Journée anti-homophobie à la Fondation Serovie, à Port-au-Prince. [Katie Orlinsky – Al Jazeera, source complète en fin d’article]
On les appelle Massissi, Madivin, Makomè, Miks… Ils sont là depuis toujours, depuis toujours ils se cachent, rejetés par cette société qui est la leur. Depuis cinq ans, ils ont une voix. Mais cette voix leur coûte cher. Massissi et Madivin : haïtiens pour le pire, mais pas pour le meilleur.
Quelques semaines à peine avant Matthew, une autre tempête ravageait Port-au-Prince : le Festival MassiMadi, festival de cinéma afro-caribéen LGBTI (lesbien, gay, bisexuel, transgenre, intersexe), animait tous les débats. À peine arrivée1, en septembre, j’étais souvent prise à parti, dans les taps-taps2, dans la rue, sur mon opinion quant à l’homosexualité : « et toi, qui est blanche, qu’est-ce que tu penses de l’interdiction de ce festival? ».
MassiMadi devait se tenir dans différents établissements culturels du centre-ville, à la fin du mois de septembre. Selon les médias, il avait été interdit à la dernière minute par les autorités. Officiellement, le commissaire du gouvernement de Port-au-Prince a « suspendu le festival jusqu’après les élections », pour éviter les troubles. Cependant, les têtes se sont échauffées, et nombreux sont ceux qui y ont vu une victoire de la morale sur l’infamie… Pour les organisateurs, victimes de menaces de mort et d’agressions, c’est retour à la case départ. Les partenaires culturels, qu’ils avaient mis tant de temps à convaincre, sont choqués et réticents à se lancer à nouveau dans une telle aventure… Les militants, eux, restent seuls dans les bas-fonds d’un Port-au-Prince hostile, renforcé dans son intolérance.
Pour en savoir un peu plus sur le combat de ces homosexuels tant diabolisés, j’ai rencontré Charlot Jeudy3, président de Kouraj, l’organisation LGBTI la plus active d’Haïti.
Ce matin-là, dans les locaux de l’association, il organise les activités de la journée avec quelques bénévoles : la porte est bien gardée, la vigilance est de mise.
Sur une table, traine le dernier numéro de 360°, magazine LGBT helvétique. « Je les avais rencontrés lors d’une visite en Suisse. Depuis ils m’envoient leur magazine chaque mois. J’ai vu que dans cette édition, on parlait de la démobilisation des militants LGBT et cela m’a beaucoup intéressé. »
L’entretien a commencé.
Charlot Jeudy: C’est un problème général. De plus en plus, les militants LGBTI d’Afrique ou des Caraïbes se trouvent à New York, à Paris ou à Montréal. Il y a mille et une raisons qui puissent l’expliquer, mais cela m’inquiète. Parce que quand des gens avec autant d’engagement, dans des sociétés où l’homophobie est très présente, se retirent, c’est inquiétant pour la bataille, si on veut que les choses aillent dans un autre sens.
J’en ai connu plusieurs qui, lors de leur premier voyage en dehors d’Haïti, ont décidé de ne pas retourner chez eux… On comprend, Haïti c’est un pays extrêmement difficile, pour tout le monde, et encore plus pour une personne LGBTI sans emploi, avec toutes les discriminations subies, une éducation au rabais, etc. Mais c’est inquiétant.
Nous qui restons, nous avons choisi de militer pour que les choses changent. Du moins, pour que la génération à venir ne vive pas ce que nous sommes en train de vivre.
Parle-moi de ce combat…
CJ: Ce que je dis à ma communauté, c’est que nous avons besoin que les citoyens prennent conscience de leurs responsabilités. Sinon, les choses vont rester les mêmes. De manière générale, il n’y aura pas de changement sans engagement citoyen. Tout un chacun doit comprendre que ce n’est pas une personne, un secteur ou une classe sociale qui a la recette : c’est tout le monde.
Je ne veux pas dire qu’il faut une unité. Mais au moins se mettre tous d’accord sur certains objectifs : par exemple, l’éducation, la santé, la sécurité, le logement, la non-discrimination. Car il y a des gens, sept ans après le tremblement de terre, qui sont encore sous les tentes, pendant que nos dirigeants investissent dans des projets bidons.
