fiscale inhérente à ce projet. Selon lui, la RFFA ne bénéficiera qu’aux grandes entreprises, tout en portant atteinte aux services publics et aux prestations sociales.
La stratégie consistant à attirer des entreprises par une politique fiscale alléchante possède une longue histoire en Suisse. La Loi relative à la réforme fiscale et au financement de l’AVS (RFFA), au centre du scrutin du dimanche 19 mai prochain, ne marque que la dernière étape d’un processus débuté il y a au moins deux décennies. A l’instar de RFFA, la dernière réforme en date, connue sous le nom de RIE III, devait elle aussi répondre aux critiques émises à l’étranger par les politiques helvétiques de sous-enchère fiscale. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et le G20, inquiets du déficit budgétaire et de l’accroissement de la dette publique de ses membres depuis la crise mondiale de 2008, se sont opposés à l’érosion de leur base imposable et au transfert des bénéfices des multinationales vers des contrées fiscales plus favorables. La Suisse a maintenu cependant ses principaux choix stratégiques. Depuis deux décennies, une partie de sa richesse a été soustraite aux dépens des pays pauvres comme des pays développés par une ponction de leurs recettes fiscales.1
De la RIE III à la RFFA
La taxation privilégiée des sociétés multinationales étant en contradiction avec le principe d’égalité de traitement, on s’est acheminé vers une imposition de toutes les entreprises aux mêmes taux, fortement réduits. Cependant, de nouvelles niches fiscales ont été crééesi parallèlement dans l’espoir qu’elles soient admises au niveau international. En outre, la Confédération helvétique a dû payer pour compenser une partie des pertes fiscales résultant de la sous-enchère étendue à toutes les entreprises. En février 2017, le peuple suisse s’oppose à la RIE III : cette réforme est perçue comme un cadeau aux entreprises. Personne ne parvient à estimer précisément ses conséquences économiques et ses coûts sociaux.2
Malgré son échec, la stratégie de sous-enchère fiscale continue à guider le choix de la majorité politique à Berne. La réforme soumise à votation le 19 mai prochain correspond en effet à peu de choses près à celle soumise au peuple en février 2017. La Suisse persiste à vouloir se maintenir dans le haut du panier des pays à faible fiscalité, et c’est une nouvelle fois sur le régime d’imposition des entreprises que les électeurs sont appelés à se prononcer. Or, les deux éléments principaux de la réforme RIE III ont été maintenus : de nouvelles niches fiscales permettant aux entreprises de réduire massivement la part des bénéfices soumise à l’impôt et la diminution tout aussi importante du taux d’imposition des bénéfices.3
Quels sont les acteurs concernés par RFFA ?
Il s’agit d’abord des 24’000 sociétésii, dont le statut spécial doit disparaître. Selon la Confédération, elles devront débourser 2,3 milliards supplémentaires. Ensuite, les sociétés « normales » (anonymes, coopératives ou à responsabilité limitée) voient quant à elles, sur le plan fédéral, la part imposable de leurs bénéfices se réduire jusqu’à 70%. Au niveau cantonal, à Genève, la réforme prévoit d’abaisser leur taux d’imposition de 24,2% à 13,99%. Enfin, il subsiste une catégorie d’acteurs qui n’est pas affectée par la réforme : les entreprises en raison individuelle et en société de personnes, tout comme 60% des sociétés qui ne s’acquittent pas d’impôts car elles ne font pas de bénéfices. En définitive, ce sont donc les grandes entreprises, les géants de la grande distribution, les banques et les PME les plus riches qui profiteront de la baisse de l’imposition voulue pour retenir les multinationales sur territoire helvétique.4 Selon les estimations, elles engrangeront plus de 4 milliards de cadeaux fiscaux tout en ne dégageant que 200 à 300 millions de cotisations AVS supplémentaires.5
Compensation pour l’AVS ?
