Politique Le 15 juin 2015

Crime de guerre

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Crime de guerre

Saint-Barthélemy

Il est d’abominables « salopards » d’habitude dont les actes, quel que soit le contexte, sont destinés à nuire, à prendre et à jouir, à n’importe quel prix. Ils se démarquent des « salopards » d’occasion qui, en fonction d’une situation donnée, profitent de leur position pour faire un choix cruel. Il y a ensuite les lâches, sans doute le plus grand nombre, qui obéissent à une injonction, qu’elle soit hiérarchique ou sociale, par peur d’être victimes d’un pouvoir qu’ils estiment invincible. Et enfin, il y a ceux qui ne suivent pas la masse et qui préfèrent conserver leur confiance en un système de valeurs fortes qui leur est propre, et qui réagissent plus ou moins rapidement dans la mesure de leurs moyens. Serait-ce que les situations exceptionnelles, comme les guerres, ne peuvent générer chez l’homme que bassesse ou hauteur, inspirer Mengele ou Stauffenberg ?

La Deuxième Guerre mondiale a été le laboratoire de monstruosités indicibles mais également de gestes d’une noblesse sans partage, une guerre qui a vu des hommes et des femmes subir, et faire subir, un temps de « salopards », de lâches, de victimes et de héros. Un temps extraordinaire puisque temps de guerre et objet d’observation pour ceux venant « après », un temps ordinaire également puisque les guerres, hélas, sont l’une des dérives de l’humanité les plus fréquentes.

Comment déterminer un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, voire une sale guerre ? Ces notions ont-elles évolué depuis les Conférences sur la paix de La Haye de 1899 et de 1907, complétées par les conventions de Genève de 19491. La question pourra sans doute paraître simple aux juristes puisque les lois de la guerre viennent réguler les belligérants depuis près d’un siècle2 et que, depuis lors, s’est développé un jus post bellum. Mais comment se positionner face à de tels actes impliquant non seulement des faits hors du commun mais également des situations exceptionnelles lorsque l’on constate, septante ans après Nuremberg, après le Viêt-Nam, le Rwanda, l’ex-Yougoslavie et tant d’autres conflits, que ces lois ne servent qu’en fin de comptes, alors que les drames sont consommés ? Ne sont-elles là que pour départager le bien du mal dans une vision manichéenne d’un monde sans nuance et trop souvent vendu sous cellophane par le cinéma ? Encore que, s’il ne s’agit là que de la seule utilité de ces lois – outre la poursuite des auteurs d’actes de barbaries une fois les conflits terminés3 – ont-elles le mérite d’instituer un système de valeur que l’on souhaite les plus saines possibles. C’est bien d’ailleurs ce que Mladen Ostojić démontre dans son analyse du succès de l’intervention de la justice internationale dans la consolidation des acquis démocratiques de la Serbie de l’après Milošević4, démonstration que Charles Anthony Smith nous avait déjà livrée en 2012 en insistant sur la raison principale des procès pour crime de guerre qui, au-delà de punir les coupables servent principalement à soutenir les constructions politiques mises en place après un conflit5.

Des lois pour lesquelles nombre d’intellectuels, historiens ou philosophes, portent des regards en perspective à la lecture des juristes, anticipant parfois le travail de ces derniers en développant des réflexions allant de la Guerre juste de Carl Schmitt6 à la définition du terrorisme que Jacques Derrida nous a proposée en 20047.

Hannah Arendt avait sans doute étonné, choqué, par sa position lors du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, en définissant la banalité du mal8, un raisonnement leibnizien appliqué à la banalité des rouages administratifs étatiques faisant de l’assassinat une information informelle relevant d’un ordre officiel reproduit sur toute la hauteur d’une hiérarchie mécanique ! Les exécutions sommaires de prisonniers de guerre allemands commises par les forces françaises lors de la conquête de l’Allemagne, en 1945, devaient, quant à elles, ne pas émouvoir même si certaines voix s’élevèrent, dans la mesure où il s’agissait de mesures de représailles. Crimes de guerre ? Paradigme d’une théodicée a contrario pour évoquer Isabelle Delpla9 ? Et que penser du bombardement de Dresde par la RAF, bombardement sans aucune utilité stratégique dont la ville n’a pas encore terminé de se relever ? Que dire des tortures appliquées par les militants algériens ou les soldats français pendant cette autre sale guerre, tortures tellement inhumaines que certains allaient les photographier pour en faire des albums témoignages, souvenirs de ces membres dépecés à vif et de ces scrotums cloués sur des chaises10 ? Comment juger l’utilisation massive du napalm par l’armée américaine sur les villages en mains du Viet-Cong ?