Tu parles d’un engagement citoyen général pour le changement. Pour toi, la lutte LGBTI s’inscrit dans cet engagement citoyen?
CJ: Oui, il n’y a pas à sortir de là. Et j’ai toujours dit à mes amis et partenaires de la lutte LGBTI, que leur mouvement doit s’inscrire dans un combat global, parce que la discrimination dont nous parlons, et à laquelle nous faisons face, c’est un problème général : par rapport aux personnes vivant avec des déficiences physiques, par exemple, ou aux femmes. On peut encore, en Haïti, avoir un parlement avec trois ou quatre femmes, sur 119 députés, 30 sénateurs… c’est grave. Le Parlement fonctionne sans présence féminine. Mais au-delà de ça, ce n’est pas seulement que la présence féminine fait défaut : la question du genre n’est pas prise en compte dans les réflexions, dans les débats. Et pour nous, qui sommes une structure militante pour les droits des personnes LGBTI – ce que nous appelons ici les personnes M (massisi, madivin, makòmè, miks etc.) – pour nous, les problématiques de genre c’est une préoccupation, on ne peut pas rester indifférents. Imaginez, si les femmes ne sont pas prises en compte, et les transgenres alors?
Je pense que dans les sociétés où la bataille est gagnée pour les personnes LGBTI, il y a eu – avant – une intégration des femmes.
Le combat contre le sexisme est donc une première étape dans la lutte pour le respect des droits des personnes LGBTI?
CJ: Ah oui! Parce que l’un des obstacles que nous avons, comme personnes LGBTI, c’est le machisme, le patriarcat.
Le machisme est un ennemi important, mais votre lutte est semée d’embuches…
CJ: Premièrement, le Mouvement M, comme nous l’appelons ici, est né dans une société en crise. C’est un très jeune mouvement, apparu il y a seulement cinq ans. Pas parce que les homosexuels n’étaient pas là avant, non, nous étions tous là, mais personne n’abordait le sujet avant, en terme de reconnaissance de droits. Il y a eu des projets, depuis vingt ans déjà, par exemples sanitaires, pour la lutte contre le VIH chez la population MSM (Men Sex Men). Mais avant, rien n’était fait en termes de loi, de lutte contre la discrimination, ou pour la justice sociale.
Avec Kouraj, nous avons été les premiers à revendiquer, par exemple, le droit à la santé pour la communauté M. Car oui, la santé est un droit. Ce n’est pas comme une espèce de service qu’on donne à des gens nécessiteux. Ce n’est pas la charité. C’est un droit qu’il faut donner à tout le monde.
Kouraj est un jeune mouvement, mais il obtient déjà une reconnaissance. Qu’on soit pour ou contre, mais son existence est un fait. On m’accuse de manquer de stratégies, de vouloir aller trop vite… Mais nos intellectuels sont très théoriques… et quand il s’agit de violations de droits humains, il faut aller vite.
Y aurait-il une inadéquation de leur part entre la parole et les actes?
CJ: La théorie est la théorie. Je suis de la masse, je viens d’une famille très pauvre, et ma formation me permet de dire les choses en face, telles qu’elles sont. Et je n’ai pas à passer par quatre chemins pour dire ce que je pense, ce que je constate, comment je le comprends.
Lorsque nous avons commencé à revendiquer nos droits, à nous rendre visibles – car se montrer, c’est pour nous une manière de frapper l’homophobie – à vouloir nous impliquer dans la société, comme citoyens, à ce moment-là on pensait que c’était une société tolérante vis-à-vis des homosexuels. Hé bien… non. La question des droits c’est toujours une bataille.
J’ai entendu cette réflexion plusieurs fois : « Avant, on savait qu’ils étaient là, mais ils avaient la décence d’être discrets. Maintenant, ils commencent à réclamer des droits, c’est une menace pour la famille haïtienne »
CJ: Oui, c’est ce qu’on dit ici. D’ailleurs plusieurs manifestations des églises – dites chrétiennes – ont été organisées, et ils agissent contre toutes nos initiatives et interventions. Un parlementaire du Département de l’Artibonite a également fait une proposition de loi pour interdire toute manifestation publique de la communauté M. Cette proposition est déjà déposée au secrétariat du sénat.
