Partie 1: « MONTE DANS LA DELO’, J’VAIS DANS LE FUTUR »
Partie 2: « VULGAIRE, FAUTES DE GRAMMAIRE »
Partie 3: « GROS CHÈQUES, MALGRÉ ÉCHEC SCOLAIRE »
Voyage interstellaire se poursuit. Rappel. On en est maintenant à la troisième partie de cet article. Pour ceux qui ne l’auraient pas compris, le propos qu’on défend est à appréhender dans son entièreté. Cinq parties sont prévues. Patience donc.
Reprenons là où on s’en était arrêtés. Booba révolutionne la langue française. Oui, on sait, certains ne seront pas d’accord. Ne sont pas d’accord. Certains ont certainement ri après lecture de la partie précédente. Bien. Quels sont les arguments ? Que d’autres ont déjà enlevé les déterminants avant lui ? Qu’il ne s’agit en aucun cas d’une nouvelle grammaire, mais d’une figure de style connue? L’ellipse par exemple ? Eh bien, mettons. C’est probablement vrai. L’ellipse, parlons-en. Elle intervient lorsqu’on omet des éléments dans une phrase. Bonne piste. Mais premièrement, elle est le plus souvent utilisée pour éliminer un sujet, ou un verbe1. B2O, lui, c’est les déterminants. Deuxièmement, du point de vue poétique, elle donne la possibilité de retirer plus d’éléments, pour ne laisser que l’essentiel d’un vers. Et quitte à pénaliser la grammaire. Ok. Cette fois, on y est. Cependant, attention. Là où une figure de style constitue principalement une exception, permettant exceptionnellement un irrespect des règles, Booba, par une utilisation répétée maintes fois, transforme cette même exception en une sorte de nouvelle règle à son tour. Norme grammaticale propre. Et ça, c’est bel et bien une petite révolution en soi. Oui Messieurs. Oui Mesdames. D’ailleurs, si d’autres y avaient peut-être déjà pensé par le passé – de supprimer certains mots dans leur phrasé – alors qu’on vienne présenter ici quelqu’un ayant pratiqué cette méthode de manière aussi systématique. On est curieux de voir…
En résumé :
(Ellipse du déterminant dans groupe nominal) x (infini) = [Gram. du Futur]
Bref. Passons. Quelque autre objection ? Ah oui. En dernière analyse, certains affirmeront encore que cette défiance envers l’Académie Française n’a rien d’incroyable. Que de toute façon, un artiste n’est pas là pour respecter les règles. Grammaticales dans ce cas. Hmm… Ce n’est pas faux. C’est même plutôt correct. Mais, d’une part, cet argument permet en fait de confirmer justement le statut d’artiste d’Élie Yaffa. Lui qui bafoue la syntaxe française pour ramener la sienne. Celle de l’espace. D’autre part, cela revient à passer sous silence un élément important dans l’équation. Si si. Tous les artistes n’ont pas le même parcours. Et, ce qui demeure tout de même extraordinaire ici, dans un contexte comme l’écriture, c’est que, lorsqu’on parle de Booba, on ne parle pas de quelqu’un qui a fait de grandes études. Contrairement à la majorité des grands jongleurs de mots, auteurs, poètes, etc. On ne parle pas d’un amoureux de littérature non plus. Non. On parle d’un talent brut. Un BEP Vente en poche (« En plein blizzard avec mon BEP Vente » clamait-il dans « Boulbi »), deux couilles, et un cerveau pour s’en sortir – comme il le dit dans « C’est La Vie ». Du courage donc, et un peu de jugeote. C’est tout ce qu’il avait. Ou presque. Un certificat délivré par la rue en outre : « Diplômé de la street, mention ”psahtek, félicitations” ».
Ainsi, lorsqu’on affirme qu’il réinvente le français, il faut bien tenir compte de ce paramètre. Monsieur Yaffa a ce qu’on pourrait appeler un don. Un peu comme ces prodiges, pianistes par exemple, qui n’ont jamais appris à jouer – ou vraiment très peu – mais qui figurent parmi les plus grands virtuoses. Le Météore, lui, comparé plusieurs fois à d’illustres écrivains – Céline entre autres2 – n’a pourtant jamais ouvert un de leurs livres. Il n’aime pas lire. Il l’a souvent répété3. Seuls quelques rares poèmes l’ont marqué étant jeune4. Il ne sait pas non plus écrire, autre chose que des textes de Rap. L’a aussi répété à plusieurs reprises5. Talent brut on vous a dit. Inné. Là où d’autres recherchent perpétuellement à dépasser les limites, B2O lui les outrepasse tout naturellement, sans élan. Comme ça. Hop.