La réforme fiscale englobe cependant un volet social présenté par ses partisans comme compensant les pertes fiscales : l’AVS recevrait un versement annuel de deux milliards, l’équivalent du montant estimé des pertes fiscales résultant de la baisse du taux d’imposition. La « contrepartie sociale » en faveur des retraites n’en est toutefois pas une : on estime en effet que la Confédération en assumera 40% du coût (800 millions de francs), les employeurs et les salariés devant s’acquitter du solde (1,2 milliards) par le biais d’une augmentation des cotisations sociales. Dans ce contexte marqué par la baisse d’imposition du bénéfice des entreprises, dans lequel une augmentation des impôts sur les personnes physiques ou de la TVA est peu probable, les cantons et les communes seront donc contraints à des mesures drastiques d’économie. On doit s’attendre dès lors à une réduction des prestations sociales et à une dégradation des services publics. Celles-ci sont dénoncées par une grande partie de la gauche et par les syndicats.6 Ainsi en est-il en particulier à Genève où le Parti socialiste, la majorité des députés du Grand Conseil ainsi que les membres du parti réunis en Assemblée générale ont appelé à rejeter à la fois la RFFA fédérale et la RFFA cantonale, soulignant les lourdes pertes qu’elles impliquent pour les finances des communes, et ce en dépit des « mesures de compensation sociale » annoncées, portant notamment sur les subsides d’assurance-maladie ou les mécanismes de financement des crèches. Dans ce contexte, la section cantonale du PS recommande d’adopter l’initiative 170 plafonnant les primes d’assurance-maladie à 10% du revenu et de rejeter le contre-projet socialement bien moins ambitieux proposé sur ce thème par le Conseil d’Etat.7
Aucune garantie sur l’âge de la retraite des femmes
Les choix essentiels concernant l’AVS ne seront à l’ordre du jour que lorsque le Conseil fédéral présentera en automne son projet AVS 21. Ceux qui affirment que voter « oui » à la RFFA permettrait d’éloigner ou d’enterrer la perspective de la hausse de l’âge de la retraite pour les femmes se bercent d’illusion : le Conseil fédéral n’a pas, semble-t-il, renoncé à une telle hausse. Cette dernière représentera même probablement l’une des principales mesures de son projet AVS 21.8
Une compétition fiscale qui nuit au développement économique et à la cohésion sociale
En Suisse, les réformes fiscales fédérales et cantonales sont constamment présentées comme une nécessité. Elles serviraient à éviter le départ des entreprises vers des juridictions fiscales plus clémentes. Le même raisonnement est invoqué s’agissant des personnes physiques : les revenus et les patrimoines très élevés se déplaceraient ailleurs si la fiscalité helvétique tendait à s’alourdir. Or, cette conception est très simpliste car elle ne prend en compte qu’une seule variable (le taux d’imposition) en faisant abstraction de tous les autres facteurs influençant le choix du domicile fiscal des personnes physiques et des personnes morales. Pour la majorité des entreprises, hormis la charge fiscale, d’autres facteurs sont primordiaux comme la qualité des services publics (y compris la fiabilité de l’administration), la stabilité économique et financière, la disponibilité de terrains à construire et de main d’oeuvre qualifiée, l’accessibilité aux infrastructures de communication et la qualité des services médicaux. Or, ces éléments ont un lien étroit avec les dépenses publiques : ce sont les impôts qui doivent les financer pour éviter que l’Etat ne s’endette trop. Ainsi, et n’en déplaise à la doxa d’inspiration néo-libérale, la baisse de la charge fiscale des entreprises n’engendre pas de dynamisme au sein du système économique si la demande sur le marché des produits n’est pas suffisante pour inciter les entreprises à investir davantage dans l’économie réelle.9
Concurrence fiscale et péréquation financière
En Suisse, la péréquation financière exercerait globalement un effet décourageant sur la concurrence fiscale. Lorsque leur potentiel de rentrées fiscales s’accroît, les cantons bénéficiaires reçoivent moins de la part des cantons donateurs. Et quand ces derniers augmentent encore leur rendement fiscal, ils doivent verser davantage dans le pot commun. A première vue, ce double mouvement devrait inciter les cantons à ne pas trop modifier leur ressource de base, ne fût-ce que pour éviter les effets néfastes de la concurrence fiscale. Cependant, de l’avis des experts, la RFFA ne devrait pas supprimer la compétition fiscale inter-cantonale. Cette dernière s’exercera donc non seulement pour attirer les bénéfices des entreprises étrangères, mais aussi – et peut-être encore plus – pour séduire les sociétés qui pourraient migrer en Suisse d’un canton à l’autre à la recherche de la situation fiscale la plus avantageuse.10
Combattre la précarité et les inégalités
Les concurrences fiscales, internationale et intercantonale, obéissent à une logique à courte vue contraire aux principes de solidarité et de durabilité. Elles masquent en outre un fait très préoccupant : la dégradation du niveau de vie d’une partie importante de la population par rapport aux autres pays « développés » sur le plan économique. D’après certains observateurs, la situation en Suisse risque en effet de ressembler à celle qui prévaut dans les autres Etats occidentaux qui ont été impactés par la crise économique depuis une dizaine d’années. Alors que la fortune est concentrée dans les mains d’une petite minorité,11 le pourcentage des personnes qui font appel à l’aide sociale ne cesse d’augmenter en Suisse, surtout chez les personnes âgées de 50 à 64 ans.12 La pauvreté gagne du terrain, passant même selon les chiffres officiels de l’Office fédéral de la statistique, de 7 à 7,5 % de la population ces deux dernières années.13
Pour toutes ces raisons, la Loi relative à la réforme fiscale et au financement de l’AVS est un projet économiquement douteux et socialement inacceptable. Votons résolument non le 19 mai aux RFFA fédérale et cantonale !