Et cela te fait peur?
CJ: Moi, je pense comme militant, j’essaie de… J’ai peur, mais pour la communauté M, pas pour moi. Parce que je sais que beaucoup de gens – tous les gens que j’ai la chance de côtoyer dans ce mouvement, qui sont de Martissant, de Cité Soleil, de Bel Air, des quartiers populaires – sont extrêmement vulnérables et ils ne sont pas capables d’affronter toutes les vagues de violence, de préjugés, de discriminations qu’il pourrait y avoir. Je comprends l’ampleur de ce combat. Je sais que dans cette lutte il y a des moments très forts, et des moments très faibles.
Mais ce genre d’initiatives homophobes va mettre la société face à ses responsabilités. Par rapport aux engagements qui ont été pris, tant au niveau international qu’au niveau national.
J’ai peur, mais pour la communauté M, pas pour moi.
Cette loi peut passer?
CJ: Facilement, parce que généralement, nos parlementaires votent des saloperies. Et celles-là sont appliquées bien plus vite que des lois qui peuvent bénéficier au plus grand nombre. Par exemple, une loi passée il y a huit ans sur la régularisation des frais scolaires n’est toujours pas appliquée. Par contre, quand il fallait prendre des arrêtés ou des décrets, pour donner des frais aux ministres, aux secrétaires d’État, cela a été beaucoup plus vite.
C’est facile pour que ces lois passent. Et quand ça concerne les personnes LGBTI, parce qu’on est soi-disant une société religieuse, soi-disant… imagine! Mais on doit continuer. S’il faut passer par là pour qu’on ait gain de cause, hé bien… bon.
Que réponds-tu à ceux qui disent que les homosexuels sont la cause des malheurs d’Haïti?
CJ: (Sourire) J’entends ça, oui. Tu sais, l’esclavage nous a laissé des conséquences, des séquelles. L’une d’elles, c’est le marronnage… Je m’explique. Chez nous on a l’habitude de dire ce proverbe « Nou kite kote kadav la a ye, epi nou al kriye kote sèkèy la a », en français cela veut dire : on laisse la dépouille quelque part, et on va pleurer sur le cercueil.
Moi je dirais aux Haïtiens de cesser de faire des amalgames, parce que quand ils ne peuvent pas trouver de l’eau potable dans leur robinet, ce n’est pas la faute des homosexuels.
À un moment donné, certains disaient « c’est le vaudou », « c’est les lwas »… Mais le problème de ce pays c’est la malversation, c’est la corruption, le favoritisme, c’est le détournement des fonds publics, c’est le non-respect de nos lois et de nos principes républicains. C’est ça le problème. Moi je dirais à ces gens de cesser de faire des amalgames, parce que quand ils ne peuvent pas trouver de l’eau potable dans leur robinet, ce n’est pas la faute des homosexuels. Et ce ne sont pas les homosexuels qui occupent toutes les aventures du pouvoir. Et même si c’étaient les homosexuels, ce ne serait pas leur homosexualité qui leur ferait détourner les fonds publics.
Il y a toujours eu des homosexuels : dans les gouvernements précédents, dans le gouvernement d’aujourd’hui. Ils étaient là, ils sont là, ils seront là.
Certains d’entre eux sont-ils alliés à la cause de Kouraj?
CJ: Bien sûr que non. Ce n’est pas leur cause, ils n’ont rien à voir avec cette histoire… Ici, c’est chacun pour soi. Même ceux-là qui viennent des masses, dès lors qu’ils ont accédé à des postes de direction… ils oublient la misère. Ce n’est pas normal.
Alors, Kouraj fait cavalier seul…
CJ: Malheureusement, les masses n’ont pas encore compris que le mouvement mené par Kouraj, c’est un mouvement qui n’est pas différent du leur. De la même façon, nous sommes en quête de nourriture, de logement, de sécurité, d’éducation, de respect, d’inclusion, d’eau potable. Nous demandons la protection, la non-discrimination.
