Critique Médias Le 11 juin 2013

C’est toi, la taupe !

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C’est toi, la taupe !

© mediafreedominternational.org

Edward Snowden a travaillé pour la CIA et la NSA. En juin 2013, il a envoyé des données confidentielles au Guardian et au Washington Post concernant le programme PRISM des renseignements américains. On y apprend notamment que ceux-ci ont un accès direct aux données hébergées par des sociétés comme Google, Facebook, YouTube, Microsoft, Yahoo!, Skype, AOL et Apple. Snowden est ce qu’on appelle en anglais un « whistleblower », soit un lanceur d’alerte, en français. Mais en lisant les médias, on remarque que ces derniers semblent préférer un autre terme à connotation beaucoup plus négative: une « taupe ». Est-ce innocent?

Voici quelques exemples qu’on a pu lire ces derniers jours dans les médias suisses:

La taupe a travaillé à Genève pour la CIA (20 Minutes)
La taupe de la CIA a travaillé à Genève (Nouvelliste)
La taupe à la NSA a opéré à Genève pour la CIA (TdG et Le Matin)
Hong Kong muet sur la présence de la taupe (TdG et Le Matin)
Edward Snowden, cancre, militaire raté, taupe à la NSA (TdG et Le Matin)

Dans aucun de ces articles (tous signés ATS/Newsnet, sauf le dernier, Newsnet uniquement) n’apparaît le mot « taupe », si ce n’est dans le titre. Est-ce là la petite touche personnelle des journalistes maison ? Ce qui est sûr, c’est que l’utilisation du mot « taupe » dans ce contexte est tout simplement fausse. D’après le Petit Robert, une taupe est « un espion infiltré dans le milieu qu’il observe », et un espion est « une personne chargée d’épier les actions, les paroles d’autrui pour en faire un rapport, ou personne chargée de recueillir clandestinement des documents, des renseignements secrets sur une puissance étrangère. »

Le terme « taupe » a donc une connotation négative. Il renvoie à une personne de mauvaise foi, qui utilise la ruse et le mensonge au service d’un petit groupe (un gouvernement ou une compagnie, par exemple). Or le lanceur d’alerte est l’exact contraire: c’est une personne de bonne foi qui constate des pratiques contraires à l’intérêt général et au bien commun, et qui, écoutant sa conscience, décide de dénoncer publiquement (ou à une autorité compétente en la matière) les dites pratiques, en mettant souvent en péril son image, sa santé financière ou physique, ou même sa famille. Parmi les nombreux lanceurs d’alerte célèbres, on peut citer notamment W. Mark Felt (alias « Deepthroat »), Jeffrey Wigand, Steve Wilson et Jane Akre, et plus près de nous, Denis Robert en France, ainsi que Pascal Diethelm et Jean-Charles Rielle, en Suisse.

À ce stade, la différence entre taupe et lanceur d’alerte me paraît assez claire. Alors de deux choses l’une: soit les journalistes qui ont écrit ces titres tentent volontairement de discréditer Snowden et ses révélations (ce que rien ne semble permettre d’affirmer), soit nous avons affaire ici à une belle ribambelle d’incompétents qui ne sont même pas capables de s’exprimer en utilisant les bons termes. Est-ce vraiment trop demander à des journalistes professionnels de connaître le sens des mots? Pas forcément de tous les mots du dictionnaire, mais au moins de ceux qu’ils utilisent dans leurs articles (ou dans le titre, si leur job consiste, comme ici, à copier-coller un article de l’ATS).

Mais j’entends déjà l’argument selon lequel Snowden était bel et bien une « taupe », à savoir un espion, quand il travaillait pour la CIA et la NSA. En effet, quand on voit les titres de la RTS, par exemple, la tournure est plus ambiguë:

Écoutes aux USA: la CIA avait une taupe à Genève (RTS La 1ère)
L’adresse genevoise de la taupe des renseignements américains (RTS Info)

Certes, on peut effectivement dire qu’à cette époque, « la CIA avait une taupe à Genève », à savoir un espion à son service, infiltré à Genève pour une mission de renseignement. En ce sens, les titres de la RTS sont justes et correspondent à la définition. On peut leur laisser le bénéfice du doute et considérer ici que le terme « taupe » se réfère à son métier de l’époque, et non à son statut actuel de lanceur d’alerte. Je serais prêt à accepter cet argument, sauf que… ça ne tient pas vraiment: la RTS et les autres utilisent bel et bien le mot « taupe » à mauvais escient, et ce n’est que par un heureux hasard que dans cette affaire-ci, la « taupe » en question s’avère bel et bien être un espion. La preuve? Voici les titres récents concernant un autre lanceur d’alerte célèbre, Bradley Manning, qui n’est pas un espion, mais un soldat déployé en Irak :

Wikileaks: pas de preuves contre la taupe (RTS)
La taupe présumée de Wikileaks comparaît (RTS)
Ouverture du procès de Bradley Manning, la « taupe » de WikiLeaks (RTS)
Qui est vraiment Bradley Manning, la taupe de WikiLeaks? (TdG)1
– Héros ou traître, la taupe de WikiLeaks face aux juges (TdG)

Vous entendez ces battements d’ailes? C’est le bénéfice du doute qui s’envole comme une perdrix en période de chasse…

1 Ici, la TdG réussit même le tour de force de décrire Bradley Manning comme un « analyste du renseignement », puis comme un « simple soldat », deux lignes plus bas… Pour savoir « qui est vraiment Bradley Manning », on repassera.

Commentaires

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Adriano Brigante

Merci beaucoup de votre commentaire, Lisandro! A ce sujet, Victor Hugo a écrit: "Les traducteurs ont une fonction de civilisation.…

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Lisandro

A la lecture du premier paragraphe, je me suis dit: "ça c'est le raisonnement d'un traducteur". Une conclusion qui s'est…

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Lisandro

A la lecture du premier paragraphe, je me suis dit: « ça c’est le raisonnement d’un traducteur ». Une conclusion qui s’est confirmée avec la « consultation du Petit Robert » (jamais du Larousse). Excellent article très bien écrit qui montre que la simple mauvaise traduction d’un mot peut avoir de sérieuses incidences. Un point que de nombreux journalistes tendent malheureusement à négliger.

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Adriano Brigante

Merci beaucoup de votre commentaire, Lisandro!

A ce sujet, Victor Hugo a écrit:
« Les traducteurs ont une fonction de civilisation. Ils sont des ponts entre les peuples. Ils transvasent l’esprit humain de l’un chez l’autre. Ils servent au passage des idées. […] Le traducteur est un peseur perpétuel d’acceptions et d’équivalents.[…] Aux difficultés intérieures, ajoutez les difficultés extérieures; aux obstacles qui sont dans la langue, aux obstacles qui sont dans l’écrivain, ajoutez les complications qui sont autour du traducteur, ajoutez les préjugés du moment, les antipathies nationales, les maladies inoculées par les rhétoriques, les scrupules, les effarouchements, les pudeurs bêtes, les résistances du petit goût local au grand goût éternel. »

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