Mais prudence cependant. Qu’il n’ait pas étudié la langue française en détail, ni lu ses classiques, c’est un fait. De là à prétendre qu’il opère ses remaniements au hasard, ou qu’il supprime certains mots par simple fainéantise, il n’y a qu’un pas. Qu’on ne franchira pas. En effet, si Booba n’est capable que de rédiger des mesures « rapologiques » – équivalent des vers poétiques dans le contexte du Rap, ayant généralement pour durée quatre temps musicaux – il maîtrise au moins cet art à la perfection, et avec minutie. « Quand j’écris, je me prends la tête sur des détails, savoir si je dois mettre un « et » ou un « ou », sur la syntaxe, le placement des mots… En même temps j’adore dire de la merde, des trucs impulsifs »6. Voilà. L’écriture de Booba résumée en deux phrases, par lui-même. De la « merde », parfaitement bien décrite, formellement réfléchie, calculée.
Bon… (Re)voyons cela de plus près. Les textes. Quand beaucoup considèrent que la plume d’Élie Yaffa a régressé, comparé à l’époque de ses premiers ouvrages – époque où l’article référence de Ravier a été écrit notamment7 – il est intéressant de se (re)pencher sur les paroles rédigées tout récemment. Pour son sixième album « Futur » précisément. La suite de cet article va ainsi consister en une exposition des meilleures punchlines de l’œuvre en question. Mais, pour des questions de place, on ne consacrera la fin de cette troisième partie qu’à l’analyse très détaillée d’une seule « ligne coup de poing ». Ceci afin de montrer qu’il suffit de quelques mots à l’artiste pour faire pleuvoir les figures de style. Elles-mêmes repérées principalement grâce au petit livre de référence de Beth et Marpeau8. Pour un étalage de citations plus conséquent, il faudra donc attendre la quatrième partie. Pour l’instant, place au feu d’artifice. Figures en tout genre…
Vue d’en haut d’abord. Booba, dans la (dé)structuration de son discours, utilise quelques figures de style de manière récurrente. Entre autres, la parataxe et l’asyndète. Très proches l’une de l’autre, elles consistent à juxtaposer des phrases, des bouts de phrases, des mots. Sans les rattacher par un quelconque lien de subordination ou de coordination. Aucun connecteur. On passe du coq à l’âne, du cocard au Coca Light. Rythme plus dynamique. Et sensation d’anarchie, d’accumulation, qui permet de rentrer plus directement dans l’émotionnel. Ravier, d’ailleurs, parlait déjà de « juxtaposition » en 2003, quand B2O nous livrait alors « […] juste un puzzle de mots et de pensées » dans « Repose en Paix ». Encore valable aujourd’hui, on le verra. Petit zoom ensuite. Dans la disposition des paroles toujours, mais au niveau des mesures ou groupes de mesures cette fois, le Météore utilise – de manière répétée également – l’anacoluthe. Cette figure consiste à rompre la construction syntaxique attendue. Les débuts de phrases du rappeur suivent souvent une certaine construction, qui finit effectivement par être abandonnée en cours de route. Ruptures brutales. L’auditeur est constamment tenu en haleine. Pas le temps de s’ennuyer. Enfin, pour terminer sur cette vision d’ensemble, on peut rajouter que Booba aime à accélérer ses récits par le procédé de l’ellipse. Oui, on l’a déjà mentionné. Mais ici, en plus de l’ellipse des déterminants, il s’agit aussi et surtout de l’ellipse temporelle. En quelques mesures, la temporalité peut en effet être bouleversée. Des sauts de plusieurs années sont opérés. Ou des bonds en arrière. Sans jamais prévenir. Boom. Surprendre. Déstabiliser. Tels sont les perpétuels mots d’ordre.
