International Le 11 février 2019

L’éducation, proie du conflit

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L’éducation, proie du conflit

Réfugiés syriens et écoliers libanais en classe ensemble @flickr

« Assurer à tous une éducation équitable, inclusive et de qualité » est l’un des principaux objectifs de développement durable. Or, explique Dominique Müller, trop nombreux sont encore les jeunes en situation de migration forcée qui ne bénéficient pas d’un accès digne à l’éducation. L’auteur nous parle des initiatives en cours à l’échelle internationale et du chemin à parcourir.


 

Le 14 décembre dernier, le Conseil fédéral a décidé de ne pas ratifier le Pacte onusien sur les migrations, et de laisser au Parlement le soin d’en débattre d’ici fin 2019. L’absence de la Suisse lors de la signature à Marrakech est d’autant plus déplorable vu son engagement dans le processus de négociations préalables1. Juridiquement non-contraignant, le Pacte vise avant tout à réunir les États signataires autour d’une vision commune. Or, en attendant que les États se réconcilient avec leurs traditions humanitaires, la vulnérabilité des migrants est manifeste, surtout chez les plus jeunes.

 

Des chiffres et des lettres

La signature de ce texte soulignerait la volonté d’une meilleure coopération entre les États, et de protéger la dignité des migrants. Par conséquent, l’un des objectifs vise la garantie d’un accès à l’éducation ; soit la demande auprès des États signataires d’« assurer l’accès des migrants jeunes et en bas âge à une éducation équitable et de qualité (…)»2. L’importance de cet objectif n’est plus à démontrer. Par ailleurs, provocant moins de controverses pour sa part, le Pacte mondial sur les réfugiés souligne, lui aussi, le rôle primordial de l’éducation. Ceci démontre bien que peu importe le statut légal d’un enfant en déplacement, l’éducation reste un droit fondamental. Ainsi, « assurer à tous une éducation équitable, inclusive et de qualité et des possibilités d’apprentissage tout au long de la vie » demeure l’un des principaux objectifs de développement durable3.

Le phénomène migratoire actuel impressionne dans son envergure globale, car il reproduit l’image d’un monde en éruption. Alors que les acteurs internationaux mettent en place leurs machines d’aide humanitaire pour permettre l’accès à l’eau potable, à la nourriture, aux infrastructures sanitaires et autres mesures de protection, ils n’allouent guère de fonds pour l’éducation de la jeune population en déplacement. Selon les derniers chiffres de l’UNHCR, 61% des enfants réfugiés bénéficient d’un accès à une éducation primaire (contre 91% dans le monde en général), et les chiffres sont d’autant plus affligeants pour les adolescents (23% ont accès à l’éducation secondaire) et les jeunes adultes en âge d’étudier dans les hautes écoles (1%). En termes réels, plus de 75 millions d’enfants dans le monde sont privés d’un accès à l’éducation à cause de situations de crises4. Avec les faibles 2% de fonds d’aide humanitaire prévus pour l’éducation5, la communauté internationale échoue dans son devoir de combler les lacunes.

 

Réfugiés syriens et écoliers libanais en classe ensemble @flickr

 

L’impulsion européenne

L’Union européenne connaît un revirement stratégique à cet égard. Le Commissaire européen à l’aide humanitaire et à la réaction aux crises, Christos Stylianides, a augmenté le budget prévu pour l’éducation dans les situations de crise de 2% à 8% en 2018. Eblouissant dans la sincérité de son engagement, il vise même les 10% en 20196. Cette impulsion donnée par une entité aussi bien dotée financièrement que l’UE peut avoir un réel impact. Le plan d’action prévoit notamment d’assurer que les enfants retournent à l’école dans les trois mois suivant leurs premiers déplacements, préservant ainsi au mieux le développement normal des capacités cognitives. De plus, il vise à renforcer la protection des infrastructures et du personnel, ou encore à améliorer davantage la coordination entre les différents acteurs et bailleurs de fonds7. L’UE lance ainsi un signal fort : l’éducation est un moyen fructueux pour sauver des vies, investir dans la paix durable, et ainsi affronter les risques de radicalisation.

Enfin, sur le continent européen, la stratégie prévue est celle de l’immersion. En d’autres termes, les jeunes réfugiés ou migrants sont directement insérés dans les systèmes d’éducation nationaux du pays d’accueil, et non pas isolés dans des camps. En Suisse, le système d’insertion se calque sur cette logique. Pour les plus jeunes, l’immersion dans le système scolaire local est rapide puisqu’ils sont directement affectés dans les classes des écoles publiques du canton d’accueil. Pour les plus âgés, des classes d’insertion sont spécialement prévues en parallèle à l’enseignement public cantonal, notamment pour accélérer l’apprentissage ou la mise à niveau de la langue locale8. Au niveau universitaire, l’exemple du programme Horizon Académique de l’Université de Genève est très parlant. Lancé en 2016, il vise l’accès simplifié aux études supérieures pour les jeunes requérants d’asile. Cette réinsertion facilitée comporte trois dimensions : « l’accès au monde académique (statut d’auditeur), des cours de français, ainsi qu’un accueil et du mentorat étudiant ». Le programme fait donc office de passerelle pour valider une formation universitaire9. Les jeunes personnes en déplacement doivent impérativement acquérir les outils nécessaires pour pouvoir se projeter dans un avenir concret. L’impact psycho-social que l’interruption scolaire peut avoir sur un enfant est largement sous-estimé, et devrait être tout particulièrement pris en considération, sachant que la période de transit s’étend en moyenne sur dix ans.

