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Depuis l’annonce de son décès samedi dernier, les hommages de la classe politique internationale ne cessent d’affluer, largement relayés par les médias. Mais quelle figure peut bien susciter les témoignages de compassion d’Obama1, Biden2, Kerry3, les Clinton4, Bush5, Hollande6, Cameron7, Blair8, Merkel9, Berlusconi10, Poutine11 ou encore le Secrétaire général des Nations unies12? Non, non, il ne s’agit cette fois plus de Nelson Mandela. Ça, c’était il y a un mois, et c’est déjà oublié. Hier, on regrettait la perte d’un grand humaniste; aujourd’hui, on pleure la mort d’Ariel Sharon. Comme quoi, en politique, les limites du cynisme ont peine à être tracées. Alors que certains ne tarissent pas d’éloges envers l’ancien premier ministre israélien, d’autres formulent leurs condoléances avec un malaise palpable. Et pour cause, derrière cette froideur gênée, gisent des milliers de cadavres. Autant de messages de sympathie qui, dans l’excès comme dans la retenue, se révèlent n’être qu’un concert de non-dits coupables. S’il eut peut-être été indélicat de tirer à boulets rouges sur une personne venant de perdre la vie, l’atrocité des actes commis sous le commandement du « Bulldozer » aurait au moins exigé que l’on garda le silence.
Ce sont bien sûr les massacres tristement connus perpétrés dans les camps de Sabra et Chatila qui nous viennent d’emblée à l’esprit. Durant l’été 1982, l’armée israélienne envahit le Liban pour y pourchasser les guérillas palestiniennes13. C’est l’opération « Paix en Galilée », laquelle est pensée et orchestrée par Ariel Sharon en sa qualité de ministre de la Défense14. Cette opération constitue déjà en tant que telle un acte d’agression condamné par le droit international, auquel s’ajoutent d’effroyables crimes de guerres; ce sont là les conclusions de la Commission MacBride, composée d’experts indépendants à la renommée internationale15. Mais l’apogée de l’horreur est atteinte lorsque les réfugiés des camps de Sabra et Chatila sont victimes d’un indicible carnage, sous l’œil complice de l’armée israélienne16. Alors que cette dernière contrôle la zone17 et est supposée être en charge de toutes les forces opérant sur le terrain18, des milices phalangistes libanaises pénètrent dans les camps et massacrent de manière indiscriminée des civils palestiniens19. Hommes, femmes, vieillards et enfants sont alors exterminés dans la plus grande barbarie20. Un véritable bain de sang. Le calvaire dure près de quarante heures, sans interruption21. Les estimations recensent, selon les sources, entre 500 et 5000 morts22.
L’Assemblée générale des Nations unies dénonce dans sa résolution 37/123 un « acte de génocide »23. Tsahal et Ariel Sharon font alors face à une vague massive de condamnations, et même l’enquête israélienne de la commission Kahan conclut à la responsabilité personnelle indirecte de Sharon24 dans ce qui constitue un crime contre l’humanité. À l’annonce de sa mort, Human Rights Watch (HRW) a d’ailleurs jugé « regrettable que Sharon aille vers sa tombe sans répondre devant la justice de son rôle à Sabra et Chatila et dans d’autres violations » des droits de l’homme25. Et il y a encore pire. Non seulement il n’aura jamais à rendre des comptes pour ces actes, mais il accédera même près de vingt ans plus tard à la plus haute fonction de l’État hébreu. On peut difficilement faire mieux en matière d’impunité.
Mais l’œuvre d’« Arik le lion », celui à qui tant ont rendu hommage, ne saurait se limiter à sa responsabilité dans les atrocités de Sabra et Chatila. D’autres les précédèrent, et d’autres encore les suivirent. En 1953 déjà, il s’illustre avec l’Unité 101 de l’armée israélienne dont il est aux commandes26, lorsque ses hommes mettent le village de Qibya à feu et à sang et massacrent sauvagement 69 Palestiniens27, parmi lesquels deux tiers sont des femmes et des enfants28. Ariel Sharon est aussi largement considéré comme le « père des colonies »29 depuis son mandat à la tête du ministère de l’agriculture30. Comme l’explique à la Radio Télévision Suisse Pascal de Crousaz, chercheur, politologue et spécialiste du Moyen-Orient: « Il [Sharon] avait été le grand architecte sur quatre décennies, pendant différents gouvernements, de la colonisation des territoires occupés palestiniens, de manière à rendre une rétrocession de ceux-ci à leur propriétaire légitime impossible. Il n’avait eu de cesse de multiplier les colonies »31.
