Économie Le 24 septembre 2014

En défaveur de l’initiative sur la caisse publique : explication économique

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En défaveur de l’initiative sur la caisse publique : explication économique

Le 28 septembre prochain, le peuple suisse votera pour ou contre la caisse publique. En cas d’acceptation de l’initiative, l’assurance maladiepasserait dans les mains de l’État, ce qui lui conférerait le monopole absolu. Bien que l’économie soit loin d’être une science parfaite, les théories et les preuves empiriques convergent quant à la conséquence d’une entité monopolistique sur le marché, qu’elle soit publique ou privée. De l’inefficience productive et dynamique à l’abolition de la structure compétitive bénéfique aux consommateurs, en passant par la suppression du « mécanisme de Darwin », les processus économiques potentiellement éradiqués sont loin d’être négligeables!

Cet article présente donc une série d’arguments en défaveur de l’initiative sur la caisse publique. Plus particulièrement, il propose d’éclairer les lecteurs sur certains phénomènes économiques. Néanmoins, il considère que certaines réformes doivent incontestablement être entreprises, notamment face à certains dysfonctionnements, comme l’augmentation des primes par exemple.

Finalement, ce texte explore un « contre-projet » novateur, qui pourrait éventuellement favoriser un consensus entre les partisans et les opposants de cette initiative. Entre un marché très concurrentiel, mais sous-performant pour les consommateurs, et un monopole, qui, comme nous le verrons, n’est pas idéal, celui-ci met en avant une compétition monopolistique, dont les avantages pourraient être potentiellement intéressants.

Afin de mieux comprendre ces processus, il faut savoir que les économistes ont tendance à se baser sur un modèle de compétition dit « parfait ». En théorie, sur un marché donné, il y a beaucoup de vendeurs et d’acheteurs et, par conséquent, les prix sont régulés par la loi de l’offre et de la demande. Dans ce modèle parfaitement compétitif, les entreprises établissent leurs prix en fonction de leurs coûts marginaux, ce qui ne leur rapporte aucun profit2.

Bien entendu, ce modèle est purement schématique. Dans la réalité, les entreprises rivalisent au sein d’une structure compétitive, car celle-ci leur permet de bénéficier d’un certain « pouvoir de marché »3. Ce dernier leur octroie alors un profit qui peut être par la suite réinvesti dans de nouveaux moyens de production, le recrutement de nouveaux employés ou encore dans de nouvelles technologies, lorsqu’il n’est pas redistribué aux actionnaires.

Éventuellement, cette trilogie engendrera de nouvelles innovations qui seront bénéfiques pour les consommateurs telles que la réduction des prix, l’apparition de nouveaux produits sur le marché, ou encore l’amélioration de la qualité des biens et services. On peut donc en déduire que la compétition est avantageuse, car elle incite les entreprises à être plus productives que leurs concurrentes, si elles veulent devenir plus rentables. Le résultat obtenu se traduit par une amélioration du bien-être  – au sens purement économique du terme – au sein de la société. Cependant, lorsqu’une entreprise contrôle la totalité d’un marché, elle supprime non seulement cette structure compétitive, mais aussi ses avantages.

Par ailleurs, le monopole élimine la sélection naturelle effectuée par le marché. Dans la littérature économique, on parle du « mécanisme de Darwin » : dans un marché avec des entreprises plus compétitives que d’autres, la concurrence forcera celles qui sont le moins compétentes à le quitter. Cette rationalisation obligera non seulement les entreprises à améliorer la qualité des produits (ou services) fournis, mais aussi à réduire le prix proposé aux consommateurs, si elles veulent se voir prospérer.

De plus, il existe un autre argument proéminent concernant les monopoles. On dit que ces derniers bénéficient d’une « vie tranquille » ; étant donné que l’entreprise dominante ne subit aucune pression concurrentielle, elle aura tendance à générer une « inefficience productive et dynamique ». En d’autres termes, elle manquera d’incitations pour réduire ses coûts de production (inefficience productive), et pour investir dans la technologie la plus efficace qui soit (inefficience productive et dynamique). Dès lors, les motivations ne sont plus suffisantes pour inciter les compagnies à innover, au détriment des consommateurs, et donc de la société à part entière.

