L'Entretien Jet d'Encre Le 13 juillet 2016

L'Entretien Jet d'Encre #7,
Avec Aude Seigne

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Avec Aude Seigne

[Page Facebook d’Aude Seigne]

On a pu entendre dernièrement, notamment dans le journal Le Temps1, différents acteurs du monde littéraire donner leur avis sur le manque de valorisation et de rémunération des auteurs romands. Certains plaident pour une professionnalisation du métier d’écrivain, d’autres pointent du doigt le rôle de soutien économique que devraient jouer les salons et événements littéraires. Les maisons d’édition se défendent de ne pouvoir, faute de moyens suffisants, aider davantage les écrivains dont elles publient les œuvres. Dans tous les cas, l’économie difficile du livre et la précarité des auteurs suisses – qui ne touchent en moyenne que 10% du prix de leurs livres2 – ne font pas de doute.

Nous avons voulu aller à la rencontre de la jeunesse écrivaine, relève de la littérature suisse, afin de contribuer à ce débat vif et essentiel : voici donc le point de vue d’Aude Seigne, écrivaine romande née en 1985 et membre de l’AJAR (Association de jeunes auteur-e-s romandes et romands). Elle compte à son actif deux romans3, un recueil de poèmes et une quinzaine de publications dans des périodiques ou recueils collectifs – et nous livre son quotidien d’auteure dans cet entretien.

 

Pouvez-vous nous dire, à titre personnel, à quel point vous vivez de votre activité d’écrivaine ?

Aude Seigne: Depuis 2009, j’ai toujours eu une autre activité professionnelle que l’écriture. Il ne s’agissait pas de boulots alimentaires mais de « vrais » postes, intéressants, à durée indéterminée, que j’ai néanmoins fini par quitter parce que les horaires ou le taux d’activité deviennent incompatibles avec l’écriture. On peut certes travailler à temps partiel, et écrire le reste du temps, mais une fois le livre publié, il faut être disponible pour la promotion, pour des festivals, des interviews ou des commandes de textes. Financièrement, j’ai publié mon premier livre en 2011 et, depuis, l’écriture – c’est-à-dire essentiellement les cachets pour des textes ou des événements, les droits d’auteur ne représentant presque rien – me permet de vivre modestement 2-3 mois par année. Ou alors je considère que les autres boulots paient le quotidien et que les revenus de mon écriture paient mes loisirs, les voyages, etc., ce qui est paradoxal parce que l’écriture est mon activité principale.

 

Il est avéré que les écrivains suisses sont extrêmement rares à pouvoir vivre de leur plume. Ils ne touchent que 10% du prix de leur livre et en vendent relativement peu. A qui incombe-t-il de combler ce manque, selon vous ?

AS: En tout cas pas aux éditeurs, car ce sont eux qui assument financièrement tous les risques (choix et travail du texte, fabrication et diffusion de l’objet-livre). Les salons, comme toutes les autres entités qui font appel aux services d’un écrivain (en l’occurrence sa présence et son savoir-faire dans un domaine), doivent rémunérer systématiquement les auteurs. Quant à l’Etat, c’est une bonne question ! Le domaine du livre est l’un des moins soutenus par les fonds publics. Et contrairement à un comédien ou à un danseur, un écrivain ne peut pas s’inscrire au chômage, puisqu’il n’est jamais salarié. Ce serait aussi une forme de soutien d’imaginer comment pallier cette impossibilité (en France par exemple, à partir d’une certaine somme de droits d’auteurs, les auteurs peuvent prétendre à la « sécurité sociale des écrivains »). Il est certain que le livre doit être soutenu, mais avec une réflexion spécifique, et pas un copier-coller de ce qui existe dans d’autres disciplines artistiques qui ont leur logique propre.

 

Le premier roman d'Aude Seigne, "Les chroniques de l'Occident nomade", a remporté le Prix Nicolas Bouvier en 2011.

Le premier roman d’Aude Seigne, « Les chroniques de l’Occident nomade », a remporté le Prix Nicolas Bouvier en 2011.

 

Sans entrer en matière sur un éventuel « salaire d’écrivain », pensez-vous qu’il faudrait rémunérer la présence des auteurs dans les manifestations et festivals ?

