Économie Le 5 mai 2013

La marche forcée vers un grand marché transatlantique unifié

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La marche forcée vers un grand marché transatlantique unifié

© fn51.fr

La création d’une union économico-politique réunissant dans un seul bloc les États-Unis et l’Union Européenne est plus que jamais d’actualité. De la bouche même de Karel de Gucht, commissaire européen chargé du commerce et un des principaux responsables de la mise en place de futures négociations concrètes à ce sujet, un accord de ce type «deviendra la norme, non seulement pour nos prochaines bilatérales concernant le commerce et l’investissement, mais aussi pour le développement  de règles globales (…) qui participeront à définir l’environnement économique futur du monde»1. Juan Manuel Barroso, de son côté, soulignait que, malgré les nombreuses difficultés que suppose la mise en place de cet accord, ce dernier constituera «le plus important accord bilatéral jamais signé [entre les USA et l’Union Européenne]»2.

Début février de cette année, une avalanche de déclarations et de communiqués de presse, mentionnés uniquement par les observateurs attentifs, s’est abattue sur les sites web des principaux organes du pouvoir européen. A bien y regarder, cette effervescence a été déclenchée par la parution, le 11 février, du rapport final établit par le High Level Working Group on Jobs and Growth (HLWG). Cet organe, une commission d’étude transatlantique établie en novembre 2011 par les principaux responsables états-uniens et européens, avait pour but :

«d’identifier les politiques et les mesures à mettre en place afin d’augmenter les échanges commerciaux et l’investissement, et de soutenir mutuellement les effets bénéfiques de la création d’emploi, de la croissance économique et de la compétitivité, en travaillant étroitement avec le secteur public et les intervenants des groupes du secteur privé, et en faisant appel de manière appropriée aux relations et aux mécanismes déjà existants»3.

L’objectif affiché était donc ni plus ni moins que l’analyse des différentes modalités d’actions politiques et juridiques disponibles en vue de l’expansion du commerce transatlantique et de la création d’un grand marché unifié entre les deux rives de l’Atlantique nord.

Ce rapport faisait suite à plusieurs déclarations émanant des plus hautes sphères du pouvoir européen, et allant dans le sens de la création d’un marché atlantique commun. Le 7 février, le site Neurope.eu révéla que le développement des relations commerciales avec les États-Unis serait une des priorités de la nouvelle présidence irlandaise du Conseil de l’Europe. Cette dernière annonça en effet lors de la séance du Conseil européen du 7 février qu’elle «ferait avancer les recommandations retenues par le High Level Working Group on Jobs and Growth, incluant la mise en place d’une nouvelle génération d’agrément de libre-échange et d’investissement entre les USA et l’UE»4 capables de maximiser le potentiel de la coopération transatlantique.

Le lendemain de cette déclaration, dans un autre article publié sur Neurope.eu rapportant des propos émis par l’agence de presse Reuters, on pouvait lire que «le premier jet des propositions [concernant la mise en place d’un accord de libre échange entre les USA et l’UE] avancées par Karel de Gucht, commissaire européen chargé du commerce, et Ron Kirk, le représentant au commerce américain, est presque terminé, et que les négociations pourront commencer dans les mois qui viennent.»5 Ces propositions renvoyaient en fait aux conclusions finales que le HLWG allait rendre publiques trois jours plus tard.

© fenetreeurope.com

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Le 12 février, parallèlement à ces déclarations, Barack Obama, dans son discours sur l’état de l’union (aussi disponible ici en vidéo), donna son feu vert au début des négociations portant sur la mise en place de cette future union économique. Faisant écho aux conclusions positives émises par le HLWG, et venant confirmer les attentes des commissaires européens formulées lors de la dernière réunion du Conseil, les propos du président américain tombèrent à pic. Ils laissent cependant augurer de la tenue d’âpres discussions sur des sujets ayant déjà fait couler beaucoup d’encre par le passé, comme les réglementations portant sur le commerce des produits agricoles et le traitement des informations numériques, sur lesquels il sera pourtant impératif de trouver un terrain d’entente.

Vital Moreira, membre de la Commission du commerce international (International Trade Commitee) et responsable européen des relations avec les USA, a d’ailleurs souligné dans un article du 22 février paru sur Neurope.eu que «le plus gros problème dans les négociations concernerait les normes sanitaires des plantes et de la viande». Nous apprenons aussi dans ce même article que les autres sujets d’inquiétude relevés par les membres du Parlement européen, par ailleurs largement favorables à cet accord de libre-échange, sont notamment les droits de propriété intellectuelle ainsi que les divergences juridiques et idéologiques existant de part et d’autre de l’Atlantique concernant les organismes génétiquement modifiés (OGM) – couramment consommés aux États-Unis mais pas en Europe –, ainsi que l’utilisation du bœuf aux hormones ou du poulet chloré. Un marché commun supposerait en effet que les produits venant des USA, y compris les OGM, soient largement distribués, de manière non régulée, sur l’ensemble du territoire européen.

