International Le 15 mars 2015

Chroniques indonésiennes 2 – À propos de la peine de mort

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Chroniques indonésiennes 2 – À propos de la peine de mort

Cimetière indonésien. Tout n’y est que luxe, calme et volupté ? Certes, mais la manière d’y prendre domicile pose parfois question. © Jean-Baptiste Bing

Lire ici «  Chroniques indonésiennes – 1 : Premier aperçu à travers quelques grands enjeux »

 

 

Un dernier espoir pour Andrew Chan et Myuran Sukumaran: alors que leur exécution par fusillade était présentée comme imminente suite à leur transfert dans une prison de haute sécurité, les avocats des deux hommes ont procédé ce dimanche à ce qui pourrait être leur ultime recours, à savoir la contestation du rejet de grâce. Messieurs Chan et Sukumaran ne sont pas seuls à être concernés, d’autres étrangers et Indonésiens – tous condamnés à mort pour trafic de drogue – devant être passés par les armes prochainement. Par-delà le cas personnel de chacun, qui à chaque fois pèse son poids de drame humain, se retrouve, pendante, la question de la peine de mort.

Or, une chose me frappe à ce sujet à la lecture des médias francophones, c’est que l’opinion indonésienne est systématiquement présentée comme favorable à la peine capitale. Pour ma part, j’en suis nettement moins sûr. Certes, en dehors de l’Église catholique, la plupart des hiérarchies religieuses se sont prononcées pour l’application de la peine de mort dans les cas de trafic de drogue. Elles reprennent là l’argumentaire du président Jokowi1 : la drogue fait des milliers de morts tous les ans dans l’Archipel, des millions d’Indonésiens en sont victimes, tout est donc bon pour lutter contre les trafiquants. Mais lorsque, vers la mi-janvier, une première vague de six trafiquants ont été exécutés, je n’ai pas constaté d’unanimité sur le sujet, loin de là. Au contraire, y compris chez des musulmans assez fervents et conservateurs, des doutes se sont fortement exprimés par rapport à la légitimité de cette peine.

Les arguments s’échangent à plusieurs niveaux : examinons-les un par un.

Un premier aspect de la question concerne la souveraineté de l’État indonésien. C’est sans doute là la dimension la plus politicarde du débat, celle dont Jokowi – bon communicant – espère tirer des bénéfices : présenté par ses adversaires comme un faiblard, il a multiplié les coups médiatiques destinés à montrer que, derrière son affabilité bien javanaise, il n’en demeure pas moins capable de fermeté lorsque l’intérêt du peuple indonésien est en jeu. Là, il a à faire face aux pressions des pays étrangers qui cherchent à sauver leurs ressortissants – entre autres les Pays-Bas, le Brésil, l’Australie, la France. Certaines voix s’inquiètent d’ailleurs des conséquences diplomatiques et économiques possibles pour l’Indonésie : le Brésil, les Pays-Bas et l’Australie ont clairement attaqué à ce niveau-là. (Je pense quant à moi que l’Indonésie se fiche pas mal des Pays-Bas, du Brésil et de la France : leur poids économique et diplomatique n’est pas assez important ; en revanche, les menaces australiennes sont sans doute prises plus au sérieux…) D’autres font remarquer que ces exécutions d’étrangers compliqueront la tâche des gouvernements indonésiens cherchant à sauver leurs ressortissants condamnés dans d’autres pays (c’est le cas, régulièrement, de domestiques en Arabie Saoudite).

Par ailleurs, et là on en vient à une deuxième série d’arguments : le fait que l’Indonésie soit un État de droit, qui a pour conséquence que ses lois sont justes et peuvent légitimement s’appliquer dans toute leur rigueur. Le pouvoir en place explique ainsi que de grandes démocraties (États-Unis, Japon…) pratiquent la peine de mort et que, donc, l’Indonésie ne déroge pas aux droits de l’homme. Les opposants à la peine de mort, eux, rappellent que le système judiciaire indonésien est loin d’être exempt de reproches, gangrené qu’il est par des pratiques douteuses (torture, extorsion d’aveux, jugements bâclés…), et par toutes les déviances possibles d’un pouvoir opaque. Ils rappellent aussi qu’en cas d’erreur judiciaire, il n’est plus de réparation possible… Ces « problèmes » reviennent régulièrement sur le devant de la scène : en 2006 déjà, l’exécution de trois catholiques avait soulevé des protestations internationales et internes en raison des multiples irrégularités ayant émaillé toute la procédure2.

On peut par ailleurs interroger l’efficacité de la peine de mort comme moyen de dissuasion ; curieusement, je garde l’impression que mes interlocuteurs en ont peu parlé. Je ne dispose pas de données précises, mais j’avoue – au vu de ce qui se passe en Chine, en Iran ou ailleurs – ne pas vraiment y croire : la perspective d’un gros paquet de fric doit largement rendre le risque acceptable. Par ailleurs – et là, il me semble qu’il y a un coup à jouer pour les défenseurs des condamnés – il semble que certains repentis vivants peuvent être d’efficaces agents de lutte contre la drogue : je pense notamment aux deux Australiens dont la vie se joue ces jours-ci. Condamnés en 2006, l’un d’eux (Andrew Chan) est devenu prêtre et l’autre (Myuran Sukumaran) peintre3 ; leur métamorphose est telle que le directeur de leur prison a appelé à la grâce…

Enfin, le niveau « suprême » est celui de la légitimité de la peine de mort elle-même. C’est sans doute là ce qui interroge le plus. L’État a-t-il le droit de tuer ? La décision de prendre une vie est-elle du ressort des hommes, ou n’appartient-elle qu’à Dieu ? Il semble que les juges qui condamnent à mort et les militaires qui exécutent ont déjà la réponse… Cela dit, quand on connaît l’omniprésence de Dieu dans le débat public indonésien, il est permis d’espérer une évolution.

Que conclure de tout cela ? Tout peut arriver à Andrew Chan, Myuran Sukumaran, Serge Atlaoui et aux autres condamnés. Mais quelle que soit l’issue de cette affaire, une fois la passion retombée, il me semble envisageable que l’Indonésie s’engage à nouveau dans un moratoire au sujet de la peine de mort, voire dans un processus d’abolition. Qu’on en débatte dans le pays me semble un premier pas. Mais là, je prends peut-être mes désirs pour une réalité…

 


1. Il est d’ailleurs intéressant de constater que Jokowi qui, jusqu’en janvier, était toujours très favorablement présenté dans les médias occidentaux, est, depuis, systématiquement qualifié de « fervent partisan de la peine de mort », s’appuyant sur sa déclaration de refus de la grâce présidentielle aux trafiquants de drogue. De là à en faire un boucher sanguinaire, il y a un pas, non ?

2. L’ex-président et leader musulman A. Wahid avait ainsi appelé à la grâce. En revanche, un qui aurait mieux fait de se taire, c’est Yusuf Kalla – vice-président de l’époque et redevenu vice-président avec Jokowi – qui avait osé déclarer que leur exécution était une question de « justice » et non de « religion », oubliant que les intégristes et l’aile radicale des alliés du ticket présidentiel exigeaient ladite mise à mort…

3. Ce qui n’est pas sans rappeler La sœur qui portait des fleurs, roman du Japonais Ikezawa Natsuki situé à Bali et inspiré de faits réels – mais qui, il est vrai, concerne un consommateur et non un trafiquant.

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