Tu sais, les gens de la communauté M qui viennent me voir sont victimes de discriminations et de préjugés, mais, au-delà de ça, leur première demande c’est « j’ai besoin d’avoir de l’eau près de la maison, j’ai besoin d’un boulot, j’ai besoin d’école, je ne me sens pas en sécurité »… Ils ont les mêmes problèmes sociaux que n’importe qui. C’est surtout pour ces choses-là que les gens viennent me voir, mais en réalité, Kouraj n’est pas là pour ça!
Tout le monde doit se battre. Je ne suis pas parmi ceux-là qui pensent que c’est le Bon Dieu qui va changer les choses.
C’est qu’il n’a pas tellement été de votre côté jusqu’à présent…
CJ: Hé ben… ouais…
Si on parle un peu des églises justement, par rapport au mouvement LGBTI?
CJ: Il faut le dire, je crois que les églises chrétiennes d’Haïti ne comprennent pas que les choses changent… C’est dommage qu’ils aient toujours cette même position traditionnelle et démodée, très violente aussi. J’ai entendu des discours, à propos du festival… des choses terribles!
Et beaucoup de nos responsables politiques, de nos autorités, sont affiliés à ces mouvements religieux, justement pour attirer l’électorat conservateur. C’est vraiment dommage.
Cela se reflète aussi dans les médias. Cela fait cinq ans que nous contactons les médias pour faire passer les informations relatives au mouvement : jusqu’à maintenant, certains médias ne diffusent toujours pas nos notes, nos positions publiques. Heureusement, la technologie est un espace démocratique, et grâce aux médias sociaux, on fait circuler nos positions à travers Facebook, Twitter, tout ça. Heureusement! Mais si on était dépendants des médias classiques, traditionnels…
Les médias, eux-mêmes refusent de publier, ou reçoivent-ils des pressions de la part d’autres secteurs?
CJ: Ils reçoivent des pressions, mais ils ne veulent pas publier non plus. Parce que je pense qu’un journaliste qui se respecte, qui parle de journalisme indépendant – à moins que ces mots n’aient plus de sens dans ce pays – devrait avoir le courage de le faire, malgré les pressions.
Et il faut dire, certains journalistes vedettes, par exemple Liliane Pierre Paul, passent toujours nos notes, au contraire des autres.
Bien sûr, ils ne sont pas tenus, non plus, de passer toutes les notes que nous envoyons. On comprend ça. Mais certains médias reçoivent nos notes depuis cinq ans, et n’ont jamais publié une seule ligne sur nous. Nous faisons exprès de les laisser dans nos contacts, on ne les oublie jamais, même si on sait qu’ils ne feront pas circuler.
Un jour, après que j’ai passé une interview dans sa télévision, le responsable média m’a raconté qu’un représentant d’église l’avait appelé pour lui dire : « mais qu’est-ce que vous faites là? Comment faites-vous pour donner la parole à ces personnes? Cela va à l’encontre de notre société, de nos valeurs ». Il ne faut pas oublier que les églises sont très puissantes.
Et elles ont une forte influence. Je me rappelle, quand j’étais en 4ème année, je suis allé voir ma professeure de droit commercial. Elle est juge à la Cour de cassation maintenant. Je lui ai dit « Madame, tu sais, j’ai comme sujet de mémoire Comment l’homosexualité est-elle perçue en Haïti ? ». Et elle-même, qui me disait « l’université c’est un espace de débat et de dialogue », m’a fait comprendre qu’elle n’était pas prête pour m’accompagner, parce que sa conviction religieuse ne le lui permettait pas. Elle me l’a dit comme ça. Ce grand juge, professeure… C’était une déception.
Il y a les églises, et il y a les organisations internationales religieuses également. Regardez ce qui s’est passé dans le Sud après Matthew : ce sont des ONG chrétiennes qui sont allées sur place, pour donner de la nourriture. Et après le tremblement de terre aussi : les ONG avaient annoncé que c’étaient les femmes qui devaient venir récupérer les sacs de riz pour les familles, à cause des bagarres. Mais moi-même, qui ai toujours eu un homme dans ma vie, je n’étais pas admissible! Malgré qu’à l’international, depuis une soixantaine d’années, on parle du droit d’intégration. Sur le terrain ils ont fait autrement.