Autre trophée à son palmarès, la construction du « mur de sécurité », entreprise par son gouvernement32. Comme le souligne le grand spécialiste de la question Alain Gresh, ce « mur de la honte » vise moins à séparer les Palestiniens et les Israéliens qu’à « enfermer la majorité de la population arabe de Cisjordanie dans des ghettos. Ce mur, qui mord profondément sur les terres palestiniennes, détruit l’écosystème de façon irréversible, confisque l’eau, isole Jérusalem et la vallée du Jourdain, découpe la Cisjordanie en trois zones séparées les unes des autres »33. Il rend ainsi de fait impossible la création d’un État palestinien viable. En juillet 2004, la Cour internationale de justice condamne avec fermeté le mur, le déclare illégal et en demande la destruction34. Mais rien n’y fait. Sharon persiste et signe35. Et la liste de ses hauts faits continue ad nauseam: les tueries perpétrées par ses unités dans le camp de réfugiés de Bureij en août 195336 et lors de l’agression israélienne contre l’Égypte en octobre 195637, l’opération de « rétablissement de l’ordre » à Gaza en 1970-197138, la provocation de l’Esplanade des Mosquées en septembre 2000 allumant la mèche de la deuxième Intifada39, etc.
Bien embarrassés par ce sordide parcours, les hommes d’État qui ont tenu à saluer la mémoire de Sharon se raccrochent pour la plupart à l’« homme de paix »40 qu’il serait devenu en fin de vie. « Après une longue carrière militaire et politique, il a fait le choix de se tourner vers le dialogue avec les Palestiniens », déclare ainsi François Hollande41. En guise d’argument, ils invoquent alors le « courage politique »42 dont Sharon fit preuve lorsqu’il opéra en 2005 le retrait de l’armée israélienne de la bande de Gaza et démantela les colonies y étant implantées43. Toutefois, et c’est bien là que le bât blesse, ces décisions politiques ne répondaient nullement à une volonté de paix négociée avec les Palestiniens. Bien au contraire, ces dispositions furent prises de manière absolument unilatérale44, sans le moindre dialogue avec les Palestiniens45, et dans l’optique de servir uniquement les intérêts supposés d’Israël46. À ce sujet, Dov Weisglass, conseiller de Sharon, est on ne peut plus explicite dans un entretien accordé au quotidien Haaretz: « Ce que nous avons fait vise à geler le processus de négociation. Et, en gelant le processus de négociation, vous empêchez la création d’un État palestinien […] Le désengagement contient la bonne dose de formol pour qu’il n’y ait pas de processus de négociation avec les Palestiniens »47. En réalité, tel que l’explique Crousaz à la RTS, Sharon « envisageait surtout le retrait de certains territoires et de certaines colonies pour mieux en conserver d’autres »48.
Il est néanmoins tout de même probable que ce faucon ait apporté, bien malgré lui, une pierre à l’édifice de la paix au Moyen-Orient. Les choix politiques qu’il est parvenu à imposer à la société israélienne revêtent des implications profondes49. Par son action, il a en effet démontré que les processus avancés de colonisation des territoires occupés ne sont en rien irréversibles. Le gouvernement israélien peut prendre l’initiative, au détriment des mouvements de colons, afin de servir l’intérêt général et de long terme de l’État hébreu. Le rêve d’une paix entre deux États viables vivant côte à côte est bel et bien réalisable, à condition de le vouloir réellement.
1. Communiqué de Barack Obama, président des États-Unis, 11 janvier 2014.
http://www.whitehouse.gov/the-press-office/2014/01/11/statement-president-passing-ariel-sharon
2. Discours de Joe Biden, vice-président des États-Unis, aux funérailles d’Ariel Sharon, 13 janvier 2014.
http://www.youtube.com/watch?v=j_R6vJrd-mc
3. Communiqué de John Kerry, secrétaire d’État des États-Unis, 11 janvier 2014.
http://www.state.gov/secretary/remarks/2014/01/219561.htm
4. Communiqué de Bill Clinton, ancien président des États-Unis, et Hillary Clinton, ancienne secrétaire d’État des États-Unis, 11 janvier 2014. http://www.clintonfoundation.org/press-releases/statement-president-clinton-and-secretary-clinton-passing-ariel-sharon
