© Jamal Saidi/Reuters
Ce texte est une réponse à un des points soulevés par Sara de Maio dans son « Pour une neutralité militante dans le conflit israélo-palestinien » qui est venu compléter « “Boycotter Israël ou pas?” Not the good question ». L’article ci-dessous signé par Emmanuelle Engeli sera le dernier d’un échange qui a commencé le 8 juillet 2014 avec « Boycotter Israël maintenant », sous la plume de Sylvain Thévoz. Jet d’Encre vous prie d’inscrire vos commentaires dans un esprit de dialogue et les limites du respect de chacun. Merci.
Les récents événements en Israël et dans les territoires occupés ont donné lieu à quelques articles et réactions brûlantes sur Jet d’Encre. Dans l’un desdits articles, Sara de Maio qualifie la démographie des Palestiniens de Gaza d’« irresponsable ». Reprise par moi-même dans les commentaires de son article, elle insiste en utilisant le terme d’« inconscience ». Et d’ajouter que: « Je suis désolée mais je trouve ça irresponsable de rentrer dans le jeu de la guerre démographique. Et je suis désolée de le redire mais c’est surtout les Palestiniens: faire des enfants dans des conditions de ressource en pleine précarisation… Alala (…) on réfléchit encore comme à l’Age médiéval, avec les enfants comme de la future chair à canon comme des pions à étaler sur un territoire… ». Tout d’abord, il n’est pas nécessaire de remonter à l’Age médiéval pour trouver des politiques pro-natalistes jouant un rôle dans l’effort de guerre. Ensuite, il est presque drôle de reprocher à une réflexion d’être dépassée à la suite d’une phrase à consonance malthusianiste. Choquée par ces propos, je pense utile d’apporter quelques clarifications sur les causes et l’histoire des particularités de la Palestine en termes de fécondité.
L’élément démographique est une composante cruciale du conflit israélo-palestinien, affrontement identitaire de deux peuples pour un territoire. La taille respective des deux populations est ainsi directement en jeu et le peuplement est l’un des enjeux les plus disputés du conflit. Concrètement, ces deux populations juive et palestinienne se reproduisent selon des modes différents. Du côté juif, l’immigration de juifs dispersés dans le monde est utilisée comme méthode de peuplement et d’occupation du territoire en plus de la croissance naturelle. Le tableau ci-dessous montre la multiplication du nombre de juifs en Israël comparé à son évolution dans le reste du monde.
Population juive en Israël et dans le monde (en milliers)1
Année | Israël | Monde | Pourcentage en Israël |
1882 | 24 | 7’800 | 0.3 |
1914 | 85 | 13’500 | 0.6 |
1939 | 449 | 16’600 | 2.7 |
1948 | 650 | 11’500 | 5.7 |
1970 | 2’582 | 12’630 | 20.4 |
2000 | 4’955 | 13’064 | 38 |
2012 | 6’000 | 13’855 | 43 |
Quant aux Palestiniens, ils présentent une croissance naturelle qui défie toute analyse classique de la fécondité. Le tableau ci-dessous montre que le nombre d’enfants par femme dans la bande de Gaza dépasse largement celui d’autres pays du Moyen-Orient. Pourtant, on voit aussi que la bande de Gaza présente un taux d’alphabétisation relativement élevé.
Fécondité et alphabétisation de divers pays du Moyen-Orient2
Nombre d’enfants par femme 2010 | Taux d’alphabétisation (%) 2011 | |
Arabie Saoudite | 2.35 | 78.8 |
Bande de Gaza | 4.90 | 92.4 |
Egypte | 3.01 | 71.4 |
Israël | 2.72 | 97.1 |
Liban | 1.78 | 87.4 |
Syrie | 3.02 | 79.6 |
Voyons pourquoi les habituelles corrélations négatives entre scolarisation et fécondité ne sont pas observées dans le cas de la Palestine3. En général, une longue scolarisation des enfants, parce qu’elle coûte cher, engendre une diminution des naissances. Or, il se trouve qu’à Gaza, et dans une moindre mesure en Cisjordanie, ce motif ne joue pas car la scolarisation se fait à coût faible, voire nul pour les parents. Ceci est dû au fait qu’en Palestine, ceux qui ont le statut de réfugié, soit grosso modo un quart de la population de la Cisjordanie et deux tiers de la population de Gaza, ont accès à un réseau éducatif mis en place par les Nations Unies qui couvre les frais de scolarité, repas et transport compris. De plus, la charge que les enfants font habituellement peser sur une famille est également réduite par toutes sortes de canaux : les Nations Unies, d’autres organisations internationales, l’OLP, et même le mouvement du Hamas. Tous ces organismes subventionnent les familles de diverses manières, notamment en matière de santé, nourriture et logement, et diminuent les contraintes financières qui d’habitude freinent la fécondité. Ajoutons que le coût indirect de la scolarisation longue des enfants, soit le fait de retarder l’arrivée de l’enfant sur le marché du travail, est négligeable en Palestine du fait de la rareté de l’emploi. En Palestine, l’alternative à l’école n’est pas le travail, mais le chômage. Autant donc mettre ses enfants à l’école.