Et pourtant, justement, les haïtiens accusent souvent la communauté internationale d’« encourager » les homosexuels, voire même d’avoir importé l’homosexualité…
CJ: Oui, on dit ici que c’est l’agenda de l’international. On me dit que je suis payé par les grandes ambassades pour mener ce combat… bon! Heu… moi, descendant d’esclave, je n’ai jamais vu un mouvement LGBT à la française, à l’américaine, encore moins à la canadienne. Et c’est pour cela, dès lors qu’on a commencé, au lieu de parler de communauté LGBTI, on a parlé de communauté M. Parce que nous menons un combat avant tout et surtout pour nos compatriotes haïtiens et haïtiennes. Moi je n’ai jamais vécu à l’étranger, je n’ai pas été étudié dans les grandes universités, comme les autres. Mais par contre, je comprends qu’en tant que citoyen de ce pays, j’ai des droits et des devoirs, et c’est au nom de ces droits et devoirs citoyens, que je me suis organisé avec quelques amis massissi et madivin, qui venaient du même quartier, du même milieu social que moi, pour mener ce combat : avec toutes les lacunes que cela peut avoir. Mais c’est nous qui avons commencé, j’aime le dire aux gens.
On me reproche toujours : « Charlot vous allez trop vite, Haïti n’est pas prête », mais je ne comprends pas ! Je crois, moi, qu’Haïti est prête depuis 213 ans !
Et on n’avait pas de modèles. Il y a d’autres modèles pour les mouvements des femmes, des syndicats, mais il n’y avait pas eu de mouvement LGBTI dans ce pays avant.
Et puis, il faut aussi être cohérent : on défend beaucoup le droit des enfants, par exemple. Si l’international – disons, les USA - font sortir une note sur le droit de l’enfant, tout le monde applaudit! Mais s’il y a une note sur le droit des homosexuels, alors là les Haïtiens disent : « ce n’est pas normal, ce n’est pas notre culture, ce n’est pas encore le moment, ils essaient de nous imposer leur culture, la famille haïtienne, voilà » et toutes ces saloperies.
Ce n’est pas possible, il faut au moins être cohérent.
Je l’ai constaté, même si certains disent défendre les droits humains, pour eux, c’est comme si les droits des personnes LGBTI étaient une chose à part, une chose qu’il faut prendre avec une pincette : « ça va prendre du temps ». On me reproche toujours : « Charlot vous allez trop vite, Haïti n’est pas prête », mais je ne comprends pas ! Je crois, moi, qu’Haïti est prête depuis 213 ans ! Depuis que nous avons combattu pour la liberté, pour l’égalité et la fraternité ! Et cette égalité dont on aime tellement parler, c’est depuis la nuit des temps ! Je n’arrive pas à comprendre qu’on puisse parler d’égalité, et puis, entre les personnes LGBTI et les autres, là alors, l’égalité n’est pas de mise… C’est une incohérence à notre histoire, à notre nature comme peuple !
Quelles sont les raisons pour lesquelles, à ton avis, les organisations de défense des droits humains te répondent qu’Haïti n’est pas prête ? Qu’est ce qui leur fait dire ça?
CJ: Les personnes qui sont dans les organisations de défense de droits humains portent en elles toutes les discriminations de cette société : elles doivent faire un effort sur elles-mêmes. Elles doivent comprendre aussi que les droits de l’Homme sont indivisibles ! Elles doivent comprendre ça. Et elles doivent ainsi commencer à s’inculquer les valeurs des droits humains, comme l’inclusion, la participation, la responsabilité, la collaboration, le respect, la justice, l’équité, l’égalité ! On ne peut pas parler des droits de l’Homme sans ces valeurs, on ne peut pas rester indifférent par rapport à ces valeurs. En tant que Haïtien, en tant que démocrate, il y a des sacrifices à faire. Soit on est démocrate, soit on ne l’est pas. Moi c’est comme ça que je vois la chose.