Étant donné qu’un monopole public a peu d’intérêts à maximiser son profit de façon volontaire, ces inefficiences économiques peuvent, sur le long terme, imposer une augmentation des prix, conduisant à une mauvaise allocation des ressources entre les producteurs et les consommateurs. En effet, cela crée des déséquilibres entre l’offre et la demande, ce qui engendre alors une distorsion au sein de l’économie. Pour faire simple, disons qu’on assiste à une amélioration du bien-être économique pour le monopoleur, pendant que celui des consommateurs se détériore. La distorsion générée entraine une « perte sèche », dont personne n’est le bénéficiaire, ni le consommateur, ni le producteur ; elle peut être simplement considérée comme une perte pour l’économie tout entière. Par conséquent, le bien-être économique de la société se trouve à nouveau diminué.

Néanmoins, nous devons admettre que le marché de l’assurance maladie fait face à de sérieux dysfonctionnements : non seulement les primes augmentent de façon déloyale face aux coûts de la santé, mais également elles étreignent de plus en plus le budget des ménages. Ces faits rentrent donc en contradiction avec les avantages que la concurrence est censée apporter aux consommateurs.

De plus, la maximisation du profit pousse les entreprises à dépenser près de 225 millions de francs dans la publicité afin de faire la chasse aux « bons risques » ; d’une part, c’est un acte moralement douteux si l’on considère les personnes les plus fragiles, et d’autre part, ce budget marketing pourrait être réalloué pour plus d’efficience économique. Comptons également une inefficacité bureaucratique qui génère 100 millions de francs supplémentaires de frais administratifs pour un changement de caisse4.

Comme nous avons pu le constater jusqu’à maintenant, un marché concurrentiel est généralement le modèle économique le plus performant dans une société capitaliste face à un monopole. En revanche, lorsque celui-ci est dysfonctionnel, il est nécessaire de sillonner d’autres alternatives.

Une solution novatrice puiserait sa source d’inspiration dans le marché des télécommunications, qui continue de faire ses preuves au fil des années. Globalement, celui-ci est composé de trois concurrents, dont deux privés (Orange et Sunrise) et un semi-public (Swisscom, détenu à 51,2% par l’État). Malgré une structure concurrentielle très limitée, proche d’un monopole, la compétition est tout de même arbitrée par les lois de l’offre et la demande. Entre autre, une entité fédérale et indépendante, la ComCom, assure le bon fonctionnement de cet oligopolegrâce à sa politique de contrôle et de régulation. Et les résultats sont là! Le prix de la communication a été réduit de manière drastique au cours de la dernière décennie, et l’apparition des smartphones a poussé ces entreprises à développer de nouvelles offres attrayantes et novatrices ; on peut notamment citer le forfait mobile avec l’accès internet.

On pourrait donc imaginer réappliquer ce modèle économique au marché de l’assurance maladie, dans lequel nous aurions un nombre limité de concurrents privés, tout en incluant une entreprise sous la tutelle, totale ou partielle, de l’État.

Potentiellement, cette idée permettrait non seulement de maintenir les mécanismes économiques et ses avantages comme nous l’avons mentionné auparavant, mais elle résoudrait aussi le problème de divergence tarifaire auquel les ménages sont confrontés. Théoriquement, si la firme publique est capable de réduire le montant des primes tout en assurant des services de qualité, elle forcera les entreprises privées à ajuster leurs prix. En revanche, si ces dernières décident de maintenir des primes plus élevées, elles devront les justifier par des prestations de qualité supérieure, par peur de perdre leur clientèle.

Par ailleurs, tout comme la télécommunication, l’assurance maladie est soumise au contrôle de l’Office fédéral de la santé publique (OFSP). Les coûts déboursés par la Confédération pour le contrôle de plus de 80 assurances maladie sont colossaux selon les partisans de l’initiative. Dès lors, limiter le nombre de concurrents permettrait de réduire considérablement la somme de ces dépenses publiques.