Comment envisager la portée de décisions intervenant à l’issue d’un conflit comme le sort réservé aux collaborateurs français et aux prisonniers allemands utilisés pour la reconstruction du pays de Montesquieu, mourant par milliers entre 1945 et 1947, à la lumière du droit d’après-guerre ? Peut-on imaginer une atténuation des responsabilités de ces bourreaux vengeurs œuvrant pour la consolidation de l’état démocratique et de la paix tel que proposé par Larry May11? À situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle, diront les plus cyniques ! Et pourtant, cette mesure exceptionnelle que certains qualifieraient de vengeance12 n’a guère suscité d’intérêt de notre part.

Une absence de curiosité pour ces « salauds » dont on préfère oublier le destin, voués au mémoricide, comme d’autres avant, comme les Arméniens de 1917 ou les massacrés de Vendée de la Révolution française. L’histoire, on le sait, est faite par les vainqueurs, mais il est un principe qui semble récurrent dans les actes génocidaires: l’oubli ne peut être total. Une violence à grande échelle induit inévitablement un phénomène d’atemporalité ressenti le plus souvent comme une imprescriptibilité de l’acte, ce que Reynald Secher tend à confirmer au travers de l’existence même de son ouvrage Vendée, du génocide au mémoricide…. 13, et que le récent procès du « comptable » d’Auschwitz, Oskar Gröning, illustre spectaculairement. Il semble dès lors implicite que la part d’ombre portant sur le conflit algérien mené par la France s’estompera plus encore14 et fera tôt ou tard la Une des tabloïds de l’Histoire commémorative, malgré la loi d’amnistie de 1968 qui interdit toute recherche de responsabilité pour les exactions commises lors du conflit, favorisant l’oubli et le silence.

Les guerres ont toutes leurs lots d’atrocités et d’actes de cruauté. La lecture des Guerriers de Dieu de l’historien Denis Crouzet15 nous plonge, malgré plus de quatre siècle d’écart, encore plus profondément dans cette horreur, dans cette apocalypse des raisons déformées par des architectures de croyances fondées sur la peur et la haine de l’altérité, d’une Saint-Barthélemy ouvrant des sillons purulents au cœur même de familles partageant le même sang, sang rédempteur et sacrifié sur l’autel de notre folie !

En 1572, en 1943 ou en 2015, le drame demeure similaire. Bûcher d’hérétique, four crématoire ou bidon d’essence dans un désert syrien, les flammes réduisent toujours en cendres l’homme et une part de son humanité. Et si des lois viennent à présent dire le bon du mauvais, elles mettent également en lumière l’incapacité politique, l’incurie de nos sociétés juridiquement déniaisées et de nos dirigeants démocratiquement sanctifiés sur les fonds baptismaux de nos constitutions, qui assistent avec attention dans le prisme de notre univers mondialisé, et le plus souvent sans lever le petit doigt, au supplice des innocents. N’est-ce pas là également une forme de crime contre l’humanité ?

Peut-on demander au soldat d’être un héros et non une crapule ? N’est-ce pas là, exception faite des mercenaires, la nature même de son sacrifice puisqu’engagé dans un combat, il court le risque de perdre la vie pour défendre une cause plus haute ? Hitler, en modifiant nommément en sa faveur le sacro-saint serment des hommes engagés sous les drapeaux, et plus particulièrement des officiers pour qui l’obéissance militaire relevait le plus souvent de traditions familiales, allait dénaturer cette promesse faite originellement à la patrie et au peuple, enchaînant de fait l’honneur et le systèmes de valeurs de nombreux soldats, les réduisant au rôle d’exécuteurs disciplinés d’une démesure irraisonnée forgée de fantasmes antisémites, de contrôles et de démagogie, faisant d’eux des bourreaux autorisés.

Dès lors, quel autre choix dans nos esprits pour ces hommes, septante ans après la guerre, que d’accepter avec jouissance le commandement d’Einsatzgruppen, la lâcheté occasionnelle de faux-fuyants commodes, ou le destin héroïque et funeste de ces Soldat im Untergang pour reprendre le titre du livre de Rudolf-Christoph von Gersdorff 16 ?