Certains se sentent confortables pour me dire « Charlot, il faut attendre ! », mais non ! Je n’ai pas à attendre ! On a une république, elle est malade, certes, mais c’est une république que nous nous fixons comme idéal. Et au nom de cette république et de ses valeurs, il faut qu’on tienne compte du respect, de l’égalité, de l’inclusion, de l’intégration, de la non-discrimination. C’est un effort à faire. Les élites intellectuelles, culturelles, économiques pourquoi pas, doivent comprendre cette nécessité d’inclure tout le monde. La communauté M ne figure pas dans l’agenda actuel. On parle de questions d’ordre général : malgré que notre constitution dise clairement que les conventions et traités ratifiés par Haïti deviennent des lois nationales, et abrogent toutes les dispositions de loi qui y sont contraires, hé bien bon… quand on entend les déclarations de certains de nos parlementaires, ce sont des déclarations archi-graves !
C’est facile de parler : même les dictateurs parlent de l’inclusion et des droits de l’Homme. Mais il ne suffit pas de parler de ça ! Il faut vivre ces valeurs ! Il faut que l’humanité arrive à un moment où l’on vit les droits humains. On a besoin de ça dans notre quotidien. Le respect de l’autre, la liberté de l’autre.
Cela va prendre du temps, mais cela vaut la peine de continuer.
Penses-tu que l’État prendra ses responsabilités face à la communauté LGBTI ? Comment y arriver ?
CJ: Il y a deux choses. On a besoin d’une communauté M plus organisée, plus structurée, plus forte. Elle doit être claire sur ce qu’elle cherche, ce qu’elle a comme objectifs, pour un travail de plaidoyer. On n’en est pas encore là. Je dis bien, c’est un mouvement très jeune.
Mais au-delà de la communauté M, il faut une société civile organisée qui ne soit pas morcelée ou à la merci d’un parti du gouvernement, ou qui cherche à avoir les faveurs dans des projets… Parce que comme je l’ai dit, ici, ce sont les mêmes personnes qui sont un peu partout : dans la société civile, dans le pouvoir, dans la presse, dans les églises, jusque dans les organisations de défense des droits humains… Il y a donc beaucoup de conflits d’intérêts dans la société civile, qui empêchent les citoyens de s’unir et d’agir de concert.
Certains ont utilisé la société civile et les mouvements sociaux pour s’enrichir. Pour aller dans les grandes ambassades, dans les grandes villes, dans les grands colloques, pour rencontrer tout le monde. Et dans les faits, qu’est-ce qu’ils font ? Avec leurs femmes, leurs hommes, leurs enfants, avec leurs servantes : quels types de rapports développent-ils ? Avec leurs collègues de travail, leur quartier ? Qu’est-ce qu’ils ont fait pour changer la situation de ceux qui les entourent ? Parce que ce combat c’est tout cela ! Moi-même, j’amène mes parents à m’accepter. Mes frères et sœurs m’ont accepté, mes amis, ma communauté. Je vis toujours dans un ghetto, à Martissant. Ce travail d’acceptation c’est ça. Je ne travaille pas pour le droit des enfants, mais sous mes yeux, je ne peux pas rester indifférent quand on maltraite un enfant. De la même façon, je ne peux pas rester indifférent quand une femme reçoit des bastonnades ! C’est un travail global, si on veut changer, il faut tout changer !
Si on parle de démocratie, ce sont les démocrates qui doivent être les premiers à véhiculer ces valeurs, non seulement, mais aussi à les protéger, à dénoncer l’irrespect de ces valeurs.
Mais on peut se demander s’il existe vraiment des mouvements de gauche dans ce pays. En 2013, Kouraj a décidé d’écrire à tous les partis politiques : les socio-démocrates, les républicains, etc. personne n’a répondu. Ils n’ont même pas répondu, parce que ça ne vaut pas la peine. Ils ne nous considèrent pas comme des citoyens… Et dans les élections 2015-2016, tous les candidats se sont prononcés ouvertement – même ceux qui sont des homosexuels supposés – contre la communauté M. Chacun veut gagner des voix.
Au-delà de cela, je pense que s’il n’y a pas – non pas une unité – mais pour le moins une cohésion dans un combat pour la justice sociale, pour la liberté, pour le respect, pour la démocratie, nous ne pourrons pas avancer. Parce que la démocratie que nous rêvons tous, c’est pour tout le monde ! Pour tous les secteurs ! La justice, c’est pour tout le monde ! Une justice saine, une justice qui n’a pas d’intrusion des politiques au quotidien.