Les analyses classiques de la fécondité expliquent également que l’on observe généralement une corrélation négative entre le degré d’urbanisation d’une population et sa fécondité. Un autre élément atypique de la fécondité des Palestiniens est ainsi l’absence d’influence de la vie urbaine sur la fécondité, comme le montre le tableau ci-dessous.
Fécondité et urbanisation de divers pays du Moyen-Orient4
Nombre d’enfants par femme 2010 | Pourcentage de la population totale vivant en milieu urbain | |
Arabie Saoudite | 2.35 | 82 |
Bande de Gaza | 4.90 | 72 |
Egypte | 3.01 | 43.40 |
Israël | 2.72 | 92 |
Liban | 1.78 | 87 |
Syrie | 3.02 | 56 |
La raison de cette absence de lien, c’est notamment que l’état de belligérance a empêché les Palestiniens de bénéficier des attributs de la condition urbaine. À force de couvre-feu et de privations de libertés, les Palestiniens ont été privés d’une qualité essentielle de la vie urbaine: l’ouverture sur l’extérieur. Ils ont ainsi été peu exposés à la culture globale diffusée par les médias et aux modèles de famille et de style de vie venus d’ailleurs, notamment d’Occident. À cela s’ajoute le fait que les communications entre personnes sont elles-mêmes réduites alors que c’est ce type de communication qui permet de diffuser de nouveaux comportements. C’est particulièrement vrai à Gaza, là où l’isolement est le plus sévère. Cet isolement, et toute la répression et la violence qui règnent en Palestine contraignent les Palestiniens à rester de longues périodes sans quitter leur domicile, ce qui constitue une raison de plus de se replier sur leur vie familiale. Il peut ainsi sembler logique que la reproduction de l’unité domestique la plus large possible permette en quelque sorte de combler son isolement.
On a donc vu que ni la scolarisation, ni la condition urbaine ne représentent des incitations au contrôle de la fécondité palestinienne parce que l’état de belligérance les a fait agir différemment. Il existe également une raison positive à la haute fécondité palestinienne, c’est-à-dire un motif pour lequel les Palestiniens pensent qu’il est dans leur intérêt d’avoir beaucoup d’enfants. La « fécondité de combat » est cette idée répandue chez les Palestiniens que la quantité d’enfants est un gage de qualité de vie pour les générations futures, chaque enfant représentant un combattant au service de la cause nationale.
Il est difficile de dater précisément la naissance du discours politique qui encourage cette fécondité de combat. L’une des premières traces que l’on retrouve de cette politique du côté palestinien est la déclaration d’Oumm Khalîl, figure féminine du nationalisme palestinien, qui déclare dans une interview qui date des années 1980: « J’encourage les femmes à avoir plus d’enfants (…). Je comprends qu’avoir beaucoup d’enfants est un fardeau pour les femmes, mais nous sommes engagés dans une bataille pour la survie et la façon dont Israël se préoccupe de notre natalité doit être prise au sérieux. Les Israéliens veulent notre terre sans un seul Palestinien »5. C’est autour de ces années-là que les dirigeants palestiniens ont commencé à affirmer des positions natalistes, notamment Yasser Arafat qui considérait la fécondité comme une arme biologique et a déclaré à un camp de réfugiés en Cisjordanie en 1996: « Une longue lutte nous attend. J’invite chacun de vous à faire dans ce monde au moins douze enfants et de me donner dix d’entre eux afin de continuer le combat »6. Même le Croissant rouge palestinien a déclaré en 1993 que « la fécondité élevée des mères dans la communauté palestinienne doit être regardée comme un fait positif, une assurance que la nation continue d’exister »7. Ce natalisme est entré dans le discours de toutes les composantes de la résistance palestinienne, qu’elle soit laïque ou islamiste. Il a été reconnu comme un élément de stratégie politique, et a fait l’unanimité dans les rangs de la résistance.