5. Communiqué de George W. Bush, ancien président des États-Unis, via Facebook, 11 janvier 2014.
https://www.facebook.com/photo.php?fbid=660334464008949&set=a.660336390675423.1073741828.114546728587728&type=1&stream_ref=10
6. Communiqué de François Hollande, président de la République française, 11 janvier 2014.
http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/disparition-d-ariel-sharon/
7. Communiqué de David Cameron, premier ministre du Royaume-Uni, 11 janvier 2014.
https://www.gov.uk/government/news/death-of-ariel-sharon-david-camerons-statement
8. Discours de Tony Blair, ancien premier ministre du Royaume-Uni, aux funérailles d’Ariel Sharon, 13 janvier 2014.
http://www.youtube.com/watch?v=j_R6vJrd-mc
9. Communiqué d’Angela Merkel, chancelière fédérale de l’Allemagne, via son porte-parole Steffen Seibert, 11 janvier 2014.
http://www.bundesregierung.de/Content/DE/Pressemitteilungen/BPA/2014/01/2014-01-11-zum-tode-ariel-sharons.html
10. Communiqué de Silvio Berlusconi, ancien président du Conseil des ministres d’Italie, via Facebook, 11 janvier 2011.
https://www.facebook.com/photo.php?fbid=702402233127218&set=a.209718062395640.61182.116716651695782&type=1&stream_ref=10
11. Communiqué de Vladimir Poutine, président de la Fédération de Russie, 11 janvier 2014.
http://eng.kremlin.ru/news/6510
12. Communiqué de Ban Ki-moon, Secrétaire général des Nations unies, 11 janvier 2014.
http://www.un.org/sg/statements/index.asp?nid=7394
13. HASKI, Pierre, Israël, Une histoire mouvementée, Toulouse, Éditions Milan, 2009, pp. 44-45.
14. GRESH, Alain, Israël, Palestine. Vérités sur un conflit, Paris, Fayard, 2007, p. 174.
15. Israel in Lebanon: Report of the International Commission to Enquire into Reported Violations of International Law by Israel during Its Invasion of the Lebanon, Ithaca Press, 1983, 282 pages.
Les six membres composant la Commission sont Sean MacBride, Richard Falk, Kader Asmal, Brian Bercusson, Geraud de la Pradelle et Stefan Wild.
http://www.jstor.org/discover/10.2307/2536156?uid=3737760&uid=2&uid=4&sid=21103338267823
16. CHAGNOLLAUD, Jean-Paul, SOUIAH, Sid-Ahmed, Atlas des Palestiniens. Un peuple en quête d’un État, Paris, Éditions Autrement, 2011, p. 29.
17. « Ariel Sharon, l’homme de controverses », Courrier International (web), 11 janvier 2014.
http://www.courrierinternational.com/article/2014/01/11/ariel-sharon-l-homme-des-controverses
18. KAPELIOUK, Amnon, Sabra et Chatila, enquête sur un massacre, Paris, Le Seuil, 1982.
KAPELIOUK, Amnon, « Les insuffisances de l’enquête israélienne sur les massacres de Sabra et de Chatila », Le Monde Diplomatique, juin 1983.
http://www.monde-diplomatique.fr/1983/06/KAPELIOUK/37393
First Lebanon War : The Kahan Commission of Inquiry, 8 février 1983.
http://www.jewishvirtuallibrary.org/jsource/History/kahan.html
19. Des Libanais, Iraniens, Syriens, Pakistanais et Algériens auraient également été tués.
MALONE, Linda, The Kahan Report, Ariel Sharon and the Sabra-Shatilla Massacres in Lebanon: Responsability under International Law for Massacres of Civilian Populations, College of William & Mary Law School, Faculty Publications, Paper 587, 1985.
http://scholarship.law.wm.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1606&context=facpubs
20. GRESH, Alain, « Ariel Sharon, la fin d’un criminel de guerre », Nouvelles d’Orient (web), 12 janvier 2014.
http://blog.mondediplo.net/2014-01-12-Ariel-Sharon-la-fin-d-un-criminel-de-guerre
21. MALONE, Linda, op. cit.
KAPELIOUK, Amon, op. cit., 1982.