Je dirai que ce n’est pas seulement la communauté M qui doit contribuer au respect de ces lois dans une société démocratique, c’est la société dans son ensemble qui doit se rendre compte. Effectivement, la communauté LGBTI doit être un acteur, voire l’acteur principal dans cet engagement, mais c’est la société dans son ensemble qui doit agir. Je crois aussi qu’il faut tout un travail d’éducation : certains pensent qu’on doit tout attendre de l’international. Ce pays nous appartient, aux personnes de la communauté M aussi, nous devons tous contribuer à son développement.
Que tu dises bonjour ou non au diable, il va te manger. Moi je choisi de dire bonjour au diable qui va me manger.
Il y a ce que je peux faire, et qu’est-ce que l’État doit faire. Parce qu’il existe cette tendance, aussi, à déresponsabiliser l’État. Par exemple, dans la communauté M, parfois je reçois des pressions des victimes. Je dis toujours : « il faut aller par devant la justice ». Ils me répondent : « Non, tu comprends, la justice est malade ». Oui, on comprend la justice est malade chez nous, ça, tout le monde le sait depuis des années. Mais il faut y aller quand même !
Je pense que si on veut changer les choses, il faut tout un mouvement global des droits, des libertés, des populations par rapport à l’État, de façon à ce qu’il prenne ses responsabilités. Il faut mettre la pression à l’État et sa gestion.
Nous avons besoin de leaders. Et pour moi les leaders, ce ne sont pas des gens qui ont une parole le matin et une autre le soir. Non. Je suis pour cette cohérence entre la parole et les actes. On m’a reproché, parfois même dans ma communauté, certaines de mes positions : « Charlot, ce serait mieux de ne pas parler, car quand vous parlez, il y a plus de menaces ». Je le comprends très bien. Mais que l’on parle ou qu’on ne parle pas, il y a toujours des menaces. Comme on dit chez nous : « Di dyab bonjou l’ap mange ou, di pa dyab bonjou l’ap mange ou » : que tu dises bonjour ou non au diable, il va te manger. Moi je choisi de dire bonjour au diable qui va me manger. C’est le choix que j’ai fait.
Certains me disent, « tu n’as pas peur ? »… Bien sûr ! Je comprends que l’on peut m’assassiner à n’importe quel moment. Mais au moins, on va m’assassiner pour ce que je crois. Et au nom de la vérité. Je n’ai pas à faire plaisir à Monsieur-Tout-le-Monde, ou à Madame-la-Foule, non. Je suis dans mon pays, il est du devoir de tout un chacun de respecter tout le monde. Et c’est au nom de cette valeur que je reste dans mon pays et que je continue à militer.
Qui voudrait t’assassiner?
CJ: Les homophobes… Et ce n’est pas peu dire. Ils peuvent être partout, jusque dans la communauté LGBTI elle-même, des homosexuels qui ne s’acceptent pas. Mais aussi les groupes religieux, qui sont très forts, les groupes politiques aussi. Il y a des hommes très puissants qui ont des liens avec les chefs de gang des quartiers populaires. D’ailleurs, leur pouvoir s’assoit sur ces choses-là.
Je fais le choix de rester dans mon pays : d’y vivre, et d’y combattre, pour que chacun se sente en sécurité. Car il n’y a rien de plus grave que de se sentir étranger chez soi.
J’ai eu des propositions de laisser le pays, à maintes reprises, de quitter le mouvement. On me disait : « cela ne vaut pas la peine ». Certaines personnes homosexuelles ici essaient même de me décourager, car nos prises de positions publiques les dérangent, ils préfèrent que l’homosexualité reste une pratique secrète, qui ne concerne que leur chambre. Ils ont peur de réclamer des droits. Alors, cela les rend inconfortables que d’autres le fassent.
Mais je pense qu’on a le droit de se mettre ensemble, de créer des initiatives, d’organiser des événements, comme tout le monde. Il n’y a rien qui puisse empêcher ça. Rien. Pratiquement rien qui puisse empêcher qu’une communauté soit là.