Cette stratégie de fécondité de combat s’illustre parfaitement lors de la première Intifada entre 1987 et 1993. La première Intifada a été catastrophique économiquement pour les Palestiniens: avant celle-ci, 47% de la population de Gaza et 25-33% de la population de la Cisjordanie travaillaient en Israël, et une forte part de femmes assemblaient à domicile des pièces de vêtements destinées à l’exportation sur le marché israélien. Or, durant la première Intifada, la frontière israélienne fut fermée et tous ces emplois furent perdus. Les revenus des Palestiniens ont chuté de 40% en une seule année. On aurait pu s’attendre à ce que l’austérité engendrée par une telle chute des revenus et de l’emploi incite les couples à réduire leur fécondité, mais non. La fécondité s’éleva encore, surtout à Gaza où elle a atteint le fameux record mondial de 8.76 enfants par femme (le chiffre varie selon les sources, mais dans tous les cas ça fait beaucoup d’enfants) en 1991, en plein durant l’Intifada.
En Palestine en général, Gaza et Cisjordanie confondues, juste avant la première Intifada, l’indice de fécondité était de 6.4 enfants par femme. Dès 1988, on a dépassé les 7 enfants par femme, pour culminer à 7.57 enfants par femme en 1990. Cette augmentation vient de l’accroissement de la nuptialité des adolescentes. En Palestine, et surtout à Gaza, on aime bien marier ses filles assez jeunes. Le mariage encourage en effet les femmes à rester chez elles: une fois mariées, elles ont moins de raisons de quitter leur domicile. Ceci les protège de l’insécurité qui règne à l’extérieur à cause du conflit. Durant la première Intifada, on a ainsi observé une chute du montant de la dot réclamée par les familles afin de faciliter les mariages de leurs enfants. C’est pourquoi la nuptialité des adolescentes, et de ce fait la fécondité, ont augmenté. Un autre élément intéressant est que durant cette période, la fécondité a davantage augmenté chez les femmes les plus instruites que chez les analphabètes. On peut considérer que les femmes les plus instruites sont aussi celles qui sont dotées de la plus forte conscience politique. Et on peut donc en déduire que ces femmes-là ont, consciemment ou non, ressenti le besoin d’accroître le nombre de Palestiniens dans l’avenir, pour mieux faire face à l’occupation israélienne.
Ce modèle de fécondité de combat donnait à penser que la démographie palestinienne était une situation atypique qui allait le rester dans le futur. Surprise, en 2000, la fécondité palestinienne chute brutalement de 6.25 enfants par femme à 4.18 en une seule année. Elle tombe ainsi en-dessous de celle des colons israéliens en Palestine qui sont eux à un taux de 4.54 enfants par femme. En ce qui concerne Jérusalem-Est, c’est en 2005 que pour la première fois la fécondité des Palestiniens qui y vivent est passée en-dessous de celle des juifs qui y vivent: 3.94 enfants par femme pour les Palestiniens contre 3.95 pour les juifs. Pourtant en 2000 a débuté un second soulèvement, la deuxième Intifada, qui n’a pas du tout eu le même effet en matière de fécondité que la première. La fécondité des Palestiniens a en effet continué à baisser alors que celle des colons israéliens n’a quasiment pas bougé. On le voit avec ce tableau:
Fécondité des Palestiniens et Israéliens en Palestine8
Nombre d’enfants par femme des Palestiniens en Palestine | Nombre d’enfants par femme des Israéliens en Palestine | |
1998 | 5.60 | 4.63 |
1999 | 6.25 | 4.43 |
2000 | 4.18 | 4.54 |
2001 | 3.85 | 4.51 |
2002 | 3.85 | 4.58 |
Pourquoi cette baisse inattendue ? Malheureusement, le recul est encore insuffisant pour tout comprendre, mais il existe deux hypothèses à ce sujet. La première est économique. Comme durant la première Intifada, les revenus des Palestiniens ont énormément baissé durant la deuxième Intifada. Le chômage et la pauvreté atteignent des sommets, avec notamment 70.6% de la population de Gaza qui vivent en-dessous de la ligne de pauvreté. On peut donc simplement penser que la situation économique est devenue tellement difficile que les Palestiniens ont finalement décidé de réduire leur nombre d’enfants. Le problème de cette hypothèse, c’est que la forte baisse de la fécondité survient en 2000, donc juste avant la forte dégradation des conditions économiques. Cette crise économique peut sûrement expliquer la faible fécondité qui s’installe en 2001, puis en 2002, et en 2003, mais non le moment où la baisse s’est déclenchée.
L’autre hypothèse, c’est l’individualisme. On pense que la baisse de la fécondité des Palestiniens pourrait traduire une divergence entre leurs valeurs individuelles et les valeurs sociétales prônées par les dirigeants politiques et religieux. Le choix du couple palestinien commencerait simplement à s’orienter vers une famille restreinte. On pourrait donc voir dans cette baisse de la fécondité un changement de valeurs des Palestiniens qui privilégieraient désormais l’avenir de leurs enfants à celui de la cause nationale. Cette hypothèse pourrait tenir la route, mais n’explique pas pourquoi l’an 2000 et pas avant ?