Références :
1.Voir notamment Jean Daniel Delley, Aide au développement : La Suisse peut mieux faire, Domaine Public, 11 mai 2019 ; Benito Perez, La RFFA déjà caduque ?, Le Courrier, 7 mai 2019.
2.Jean Daniel Delley, Réforme de l’imposition des entreprises : paysage avant la bataille, Domaine Public, 19 novembre 2016 ; Yvette Jaggi, La RIE II vue des cantons et des villes, Domaine Public, 5 décembre 2016 ; Jean-Daniel Delley, RIE : lucratifs intérêts notionnels, astucieuse patent box, 16 décembre 2016 ; Danielle Axelroud Buchmann, RIE III : bonne pour l’emploi, vraiment ?, Domaine Public, 25 décembre 2016 ; Jean-Daniel Delley, Lucerne ; du paradis fiscal à l’enfer budgétaire, Domaine public, 5 janvier 2017.
3.Jean-Daniel Delley, De la réforme permanente de l’imposition des entreprises à RFFA, Domaine Public, 22 mars 2019 ; Yvette Jaggi, RFFA, la combinaison qui se veut gagnante, Domaine Public, 28 avril 2019.
4. Jean-Daniel Delley, Les gagnants et les perdants, Domaine Public, 31 mars 2019.
5.Davide de Filippo, Fiscalité des entreprises, RFFA Non et Non !, SIT Info, Syndicat interprofessionnel des travailleuses et travailleurs, No 3, Avril 2019.
6.Jean-Daniel Delley, RFFA pourquoi la gauche est partagée entre le oui et le non ?, Domaine Public, 4 mai 2019 ; SIT Info, Syndicat interprofessionnel de travailleuses et travailleurs, No 3 Avril 2019.
7. « La droite n’a rien lâché », Interview de Christian Dandrès, Le Courrier du 5 mars 2019 ; Le PS cantonal rejette l’accord sur la RFFA, Agence télégraphique suisse (ATS), 13 mars 2019 ;« RFFA, les milliards d’Ueli Maurer et la précarité cachée en Suisse ; Blog Tribune de Genève de Christina Kitsos, Michel Zimmermann, (Membre du Conseil de fondation de la commune de Versoix pour la petite enfance), RFFA cantonale et petite enfance, enfumage et tartufferie, Lutte socialiste, Journal éponyme à la gauche du Parti socialiste genevois, No 13, mai 2019 ; La RFFA est une hérésie, Carole-Anne Kast, Hebdo Latino, 4 mai 2019.
8. Syndicats des services publics SSP VPOD, Non à RFFA !, Mai 2019.
9. Réforme fiscale et financement des dépenses publiques, Blog de Sergio Rossi, Professeur ordinaire d’économie à l’Université de Fribourg.
10.Yvette Jaggi, Les effets subtils de la péréquation financière et de la concurrence fiscale, Domaine Public, 19 novembre 2018 ; Yvette Jaggi, Quand la concurrence fiscale sévit, la péréquation financière doit soigner, 4 mars 2019.
11.Rudi Peters, La répartition régionale de la richesse en Suisse, Une analyse de la statistique 2008 de la fortune des personnes physiques, Département fédéral des finances, Administration fédérale des contributions (AFC), Division Etudes et support, 2 novembre 2011.
12. La Suisse a dix années de retard, Blog de Sergio Rossi, Professeur ordinaire d’économie à l’Université de Fribourg, 21 janvier 2019.
13. Caritas Suisse, Derniers chiffres de l’Office fédéral de la statistique sur la pauvreté en Suisse, La pauvreté en Suisse augmente, 28 avril 2018. A propos des phénomènes contemporains de précarité (économique et sociale) et de pauvreté dans le contexte de la Suisse et de Genève, voir le dossier de Charlotte Frossard et Stefan Renna paru dans Jet d’Encre en novembre 2018. Voir aussi l’article de Thierry Apothéloz « Pauvreté à Genève : la classe moyenne a disparu » du 12 mars 2018.
14. Il s’agit de la déduction des intérêts notionnels et de la patent box. Voir Yvette Jaggi, Domaine Public, La RIE III vue des cantons et des villes, 5 decembre 2016 et Jean-Daniel Delley, RIE III: lucratifs intérêts notionnels, astucieuse patent box, Domaine Public, 16 décembre 2016.
15.Jean-Daniel Delley, RFFA : les gagnants et les perdants, Domaine Public, 31 mars 2019.
Laisser un commentaire
Soyez le premier à laisser un commentaire