Vif du sujet désormais. Pour permettre à tout un chacun d’accéder facilement et rapidement à la punchline qui va être décortiquée – et ainsi de pouvoir se faire sa propre idée quant au décryptage effectué plus bas – le choix s’est porté sur deux mesures tirées du morceau « Caramel », premier vidéoclip de l’album « Futur » à avoir été diffusé. Les voici donc :
« La concurrence: beehh ! « Booba m’a tué » disent-ils en mourant/
L’coup d’reins est légendaire, ta baby-mama est au courant »
Attention. Le contenu explicité maintenant pourrait nécessiter l’accord parental pour les plus jeunes. On précise ici encore qu’on ne juge pas du tout le message véhiculé, mais uniquement la forme. Comment Booba manie le langage pour transmettre son discours. En outre, ce passage va également demander l’attention millimétrée de tous. C’est chargé. On vous aura prévenus…
On y va donc. Décryptage. « Beehh » tout d’abord. Onomatopée. Mot créé et utilisé pour reproduire un bruit. Quel bruit ? Celui d’un coup porté, manifestement. Métonymie par la même occasion : on remplace un terme par un autre, lié au premier par un rapport logique. Ici, la reproduction phonétique du coup vient remplacer l’acte lui-même, sans que celui-ci soit nommé. Litote également, car ce qui est prononcé suggère bien plus. On comprend par ce bruit unique qu’il s’agit d’un unique coup, et suppose ainsi que ce même coup est puissant. Suffisamment puissant pour entraîner la suite des évènements en tout cas: la mort des rappeurs concurrents. Ceux-là mêmes, juste avant de partir, qui arrivent encore tout juste à dire : « Booba m’a tué ». Prosopopée ici : on fait parler des personnes imaginaires. Un peu comme on a pu le faire aux parties précédentes… Hello, les « puristes » ! Oups, pardon. On s’égare…
Poursuivons. Booba, en reprenant la tristement célèbre phrase « Omar m’a tuer » – symbole de l’affaire médiatico-judiciaire Omar Raddad9 – et en remplaçant le nom du présumé coupable par le sien, opère une substitution. Surprenant. Sanglant même. La mesure se termine alors par « disent-ils en mourant ». On y trouve une syllepse de nombre. « La concurrence », au début, devient « ils » quelques mots plus tard, dans la même phrase. C’est grammaticalement faux. Mais logique au niveau du sens. Le pronom à la troisième personne du pluriel ajoute d’ailleurs l’impression qu’« ils » sont nombreux. Par conséquent, tout ce qui précède peut être paraphrasé comme suit. Malgré leur nombre, Booba frappe fort ses ennemis. Un par un, ou tous en même temps, il les tue d’un seul coup très puissant. La métaphore ici est celle de sa supposée supériorité sur tous les autres rappeurs. Une mesure pourrait suffire à arrêter leurs carrières. Comme ça, c’est clair.
Seconde mesure ensuite. « L’coup d’reins » premièrement. Périphrase. Un terme a été remplacé par une expression qui décrit ce même terme, sans le nommer. Par « le coup de reins », Booba entend évidemment parler de l’acte sexuel ici, qu’il désigne par le mouvement du bassin. Un bassin qui est lui-même représenté – via une synecdoque (la partie pour le tout, et vice-versa) – par les reins. La connotation en devient alors purement physique, gymnastique même. Impression qu’on retrouve d’ailleurs avec une litote, à nouveau. Ce « coup » renvoie implicitement à ses capacités, son talent une fois dans le lit. Un talent « légendaire » en l’occurrence. Hyperbole, exagération : tout le monde connaît ce fameux talent, depuis des lustres. Entre autres, parmi ce monde, « ta baby-mama ». Apostrophe d’abord. Alors qu’à la mesure précédente, il parlait de « la concurrence », instaurant une certaine distance où l’auditeur n’était encore que spectateur d’une scène de crime, ce passage au « ta » – possessif, deuxième personne du singulier – interpelle celui qui écoute directement. B2O s’adresse à ses détracteurs. Ceux-ci doivent se sentir individuellement concernés, personnellement visés.