AS: Cela me semble évident.  Quand vous assistez à une table-ronde, vous voyez : un technicien, un modérateur, un auteur et parfois un membre de l’organisation de la manifestation. Tous sont payés, sauf l’auteur, qui est pourtant à l’origine de l’existence du livre, sans qui les autres rôles n’auraient aucun sens. Par ailleurs, l’auteur est présent parce qu’il a consacré du temps et des recherches à un sujet, qu’il en est devenu spécialiste et/ou que son regard sur le monde est jugé suffisamment intéressant par un professionnel du livre – l’éditeur – pour être partagé avec un large public. Ce sont des compétences qu’il convient de rémunérer pour qu’elles continuent de se développer. Enfin, l’argument du temps me semble décisif. Lorsqu’une compagnie de théâtre part en tournée à l’étranger, il peut y avoir des jours « off », c’est-à-dire sans représentation, mais où le comédien doit rester sur les lieux. Dans ces cas-là, il est payé, même s’il n’est pas effectivement en train de travailler. Car on considère à juste titre qu’on paie son temps de présence, temps qu’il ne peut pas consacrer à une autre activité rémunératrice.

Heureusement, la plupart des acteurs du monde du livre sont désormais convaincus par ces arguments. En cinq ans, j’ai dû faire une trentaine d’interventions de ce genre en Suisse et une dizaine à l’étranger. En ce qui concerne les salons ou festivals, la plupart des rencontres étaient rémunérées. Dans les librairies, c’est un peu moins courant, mais plus fréquent en Suisse qu’en France.

 

Faudrait-il « professionnaliser » le métier d’écrivain et établir une rémunération périodique pour tous les auteurs, comme pour d’autres métiers ?

AS: De l’extérieur, le public ne voit pas toujours le nombre d’activités annexes qui peuvent occuper un écrivain : il y a l’écriture en soi bien sûr, mais aussi les interviews, les tables-rondes thématiques, les lectures en librairie, les ateliers d’écriture, les conférences ou séminaires, les discours pour des cérémonies, les accompagnements pour des travaux de maturité, les rencontres avec des élèves, les réponses à des universitaires qui font des recherches pour leur thèse, sans parler des textes de commande pour des revues, pour des ouvrages collectifs, pour des rapports d’activité d’entreprise… Si aucune de ces activités n’était rémunérée, l’auteur pourrait facilement passer sa semaine à démontrer à quel point son cerveau fonctionne bien et à recevoir les louanges de chacun sans percevoir un centime ! L’auteur a une aura, mais c’est tout ce qu’il a, et l’aura ne paie pas le loyer… Il faut résoudre un paradoxe : l’écrivain est sollicité parce qu’il est apprécié pour ses écrits, mais il ne peut continuer à écrire que si ces sollicitations lui rapportent un peu d’argent.

 

L’écrivain Fred Valet réagissait dernièrement dans Le Temps3, affirmant que s’ils étaient rémunérés et soumis à un employeur, les écrivains perdraient de leur liberté – qui leur est indispensable. Partagez-vous cet avis ?

AS: Je ne vois pas pourquoi la rémunération et la liberté seraient contradictoires. Il y a des tas de jobs qui nécessitent d’être créatifs et il y a des tas d’éditeurs qui imposent des changements dans un texte alors même que l’auteur n’est pas leur employé. Ecrire requiert de la liberté, c’est certain : liberté de choix quant au texte en cours, liberté dans son planning personnel, mais liberté mentale aussi. Et il est très difficile de se projeter dans une écriture à long terme, par exemple pour écrire un roman, quand on ne sait pas comment payer son prochain loyer.

 

"Les Neiges de Damas" a été publié en 2015.

« Les Neiges de Damas » a été publié en 2015.

 

La capacité à médiatiser son propre livre et à fédérer un public de lecteurs semble être un élément déterminant aujourd’hui. On se souvient du Genevois Joël Dicker qui avait largement bénéficié du « buzz » généré par la sortie d’un de ses livres, décuplant ainsi ses ventes. Ne risque-t-on pas alors de perdre de vue la qualité littéraire du livre en tant que tel ?

AS: C’est un débat vieux comme le monde. Il est sans doute plus fort aujourd’hui, puisque nous sommes dans une époque de l’image, où tout ce qui permet de vendre un objet compte autant que l’objet lui-même. Mais je crois qu’il faut le reconnaître, et faire avec. L’auteur a le droit de jouer, comme de ne pas jouer, ce jeu-là. Il faut juste se rappeler que cela n’a rien à voir avec la littérature.

