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Cet article est le premier d’une série consacrée aux conspirations, ces entités aux propriétés étonnantes. On apportera une réponse à la question suivante : quelle attitude adopter en présence d’une conspiration à la fois malveillante et toute puissante ? Je m’inspirerai de vos commentaires pour le ou les prochains articles, qui traiteront des conspirations qui ne sont pas toutes puissantes, donc n’hésitez pas à réagir !
« De toute façon, nous sommes tous manipulés ! ». Vraiment ? Fait-il sens de croire cette proposition ? Deux cas de figure sont possibles : soit cette affirmation est fausse, soit elle est vraie. Si elle est fausse, nous ne sommes pas manipulés : circulez, il n’y a rien à voir. Mais peut-elle être vraie ? Non plus ! Soutenir cette proposition alors que l’on est en train d’être victime d’une manipulation revient à penser qu’un pantin, tout comme Pinocchio, pourrait se mouvoir indépendamment des fils qui le lient à son marionnettiste. Pour pouvoir affirmer de soi que l’on n’est aucunement autonome, ou tout à fait manipulé, il faut un minimum d’autonomie. Donc en affirmant que l’on est manipulé, on prouve en réalité que l’on ne l’est pas, ou du moins pas tout à fait… Et ceci à moins que cette croyance n’ait été imprimée en nous par notre manipulateur. Mais dans ce cas, serions-nous justifiés à la croire ? Le saurions-nous vraiment ? Sauf exceptions, comme être aussi dégourdi que le Baron de Münchhausen – qui raconta être parvenu à s’extraire d’un marécage en se soulevant par sa propre queue de cheval – il semble que celle ou celui qui est manipulé ne peut pas savoir qu’il est manipulé. Savoir et manipulation sont comme deux pôles répulsifs dont la réunion, forcément opérée sous la contrainte, ne peut impliquer que leur destruction mutuelle.
Pour être en mesure de dénoncer une manipulation, il faut sortir du contexte où elle sévit, ne plus être sous son emprise. Or, dans le cas d’une conspiration malveillante et toute puissante – appelons-là Conspiration –, cela est précisément impossible. Si une Conspiration a lieu en ce moment même et que celui, celle, ou ceux qui la fomentent disposent d’un pouvoir absolu, alors toutes les sources d’information qui pourraient être utilisées pour acquérir la connaissance que cette Conspiration existe seront irrémédiablement contaminées, rendues impropres à la consommation. Le ver est dans le fruit : les médias, le monde politique, les activistes, les universitaires, les passants croisés dans la rue et même le boulanger du coin : plus personne ne pourra être cru, y compris celle ou celui qui croit en l’une de ces Conspirations possibles et qui pointe du doigt, au choix, « les musulmans », « les juifs » ou les agents de la National Security Agency. Choisir sa Conspiration, c’est un peu comme choisir son bon Dieu dans le bazar des abstractions métaphysiques : c’est une décision apparemment impossible à justifier rationnellement. Et si tant est que l’on y parvenait, dans le cas de la Conspiration, il serait vain de la dénoncer ou de croire que l’on puisse lui opposer la moindre résistance. Circulez, il n’y a rien à faire.
Une Conspiration, à l’instar d’un trou noir, est un glouton épistémologique qui absorbe toute la lumière environnante, ne laissant subsister dans son sillon que les ténèbres les plus profonds. Choisir de croire en une Conspiration – un acte de foi – équivaut à traverser l’horizon des événements qui jouxte les trous noirs et à partir duquel leur force d’attraction devient irrésistible : c’est un point de non-retour, une limite qui ne peut être franchie qu’une seule fois et seulement dans un sens. Celle ou celui qui épouse une telle croyance est condamné à adopter une forme de scepticisme aigu à propos du monde, à douter de tout et à abandonner sa prétention à convaincre qui que ce soit de quoi que ce soit. C’est le prix à payer. Si emprunter ce chemin ne semble pas très satisfaisant, croire qu’il n’existe aucune Conspiration peut également être vu comme un acte de foi, un pari insensé pour sauver la réalité d’une mort annoncée. Si ces deux attitudes, croire ou ne pas croire, sont effectivement équivalentes, on se retrouve dans une situation déconcertante, avec au choix deux croyances aussi irrationnelles l’une que l’autre.
Alors, que faire ? Comment répondre à celle ou celui qui affirme que le destin de notre planète et de ses habitants est le (mé)fait d’une Conspiration ? Simplement que l’on ne le sait pas, ou mieux, que l’on ne peut pas le savoir. Non, ce n’est pas de l’ignorance, c’est la prise de conscience de notre incapacité à décider si une proposition concernant le monde est vraie ou fausse. Si cette interprétation, de type agnostique, est correcte, alors nous devrions cesser de gaspiller notre temps et notre énergie à tenter de savoir des choses qui, en réalité, ne peuvent être sues. Parfois, accepter qu’une vérité est inatteignable représente la seule façon de s’en approcher…
Lukas à Porta
P.-S. : Un exemple pratique de la thèse défendue dans cet article est à chercher du côté de la Nouvelle-Zélande. Début 2014, la question suivante a été posée à John Key, Premier ministre: « Est-ce que vous pourriez s.v.p. fournir une preuve pour réfuter la théorie que Mr John Key est en fait un reptile extraterrestre protéiforme à la David Icke1, qui s’apprête à réduire l’humanité en esclavage ? »2 (ma traduction, voir la citation originale en anglais). Le 11 février 2014, le ministère responsable a répondu à cette question, affirmant qu’aucune information n’a pu être trouvée pour réfuter cette théorie ou que ladite information n’existait pas. « Ma » thèse3, c’est qu’aucune information, par définition, ne peut être trouvée, y compris (et surtout ?) si c’est vrai que John Key est un reptile extraterrestre.
Sources :
1 David Icke, ancien joueur de football, est aussi un auteur prolifique. Dans ses livres, il défend notamment l’idée que des reptiles humanoïdes domineraient secrètement le monde.
2 https://www.fyi.org.nz/request/1393-evil-reptilian#incoming-5348, consulté le 18 février 2014.
3 La thèse présentée dans cet article doit beaucoup au débat initié par des philosophes anglophones et compilé dans le livre, Conspiracy Theories : The Philosophical Debate (2006) édité par David Coady pour Ashgate Publishing Ltd.
L'infiltration par l'Etat et/ou des groupes privés de mouvements politiques est un très bon exemple de conspirations, en l'occurence malveillantes…