Mais enchaînons. Le terme « baby-mama » est un pérégrinisme : mot emprunté à une langue étrangère, qui exprime ici mieux ce que Booba cherche à dire. On retrouve – comme évoquée dans la seconde partie de cet article – l’influence des États-Unis et de l’anglais dans la manière d’écrire du rappeur. Il n’y a pas de traduction exacte, mais en restant à la deuxième personne, l’expression « baby-mama » signifierait alors, à peu près, « la femme avec qui tu as eu un enfant ». La femme ou copine actuelle donc, mais aussi peut-être l’ex. Quoi qu’il en soit, une femme qui a une place importante dans « ta » vie, positive ou négative, que « tu » le veuilles ou non, puisqu’elle est la mère de « ton » enfant. Le pire dans tout ça, c’est qu’elle « est au courant » des capacités de B2O. Litote, encore une fois. Oui, « ta baby-mama» sait, car elle a testé. Punchline. De la sorte, ajoutée à celle de la première mesure, l’image transmise via cette seconde est bien simple : Booba tue ses concurrents, facilement, et dans la foulée, couche avec leurs femmes, copines, ou ex. Sans pitié. Métaphore de son succès encore une fois. Le rappeur a un nombre conséquent de détracteurs, certes, mais également, en miroir, un nombre non-négligeable d’admiratrices. Celles-ci, prêtes à tout pour le rencontrer – et plus si affinité – constituent justement très souvent la cause de la jalousie de la gente masculine à son égard… Preuve en est la masse de groupies à ses concerts. Et, en parallèle, le nombre d’incidents causés par des hommes pendant ses shows. Déchaînement des passions.
Ainsi, cette troisième partie se terminera là. On vient de le voir, en deux mesures seulement, il est possible de déceler une pléthore de figures de style émanant de la plume de B2O. Certaines volontaires à coup sûr, d’autres probablement moins. Et alors ? La question n’est de toute façon pas primordiale. Au contraire, cette critique téléphonée du « pas fait exprès » aurait plutôt tendance à corroborer le postulat selon lequel l’artiste aurait hérité d’un don naturel. Écriture plus que stylisée. Pas mal, non ? Pour un rappeur souvent décrit comme pauvre lyricalement. Pas mal, pour une soi-disant sous-culture ! Hein, Éric ?! Cela dit en passant, on aurait encore pu creuser plus profondément. Mais, ça ira pour cette fois. On l’avouera tout de même, certaines figures présentées plus haut ont des noms si doux que même Word – via son dictionnaire – ne fût en mesure de les reconnaître. Que même Google ne les trouvât guère. Pas de complexe à avoir donc…
Pour la suite, du coup, on fera plus simple. On se concentrera sur le côté esthétique. Les sonorités, les rimes. Et également sur les figures de style les plus courantes, qu’on peut retrouver à chaque coin de mesure dans l’album « Futur ». Métaphores et comparaisons principalement. Supa Dupa Flow aussi. Variante intéressante que le Rap a créée. Cette lecture moins minutieuse permettra le passage en revue d’un nombre plus large de punchlines. Et, par cette combinaison des critères de qualité et de quantité, on pourra alors confirmer le propos défendu. La richesse formelle des textes de Booba. Rendez-vous donc dans quelques jours pour continuer ce survol futuristique. D’ici là, gare aux météorites… IZI !
UPDATE (05.08.2014): Vous pouvez dès maintenant retrouver la suite et la fin de cette série d’articles, en cliquant sur les liens ci-dessous:
Hors-série: « APRÈS L’HEURE C’EST PLUS L’HEURE,
AVANT L’HEURE J’SUIS DÉJÀ PASSÉ »
Partie 4.0 : « JE SUIS LION DE LA TERANGA »
[1] BETH, Axelle, MARPEAU, Elsa, Figures de Style, Paris, Librio, 2011, p. 68
[2] Thomas Ravier, par exemple, dans « Booba ou le Démon des Images » (in Nouvelle Revue Française), le compare à Céline. Entre autres. Article consultable ici: http://haterz.fr/wp-content/uploads/2010/05/Booba_in_NRF_haterz.pdf
[3] Dernièrement par exemple, à la télévision sur la chaîne D8. Émission « Touche Pas à Mon Poste ». À visionner ici : http://youtu.be/4ZRa_OfK3SY vers 9’30
[4] Interview de Booba dans VICE du 20 novembre 2008. Accessible ici : http://www.vice.com/fr/read/booba-187-v2n11 (consulté le 28.12.12)
[5] Récemment entre autres, lors d’un chat réalisé pour le compte du Parisien. Un internaute lui demande s’il compte écrire un livre. Booba répond qu’il ne sait pas écrire. Accessible à : http://www.leparisien.fr/musique/chat-dialoguez-en-direct-avec-booba-05-12-2012-2382079.php (consulté le 28.12.12)
[6] Interview dans VICE, op. cit.
[7] RAVIER, Thomas, idem
[8] BETH, Axelle, MARPEAU, Elsa, op. cit.
[9] Just google it ! ;-D
Son orthographe ne permet pas de nier le message très intéressant qu'il transmet