Migrations Le 28 novembre 2018

Compter les « sans-papiers » en Suisse et à Genève

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Compter les « sans-papiers » en Suisse et à Genève

© Photo prise par Tyson Dudley.

Après deux témoignages de personnes qui ont vécu en Suisse sans statut légal, nous continuons notre exploration du phénomène des « sans-papiers » en posant aujourd’hui la question de la taille de cette population. Vivant dans la clandestinité, parfois très mobile et plurielle dans sa composition, elle est par nature difficile à évaluer sur le plan quantitatif. Les données sont pourtant nécessaires si on entend comprendre le phénomène et formuler des politiques migratoires adaptées. Dans cet article, Philippe Wanner, professeur à l’Institut de démographie de l’Université de Genève, nous parle des méthodes qu’il a employées pour contourner ces difficultés et propose sur cette base des estimations pour la Suisse et Genève. Le canton du bout du lac serait en proportion le plus concerné. L’étude souligne par ailleurs la contribution réelle des « sans-papiers » à l’économie.


 

Par sa nature, la population vivant sans autorisation de séjour reste discrète, non déclarée, et cette clandestinité rend dès lors extrêmement complexe l’estimation de sa taille. En outre, elle inclut des groupes parfois très mobiles, et des statuts très différents : personnes ayant dépassé de quelques jours, semaines ou mois la limite de validité de leur permis de séjour, personnes arrivées en Suisse avec un visa de touriste de courte durée mais vivant dans le pays sans autorisation de séjour pour plusieurs années, requérants d’asile déboutés, etc.

Ainsi, toute tentative d’estimation de la taille de cette population s’accompagne d’un fort niveau d’incertitude. On vient d’ailleurs de l’observer dans le cas des Etats-Unis. Les données du Census Bureau, estimées à partir de l’American Community Survey, indiquaient que 11 millions de personnes clandestines vivraient dans le pays. Ces estimations viennent d’être remises en question par une étude récente de l’Université de Yale (Fazel-Zarandi et al., 20181), estimant à 22,1 millions, soit plus du double, l’effectif des clandestins. Ces auteurs, utilisant des approches démographiques, signalent cependant que la population totale ne peut pas être mesurée précisément, et qu’elle se situe dans un intervalle allant de 16 à 29 millions… Les écarts dans ces chiffres illustrent la difficulté des chercheurs à appréhender précisément cette population.

Pourtant, des données sont nécessaires non seulement pour comprendre, mais également encadrer et gérer le phénomène. En Suisse, deux estimations ont été effectuées sous l’égide de l’administration fédérale en charge des migrations (actuellement le Secrétariat d’Etat aux Migrations), la première en 2005, la seconde dix ans plus tard (étude dont Philippe Wanner est l’un des auteurs, ndlr). Lors de cette dernière estimation de la taille de la population « sans-papiers »2, un pool de chercheurs avait abordé la question selon différents angles à la fois qualitatifs (entretiens avec des observateurs privilégiés) et quantitatifs (utilisant différentes approches démographiques et statistiques).

Ces dernières reposaient sur l’hypothèse que l’absence d’une autorisation de séjour n’empêche pas la survenance de phénomènes démographiques, tels des naissances, ou des décès, dans la population des « sans-papiers ». Ces évènements sont enregistrés par l’état civil, même si la population concernée ne fait pas partie de la population dite « résidente ». A partir de leur nombre et tenant compte de certaines hypothèses sur le risque de décès ou la probabilité de donner naissance à un enfant, il est possible d’estimer la taille de la population sans autorisation de séjour.

En outre, la comparaison de registres de population permet d’appréhender, statistiquement, le phénomène. Pour donner un exemple, la population « sans-papiers » n’apparaît généralement pas dans les registres des habitants, mais contribue parfois aux assurances sociales. La comparaison des statistiques issues de ces sources permet alors d’identifier leur effectif. Ces différentes approches statistiques ont permis d’estimer non seulement la taille de la population des « sans-papiers » en Suisse, mais aussi d’identifier leur provenance. Mises en relation avec des entretiens organisés auprès d’observateurs privilégiés de différents cantons (responsables des services d’immigration, organisations patronales et syndicales, société civile, instruction publique, organes de contrôle du travail au noir), ces estimations ont permis de dresser un profil relativement fiable de cette population.

Au total, entre 58 000 à 105 000 personnes seraient domiciliées en Suisse en 2015 sans autorisation de séjour, le chiffre le plus probable étant de 76 000. Les cantons urbains (Genève et Bâle-Ville), ainsi que Vaud, Berne et Zurich, regroupent l’essentiel de l’effectif des « sans-papiers ». Zurich (28 000) précèderait Genève (13 000), Vaud (12 000), Bâle-Ville (5000) et Berne (4000). L’effectif des « sans-papiers » à Genève est probablement en baisse depuis 2005, selon les avis des personnes interrogées. Cependant, sur le long terme, on observe une modification des origines et des trajectoires avec une représentation plus fréquente de personnes issues du processus de l’asile. Deux autres catégories de personnes sans autorisation de séjour sont observées, celles ayant eu un permis de séjour qui n’a pas été renouvelé, et celles étant arrivées en Suisse sans autorisation de séjour (par exemple en tant que touristes) et étant restées au terme de leur visa.

Genève, avec 2,7% de « sans-papiers », serait en termes de proportions le canton le plus concerné par le phénomène. Le degré d’urbanisation, une attitude favorable par rapport à la migration, le caractère pluriculturel de Genève et le type d’activités économiques pratiquées (avec en particulier des opportunités dans les services aux personnes) expliquent cette situation.

Bien qu’en baisse depuis le début du siècle, la taille de cette population est loin d’être négligeable. Elle est aussi plus diverse que dans le passé, concernant son origine et sa trajectoire migratoire. Sa contribution économique est réelle, sa présence étant motivée essentiellement par des opportunités professionnelles. Cette population nécessite dès lors d’être prise en considération non seulement lors de la formulation des politiques migratoires, mais aussi par de la discussion de mesures spécifiques dans les domaines de l’éducation, du social, ou de la santé.

 


Références:

1. Fazel-Zarandi MM, Feinstein JS, Kaplan EH (2018) The number of undocumented immigrants in the United States: Estimates based on demographic modeling with data from 1990 to 2016. PLoS ONE 13(9): e0201193. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0201193.

2. La définition adoptée des « sans-papiers » fait référence aux « personnes qui séjournent en Suisse sans autorisation de séjour, pendant plus d’un mois et pour une durée non prévisible. Cette catégorie inclut les personnes qui disposaient auparavant d’un titre de séjour valide et celles qui n’ont jamais reçu une telle autorisation ».

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