 

Qualité, coordination et innovation

De nouveaux modèles d’apprentissage, loin du « factory-model », peinent encore à se développer. En effet, les experts s’accordent pour dire qu’il est impératif de repenser les structures éducatives de manière innovante, et de miser sur des partenariats plus flexibles pour assurer l’accès pour tous, y compris pour les filles. En d’autres termes, on cherche des solutions plus inclusives, moins ponctuelles, bénéficiant d’inputs du secteur privé afin de réaffirmer le rôle de l’éducation comme moyen de subsistance. La qualité y joue un rôle crucial. Les dispositifs éducatifs mis en place à la va-vite, communs dans les camps de réfugiés, ne correspondent pas aux standards nécessaires pour un développement intellectuel adéquat. Il est impératif de garantir une approche personnalisée, au moyen d’un feedback continu. La formation des enseignants est à cet égard cruciale, notamment pour assurer l’enseignement dans les langues requises.

Cependant, la mise à disposition d’un cadre formel, soit d’un réseau de coordination approprié pour un apport de qualité concret, demeure imparfaite. A ce jour, l’initiative International Network for Education in Emergencies (INEE) est le plus large réseau existant, faisant ainsi office de référence en la matière. Ce réseau de partenariats stratégiques développe des normes et des outils pour coordonner les activités en lien avec l’éducation en situation d’urgence (de la construction de bâtiment au matériel d’enseignement, en passant par le manuel pédagogique et les méthodes de financement)10.

Les facteurs d’innovation se trouvent, eux, non seulement dans l’approche éducative, et dans l’accès aux supports numériques, mais également, et surtout, dans l’élargissement des champs d’activités. Répondre à des problématiques telles que l’accès à l’éducation pour les filles et les jeunes adultes est ainsi primordial. Pour de nombreux professionnels du domaine, la promotion de l’accès à l’éducation pour les filles est un facteur décisif d’innovation11. Plan International, une ONG, se démarque dans son action visant à créer des programmes, qui soient inclusifs et qui offrent la possibilité aux filles (dont l’exclusion du système d’éducation se compte en millions) d’obtenir des formations de base12. L’éducation doit être un moyen de s’émanciper, mais également d’acquérir les outils nécessaires pour contrer toute influence radicale, et ainsi trouver un avenir dans la société d’accueil. Or, les initiatives et programmes d’éducation innovants destinés aux adolescents et jeunes adultes sont plus rares. On notera le travail d’Opening Universities for Refugees (OUR) qui, en partenariat avec l’UNHCR et plusieurs universités d’Asie et d’Océanie, propose un réseau de soutien et des bourses d’études pour des jeunes réfugiés. Il s’agit ainsi également de sensibiliser davantage la communauté internationale aux besoins d’une partie de la population migrante souvent ignorée et laissée pour compte13. La multiplication des initiatives, positive en soi, souligne bien la nécessité d’un travail de fond en matière de coordination, indispensable pour mettre en place des modèles d’apprentissage de qualité pendant les périodes de transit.

Un manque de remise en question priverait les générations futures d’une diversité d’opinions nécessaire pour envisager un avenir moins conflictuel. L’Histoire a démontré que la perte d’une génération entraîne la perte d’une autre, et que la reconstruction démocratique et économique ne peut que passer par l’éducation. Il est temps de poser les crayons, d’apprendre les leçons, et d’agir.

 


Références

1 Voir à ce sujet : Emmanuel Deonna, Global compact for migration controversies over an important agreement, 16 janvier 2019, https://www.jetdencre.ch/global-compact-for-migration-controversies-over-an-important-agreement

2 ONU, Conférence intergouvernementale chargée d’adopter le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, Objectif 15, https://undocs.org/fr/A/CONF.231/3

3 UNHCR, Education, https://www.unhcr.org/fr/education.html

4 NORRAG, Towards evidence-based financing for education in emergencies, May 2018, https://resources.norrag.org/resource/139/towards-evidence-based-financing-for-education-in-emergencies#print

5 Conférence IHEID, When education becomes a victim of conflict – preventing lost generations, organized with the EU delegation to the UN and other international organisations, 30 November 2018

6 Union Européenne, Commission européenne, Communication from the Commission to the European Parliament and the Council on Education in Emergencies and Protracted Crises, https://ec.europa.eu/echo/files/news/Communication_on_Education_in_Emergencies_and_Protracted_Crises.pdf

7 Union Européenne, Commission européenne, Communication from the Commission to the European Parliament and the Council on Education in Emergencies and Protracted Crises, https://ec.europa.eu/echo/files/news/Communication_on_Education_in_Emergencies_and_Protracted_Crises.pdf

8 François Rastoldo et Annick Evrard, L’intégration scolaire des jeunes migrants à Genève, www.csps.ch/bausteine.net/f/51502/Rastoldo_Evrard_160416.pdf?fd=3

9 Université de Genève, Horizon Académique, https://www.unige.ch/horizon-academique/

10 INEE, Un réseau international pour l’éducation en situations d’urgence, https://www.ineesite.org/fr/ce-que-nous-faisons

11 Conférence IHEID, When education becomes a victim of conflict – preventing lost generations, organized with the EU delegation to the UN and other international organisations, 30 November 2018

12 Plan International, Girls education, https://plan-international.org/education/girls-education

13 Opening Universities for Refugees (OUR), https://initiativeour.org/about-us/

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