 

La qualité littéraire d’un livre n’est pas une science exacte ; elle peut être sujette à débat et à interprétation. C’est aussi là sa force : pouvoir échapper à toute contrainte stylistique, diégétique, politique, sociale. Vouloir établir un salaire pour les écrivains, n’est-ce pas ôter à l’« art » de la littérature ?

AS: J’ai longtemps évité d’utiliser le mot « art » parce qu’il suscite des débats sans être réellement défini – qu’est-ce qui est de l’art ou pas ? Mais si on le prend au sens étymologique, il signifie un savoir-faire, une habilité technique, comme dans l’artisanat. Si on considère qu’un écrivain est un artisan du langage, c’est-à-dire quelqu’un qui possède un savoir-faire technique au niveau des mots, il n’y a aucune raison pour qu’un salaire le rende moins habile, au contraire ! Ou du moins les risques sont les mêmes que dans n’importe quel travail salarié : être motivé par la perspective d’une rentrée d’argent régulière, être engagé et ne plus lever le petit doigt dès qu’on est intouchable contractuellement. Cela existe dans tous les métiers. Mais celui qui voudrait gagner de l’argent facilement en écrivant ferait vraiment un mauvais calcul !

En ce moment, je m’intéresse beaucoup aux processus d’écriture des séries télé. Pour chaque série, il y a une « writers’ room », soit une équipe de scénaristes, dirigée par un « showrunner », soit l’écrivain en chef, qui donne à la série sa direction. Tous ces gens sont payés. Cela ne veut pas dire qu’ils ne collaborent pas avec les producteurs, les réalisateurs, les acteurs, etc., ni qu’ils ne sont pas libres ! C’est peut-être l’idée même qu’on se fait d’un écrivain dans le monde francophone qui empêche qu’il soit rémunéré : idée que l’auteur doit travailler seul dans sa tour d’ivoire et ne montrer son texte à personne jusqu’à ce qu’il soit publié. Je ne suis pas sûre que cette idée ait été vraie un jour, à quelque époque que ce soit, mais elle ne l’est certainement pas aujourd’hui.

 

Les auteurs suisses sont souvent évincés par les auteurs français, mieux connus et exportés à l’étranger. Pensez-vous que la nouvelle génération d’écrivains suisses, dont vous faites partie, parviendra à revendiquer davantage et faire valoir sa « romandicité » ? Le cas échéant, pensez-vous que celle-ci est liée à la lutte pour une meilleure reconnaissance financière de l’auteur romand ?

AS: Il y a deux parties à cette question. D’abord, je pense effectivement que nous sommes dans un moment favorable aux changements. Si « nouvelle génération » il y a, elle est dynamique, plutôt solidaire et bienveillante, ce qui est très agréable. A l’AJAR par exemple, cela crée à la fois une émulation et une désacralisation de l’écriture, qui paradoxalement, en retour, profite aux écritures individuelles et collectives. En revanche, en ce qui concerne la « romandicité », ce n’est pas quelque chose que je revendique. Ce n’est pas la romandicité d’un livre qui fait qu’il est difficile de le faire connaître en France, mais l’économie du livre elle-même et les habitudes des lecteurs. Combien de Romands ignorent qu’il existe une telle vivacité de la littérature dans leur région ! Les Suisses aussi lisent davantage de livres français que suisses. Ce sont ces habitudes, et les circuits économiques, qui rendent la littérature suisse difficilement exportable, mais ce n’est ni « l’aspect suisse » d’un texte, ni sa qualité d’écriture ou d’édition.

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[1] Lire ces tribunes dans la rubrique « Opinions » du journal Le Temps ; https://www.letemps.ch/opinions/2016/06/22/ecriture-une-profession-autres

[2] https://www.letemps.ch/culture/2016/06/09/gagnent-auteurs-romands

[3] Chroniques de l’Occident nomade (éditions Paulette, 2011; réédition Zoé, 2011 puis 2013) qui lui a valu le Prix Nicolas Bouvier au festival Etonnants Voyageurs de Saint-Malo et Les Neiges de Damas, paru aux éditions Zoé en 2015.

[4] « Non, non, non, l’écrivain n’est pas un plombier ! », Fred Valet https://www.letemps.ch/opinions/2016/06/21/non-non-non-ecrivain-un-plombier

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