Pour conclure, je dirais que transférer le pouvoir marchand de l’assurance maladie à l’État n’est pas une solution désirable d’un point de vue économique. Malgré tout, je tiens à préciser que la liste des arguments ci-dessus n’est pas exhaustive ; elle est principalement basée sur une explication économique des potentielles conséquences d’une entité en position de monopole sur un marché. Bien entendu, nous devons également tenir compte des arguments socio-politiques afin d’avoir une opinion critique sur ce sujet, et ainsi voter en toute connaissance de cause.

Toutefois, je pense que la solution alternative suggérée mérite d’être débattue, et pourquoi pas, explorée au cas où l’initiative se verrait rejetée le 28 septembre prochain. En attendant, tous au ballot!

 


1. On parle ici de l’assurance maladie de base, qui a été rendue obligatoire par la LAMal, contrairement à l’assurance maladie complémentaire qui, elle, est facultative.

2. Selon la définition de Wikipédia, « le coût marginal de production est le coût supplémentaire induit par la dernière unité produite ». Donc, lorsque le prix établi équivaut au coût marginal, le profit est de zéro.

3. C’est-à-dire la capacité d’une firme à établir des prix au-dessus des coûts marginaux.

4. Les chiffres avancés dans ce paragraphe figurent sur le site internet des partisans de l’initiative, http://www.caissepublique.ch/argumente/

5. On parle d’oligopole lorsqu’un marché comporte un nombre limité de vendeurs et beaucoup d’acheteurs.

Commentaires

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Vincent Rossi

Merci pour ce joli cours d'économie théorique. Je suppose que son champ d'application doit inclure les services comme le coiffeur…

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Vincent Rossi

Merci pour ce joli cours d’économie théorique. Je suppose que son champ d’application doit inclure les services comme le coiffeur et éventuellement la confection d’habits de sports et de chapkas, mais ce n’est pas sûr. Il est dommage que vous n’évoquiez pas la notion de monopole naturel, chose qui existe de fait sur certains « marchés ». La mise à disposition d’autoroutes en est un bon exemple: il serait totalement nuisible d’appliquer la concurrence et laisser construire des réseaux autoroutiers parallèles qui se livreraient à une concurrence absurde. Dans le cas des assurances maladies de service de base, la concurrence est réduite à une bien maigre portion: Le seul service attendu est de vérifier et rembourser une facture. Ce service est obligatoire et standardisé! Nous sommes de facto dans le cas ou naturellement, la présence d’un seul acteur aurait du sens. Sur quel aspect voulez-vous faire jouer la concurrence, à part la chasse aux bons risques? Quelle innovation va dynamiser ce « marché »? La couleur du papier de la facture? une facturation des primes en musique? Voyez-vous une seule amélioration technologique qui aurait émergé de cette situation où la complexité empêche une coordination efficace? Ne voyez-vous pas que l’étape suivante de l’amélioration du service passe par une rationalisation et une simplification? Je suis un patient, je termine une consultation. Pourquoi est-ce que je dois recevoir une facture en papier pour la renvoyer en papier à un assureur? Pourquoi est-ce que mon médecin n’envoie pas la facture électroniquement directement à l’assureur? Parce que c’est trop compliqué avec des dizaines d’assurances! Pourtant, on peut réduire les coûts de gestion d’un facteur 10. Je suis à la tête de la prévention et de la santé en Suisse, je veux connaître l’évolution de la répartition des cas de maladies. Pourquoi est-ce que je ne peux pas la connaître en temps réel? Parce que les assurances ne veulent pas dévoiler la répartition de leur cas, ça risquerait de démontrer un biais dû à une pratique illégale: la chasse aux bons risques. Pourtant, un système simple et centralisé pourrait fournir des données immédiatement. Bref, le système actuel me semble totalement inefficient à la fois pour le confort des usagers (« clients ») et pour la santé publique. Il est coûteux pour tout le monde. Qui empoche ces surcoûts? Regardez qui va crier victoire le 28 septembre.

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