22. PÉAN, Pierre, « Sabra et Chatila: retour sur un massacre », Le Monde Diplomatique, septembre 2002.
http://www.monde-diplomatique.fr/2002/09/PEAN/16863
23. ORGANISATION DES NATIONS UNIES (ONU), Résolution 37/123 de l’Assemblée générale, 16 décembre 1982.
http://www.un.org/documents/ga/res/37/a37r123.htm
24. Commission Kahan, op. cit.
25. HUMAN RIGHTS WATCH, « Ariel Sharon’s Troubling Legacy », 11 janvier 2014.
« It’s a shame that Sharon has gone to his grave without facing justice for his role in Sabra and Shatilla and other abuses », Sarah Leah Whitson, Middle East and North Africa director de HRW.
http://www.hrw.org/news/2014/01/11/israel-ariel-sharon-s-troubling-legacy
26. Courrier International, op. cit.
27. GRESH, Alain, « Ariel Sharon, la fin d’un criminel de guerre », op. cit.
28. IBISH, Hussein, « The Sharon Doctrine. The Mixed Legacy of an Israeli Unilateralist », Foreign Affairs (web), 11 janvier 2014.
http://www.foreignaffairs.com/articles/140623/hussein-ibish/the-sharon-doctrine
29. ABRAMS, Elliot, « Ariel Sharon: His Eye Was Not Dim », Commentary Magazine (web), 1 janvier 2014.
http://www.commentarymagazine.com/article/ariel-sharon-his-eye-was-not-dim/
30. BLUMENTHAL, Max, « How Ariel Sharon Shaped Israel’s Destiny », The Nation (web), 11 janvier 2014.
http://www.thenation.com/article/177883/how-ariel-sharon-shaped-israels-destiny
31. Interview de Pascal de Crousaz, Radio Télévision Suisse, 11 janvier 2014.
http://www.rts.ch/video/info/journal-19h30/5520961-deces-d-ariel-sharon-les-explications-de-pascal-de-crousaz-chercheur-politologue-specialiste-du-proche-orient.html
32. Courrier International, op. cit.
33. GRESH, Alain, Israël, Palestine. Vérités sur un conflit, op. cit., p. 228.
34. COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE (CIJ), Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (requête pour avis consultatif), Avis consultatif du 9 juillet 2004.
http://www.icj-cij.org/docket/files/131/1670.pdf
Pour un résumé: http://www.icj-cij.org/docket/files/131/1676.pdf
35. VAILLANT, Frantz, « La deuxième mort d’Ariel Sharon », TV5MONDE (web), 11 janvier 2014.
http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/Les-dossiers-de-la-redaction/Palestine-Israel-etat-binational/p-27199-La-deuxieme-mort-d-Ariel-Sharon.htm
36. ORGANISATION DES NATIONS UNIES (ONU), Procès verbal officiel de la 630ème séance du Conseil de sécurité, 27 octobre 1953.
http://www.un.org/french/documents/view_doc.asp?symbol=S/PV.630&Lang=F
SAIKAL, Amin, « The Election of Sharon and Its Implications for Peace with the Palestinians and Security in the Middle East », in Pacifica Review: Peace, Security & Global Change: formerly Pacifica Review: Peace, Security & Global Change, Vol. 13, No. 2, 2001.
37. BLUMENTHAL, Max, op. cit.
GRESH, Alain, « Ariel Sharon, la fin d’un criminel de guerre », op. cit.
38. Idem.
DUCLOS, Louis-Jean, « Description de l’occupation militaire israélienne », in Politique étrangère, Vol. 37, No. 4, 1972, pp. 499-534.
39. PICAUDOU, Nadine, Les Palestiniens, un siècle d’histoire. Le drame inachevé, Bruxelles, Éditions Complexe, 2003, p. 286.
40. Par exemple: communiqués de John Kerry, des Clinton et de David Cameron, op. cit.
41. Communiqué de François Hollande, op. cit.
42. Par exemple: communiqués de Ban Ki-moon et David Cameron, op. cit. Discours de Joe Biden, op. cit.
43. Notons que le plan de désengagement des territoires occupés incluait également le démantèlement de quatre colonies en Cisjordanie, contre vingt-et-une à Gaza.
44. GRANGE, Jocelyn, DE VÉRICOURT, Guillemette, Questions sur les Palestiniens, Toulouse, Éditions Milan, 2008, pp. 42-43.
45. « Sharon: un portrait croisé », Arte Journal, 12 janvier 2014. Dror Even-Sapir et Alaa Mashharawi y sont interviewés.
http://www.arte.tv/fr/sharon-un-portrait-croise/7760212,CmC=7760282.html
46. IBISH, Hussein, op. cit.
47. GRESH, Alain, Israël, Palestine. Vérités sur un conflit, op. cit., p. 231.
48. Interview de Pascal de Crousaz, op. cit.
49. IBISH, Hussein, op. cit.
Je ne sais pas si vous avez en réalité lu l'interview de Dov Weisglass (http://www.jmcc.org/Documentsandmaps.aspx?id=698, je mets la source car…