En conclusion, on a vu que la fécondité des Palestiniens est particulière et résiste aux analyses classiques de la fécondité. On a vu que cette fécondité ne dépend pas simplement du développement économique ou humain de la Palestine, mais qu’elle est surtout influencée par le conflit israélo-palestinien et par ses évolutions. L’évolution de la population palestinienne dans le futur est tout aussi imprévisible que le conflit israélo-palestinien l’est. Ce qui est par contre sûr, c’est qu’à l’inverse des Palestiniens, les colons israéliens qui résident en Palestine détiennent toutes les cartes d’une forte croissance démographique: une forte fécondité qui ne diminue pas, l’immigration juive qui se poursuit, une population très jeune et une mortalité très faible. Notons ici que les Israéliens qui vivent en Palestine ont une fécondité nettement plus élevée que les Israéliens qui vivent en Israël, notamment parce que l’État israélien encourage très fortement la fécondité dans les territoires occupés, à coup d’aides sociales, d’aides au logement, etc. Cette situation entraîne un risque politique pour les Palestiniens qui présentent maintenant des taux de fécondité plus faibles que les Israéliens.
Le mot de la fin: chère Sara, non la fécondité des Palestiniens n’est pas « irresponsable ». Elle est la conséquence de l’état de belligérance qui empêche les facteurs réduisant généralement la fécondité d’agir sur celle-ci. Elle répond de plus à une stratégie rationnelle de survie et de combat qui fait parfaitement sens. Non, ce ne sont pas « surtout les Palestiniens », les Israéliens font pire dans les territoires occupés. J’apprécie la richesse de ta réflexion et pense sincèrement que tu essaies de bien faire et bien penser. Je respecte entièrement tes opinions et arguments tant qu’ils ne sont pas objectivement faux. Je pense qu’ils le sont concernant la thématique de la fécondité palestinienne. J’ai cependant grandement apprécié débattre avec toi et serais ravie de poursuivre notre discussion sur cette problématique.
Bibliographie
Ouvrages
• FARGUES, Philipe. Générations arabes. L’alchimie du nombre. Fayard. 2000
Articles
• COURBAGE, Youssef. La fécondité palestinienne des lendemains d’Intifada. Population. Numéro 1. 1997. pp.223-233
• COURBAGE, Youssef. La politique démographique en Egypte. Institut national d’études démographiques. 1994
• COURBAGE, Youssef. L’enjeu démographique en Palestine à l’aube du 21e siècle. Dans Palestine : mémoire et perspectives. Paris. Editions Syllepse. Alternatives Sud. Volume 12. 2005. pp.41-70
• COURBAGE, Youssef. Les enjeux démographiques en Palestine après le retrait de Gaza. Critique internationale. Numéro 31. 2006. pp.23-38
• FARGUES, Philippe. Protracted National Conflict and Fertility Change: Palestinians and Israelis in the Twentieth Century. Population and Development Review. Volume 26. 2000. pp.441-482
Sites Internet
• Index Mundi. http://www.indexmundi.com/fr/. Consulté le 02.12.2012
• The World Factbook. https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/. Consulté le 02.12.2012
• http://fr.getamap.net/ranking/urbanization/2212.html
• http://www.eretzyisroel.org/~jkatz/arafatbio.html
Références
[1] FARGUES, Philipe. Générations arabes. L’alchimie du nombre. Fayard. 2000
et http://www.cbs.gov.il/reader/shnaton/templ_shnaton_e.html?num_tab=st02_11&CYear=2013
[2] Indexmundi et The World Factbook
[3] Les diverses déportations de Palestiniens et leur émigration en général qui fait que la Palestine a vu partir plus de ressortissants à l’étranger qu’elle n’en a conservés sur son territoire. Cela veut dire que la Palestine actuelle regroupe moins de Palestiniens sur place qu’il n’y en a ailleurs dans le monde. Je ne vais ici que parler des Palestiniens vivant encore en Israël ou dans les territoires occupés.
[4] Indexmundi, The World Factbook et http://fr.getamap.net/ranking/urbanization/2212.html
[5] FARGUES. Générations arabes. L’alchimie du nombre.
[6 ] http://www.eretzyisroel.org/~jkatz/arafatbio.html
[7] FARGUES. Générations arabes. L’alchimie du nombre.
[8] Courbage, Y. L’enjeu démographique en Palestine à l’aube du 21e siècle. 2005
Deal :)! Je serai de passage a Geneve en septembre pour une semaine.