Je fais le choix de rester dans mon pays : d’y vivre, et d’y combattre, pour que chacun se sente en sécurité. Car il n’y a rien de plus grave que de se sentir étranger chez soi.
Voudrais-tu mettre l’accent sur un point en particulier, pour terminer cet entretien?
CJ: Je sais qu’en Haïti tout est possible. Pour moi, c’est la république du tout est possible. C’est une attitude qui me permet d’être concret.
Les gens doivent être toujours en résistance. Je crois que dans cette société, la résistance devrait être le fer de lance. Parce que, même sur les acquis, parfois, il y a des velléités à ce qu’on retourne sur d’anciennes pratiques.
Tout ce que je fais là, je le fais par amour pour mon pays. C’est ce que les gens ne comprennent pas. Mais ils comprendront. Ou pas. Parce que, nos ancêtres ont combattu pour la liberté. Et cette liberté ne doit pas être une liberté au rabais, ou qui favorise un groupe et qui laisse les autres de côté. Elle doit être globale, comme l’avait dit le père de l’indépendance de cette nation : « Toute personne, esclave, une fois touché cette terre, est libre ». Cette terre devrait être une terre de liberté pour tous.
Petit choix de citations, récoltées ça et là, au détour d’une rue, d’un magazine, ou à l’arrière d’un minibus…
« L’homosexualité est une abomination »
« Je ne dois pas tuer quelqu’un. Mais comme l’homosexuel se tue lui-même, alors, je peux le tuer » (citation rapportée par Amélie Baron dans Haïti, Terreur et Tremblements).
« Si les parents haïtiens veulent que leurs enfants ne soient pas des homosexuels, ils doivent commencer de très tôt leur éducation sexuelle, pour mieux les accompagner durant cette période fragile de l’existence qu’est l’adolescence. […] Si les parents se sentent dépassés ils peuvent recourir à un psychologue pour mieux les aider. » Elie Laforce, pour Le Nouvelliste.
« Les pays étrangers nous ont amené de bonnes choses, mais aussi de mauvaises pratiques… l’homosexualité ce n’est pas haïtien. »
« Il y en a partout, même dans notre gouvernement… Tu te rends compte ? »
« Moi je respecte tout le monde. Mais l’homosexualité est une corruption de l’âme, on ne naît pas comme ça. Alors, quand on refuse la participation des homosexuels pour un emploi, ou dans une activité, moi je trouve cela normal. Ce n’est pas de la discrimination ».
« Des droits pour les homosexuels ? Les puissances étrangères veulent mettre de l’argent pour faire leur propagande, alors qu’il y a des gens qui meurent de faim, qu’il n’y a pas de services de santé, qu’il n’y a pas d’école ? Ça c’est de la discrimination ! »
Cet article a initialement été publié sur www.consciencedepoche.org, le blog de Livia Bouvier.
Sources :
Photo de couverture: Katie Orlinsky – Al Jazeera
Amélie Baron : Haïti, Terreur et Tremblement, Têtu n°196, Février 2014.
Quelques mauvais articles sur Le Nouvelliste, par exemple ici.
1. Après avoir traversé l’Amérique du Sud (voir www.consciencedepoche.org), je suis arrivée en septembre 2016 en Haïti, où je travaille comme éducatrice en droits humains, coopérante pour Eirene Suisse. Le but : former des policiers, des juges, des enseignants, mais aussi des leaders communautaires, ou encore des paysans, afin qu’ils connaissent leurs droits fondamentaux, ceux des autres, et qu’ils soient en mesure de les défendre. En parallèle, mon blog, Conscience de Poche, me permet d’analyser de manière très personnelle, des thématiques de près ou de loin liées aux questions de droits humains.
2. Les taps-taps sont des pick-ups customisés en transport publics ; petits bancs latéraux et abris en tôle peinte de millions de slogans du style « Christ Roi » (Kris Roi), « Dieu est bon » (Bondye Bon), « Patience » ou « Merci Jésus »(Mesi Jesi)
3. Entretien réalisé le 16 décembre 2016 avec Charlot Jeudy, dans les locaux de Kouraj.
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