Si l’on en croit von Gersdorff, un certain nombre d’officiers en poste sur le front de l’Est avaient conscience de la criminalité des ordres reçus de Berlin, formant dans la mouvance de Henning von Tresckow une résistance de plus en plus marquée au régime politique et au corps SS. Wolfgang Wette indique ainsi que près de 250 généraux allemands de la Wehrmacht savaient, trois mois avant l’ouverture des hostilités contre la Russie, que les combats seraient synonymes d’extermination de masse, une information voulue par Hitler afin de préparer ses officiers à accepter un génocide, faisant de facto d’eux les complices d’un crime17.

La Shoah et les exécutions de masse opérées par les Nazis semblent pour l’heure indélébiles, surpassant dans la conscience collective tout autre acte de cruauté, symbole même de la part la plus sombre des hommes. Et on ne peut guère douter des conclusions d’un Tribunal pénal international qui se réunirait en 2015 autour des affaires Adolf Eichmann, Wolfram Sievers, Joachim von Ribbentrop ou Rudolf Höss. Quelle serait l’appréciation de ce tribunal à l’égard de l’obéissance aveugle des combattants du groupe État islamique vis-à-vis de celle des soldats de la Wehrmacht ayant pris part aux campagnes de Pologne et de Russie ? Quelle serait son expertise sur la passivité des gouvernements en position d’intervenir pour mettre un terme à l’holocauste des populations syrienne, 200’000 morts au cours de ces quatre dernières années, irakienne, un million de morts depuis 2003, ou somalienne, 500’000 morts depuis 1988 ?

Extrait de L’honneur au service du diable – le cas Hans Schaefer. Des historiens romands se penchent sur le crime de guerre, textes de Claude Bonard, contributions de Christophe Vuilleumier et alii, éd. Slatkine, à paraître en 2016.

Cet article a été initialement publié sur le blog de l’auteur, Les paradigmes du temps, hébergé par l’Hebdo.

 


1 La première convention de Genève date de 1864.

2 Kevin Jon Heller, The Nuremberg military tribunals and the origins of international criminal law, Oxford : Oxford University Press, 2011

3 Voir à propos de la notion de vengeance formalisée l’ouvrage de Daniel Marc Segesser, Recht statt Rache oder Rache durch Recht? : die Ahndung von Kriegsverbrechen in der internationalen wissenschaftlichen Debatte 1872 – 1945, Paderborn, F. Schöningh, 2010.

4 Between justice and stability : the politics of war crimes prosecutions in post-Milošević Serbia, Farnham ; Burlington, VT : Ashgate, 2014. Voir également Lara J. Nettelfield, Sarah Wagner, Srebrenica in the aftermath of genocide, Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 2014.

5 Charles Anthony Smith, The rise and fall of war crimes trials : from Charles I to Bush II, Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 2012.

6 Le Nomos de la Terre, 1950. Théorie du partisan, 1963.

7 Jacques Derrida « Qu’est-ce que le terrorisme », Le Monde diplomatique(février 2004).

8 Hannah Arendt, Eichmann in Jerusalem, 1963.

9 Isabelle Delpla, Le mal en procès : Eichmann et les théodicées modernes, Paris, Hermann, 2011.

10 Interview de M. Max Barret, magasinier, armée française 1963-1964 – BHR/Wittlich, Allemagne, 2015.

11 Larry May éd., Morality, « jus post bellum », and international law, Cambridge : Cambridge University Press, 2012.

12 Daniel Marc Segesser, Op. cit.

13 Reynald Secher ; préface de Gilles-William Goldnadel ; postfaces de Hélène Piralian, Stéphane Courtois, Vendée, du génocide au mémoricide : mécanique d’un crime légal contre l’humanité, Paris, Ed. du Cerf, 2011.

14 Voir à ce propos, Xavier Jacquey, Ces appelés qui ont dit non à la torture : lettres d’un infirmier dans le Sud-Oranais (1959-1960), archives militaires, témoignages de moujahidin, regards croisés sur la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 2012.

15 Les Guerriers de Dieu, Seyssel, Champ Vallon, 2 vol., 1990.

16 Soldat im Untergang, Ullstein, 1977.

17 Wolfgang Wette, Les crimes de la Wehrmacht, trad. De l’allemand par Olivier Mannoni, Paris, Perrin, 2009.

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