Selon les estimations6, et malgré les évidentes difficultés qu’elle suppose, la signature définitive de cet accord de libre-échange serait cependant susceptible de booster le PIB européen et états-unien de 0.5 %, ce qui équivaudrait à plusieurs millions d’euros chaque année. Le 18 avril dernier, à Dublin, lors d’une rencontre informelle entre plusieurs ministres européens du commerce (dont Karel de Gucht), une date précise a été évoquée quant à la mise sur pied concrète d’un Partenariat transatlantique sur le commerce et l’investissement. C’est en présence de Mike Froman, conseiller américain au commerce international venu spécialement des États-Unis pour l’occasion, que la fin du mois de juin a été retenue. L’échéance prévue pour la mise en place effective d’un marché unique se  situe, elle, selon toute vraisemblance, à l’horizon 20157.

Une ambition géocivilisationnelle

Derrière les beaux discours sur la croissance, l’emploi et la compétitivité, l’ambition à terme d’une telle alliance économique est de fondre dans un bloc politique et culturel unifié les continents européen et nord-américain, en traçant des frontières allant de San Francisco à la Russie (cette dernière n’entrant pas dans les limites assignées au monde «occidental», cf. carte ci-dessous). Comme le souligne très bien le sociologue Jean-Claude Paye, «un processus d’absorption de l’Union européenne dans l’espace économique états-unien»8 est en cours, devant à terme déboucher sur une uniformisation politique et culturelle des deux blocs.

Carte publiée pour la première fois dans l’édition du 1er septembre 1990 de l’hebdomadaire britannique « The Economist », et reprise in BOARDMAN Terry, Mapping the millenium, Temple Lodge (1998), p.54 Cette carte est une projection symbolique du monde tel qu’il devrait être dans le futur. Nous y voyons plusieurs blocs géocivilisationnels distincts. On remarque clairement que l’Europe est accolée à l’Amérique du nord, et que l’océan Atlantique a été déplacé symboliquement de façon à séparer l’Europe de l’est et la Russie.

Carte publiée pour la première fois dans l’édition du 1er septembre 1990 de l’hebdomadaire britannique « The Economist », et reprise dans BOARDMAN Terry, Mapping the millenium, Temple Lodge (1998), p.54. Cette carte est une projection symbolique du monde tel qu’il devrait être dans le futur. Nous y voyons plusieurs blocs géocivilisationnels distincts. On remarque clairement que l’Europe est accolée à l’Amérique du nord, et que l’océan Atlantique a été déplacé symboliquement de façon à séparer l’Europe de l’est et la Russie.

Ce processus, s’il devait arriver à son terme, aurait plusieurs implications concrètes qu’il est important d’avoir en tête pour comprendre l’ampleur des conséquences d’un tel rapprochement. Tout d’abord, dans la continuation du mouvement d’américanisation de l’Europe s’étant mis en place depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale9, il est plus que probable que l’unification transatlantique se fera sur le modèle économico-culturel nord-américain10, empêchant tout développement identitaire indépendant de l’Europe. L’influence américaine en Europe est déjà visible de facto dans nombres de think tanks11 et autres institutions transatlantiques, présentes depuis longtemps sur le continent, et dont l’OTAN est certainement une des plus représentatives.

Les influences institutionnelles supra-continentales induites par un marché unique auront aussi leur pendant dans la perte croissante de souveraineté des démocraties européennes, et en dernier ressort agiront directement sur les politiques sociales et environnementales, qui, rappelons-le, divergent fortement de part et d’autre de l’Atlantique sur toute une série de critères, que les débats autour de l’agriculture et des OGM cristallisent.

Il s’agit donc de penser cette construction transatlantique sous deux angles bien spécifiques, celui de l’économique et celui du politique. La mise en place de nombreuses lois harmonisant les réglementations concernant les biens et les services échangés, devant déboucher sur la création d’un grand marché transatlantique unifié, n’est que l’une des faces du processus d’intégration. La seconde est la création d’une Fédération transatlantique ayant pour base une défense commune (existant déjà de facto avec l’OTAN), et des réglementations monétaires unifiées. De fait, dans une résolution du Parlement européen datant du 25 avril 2007, est mentionné à l’alinéa 35 que :

«Les échanges interparlementaires existants devraient être graduellement transformés en une « assemblée transatlantique » (…)»

Cette assemblée transatlantique, regroupant des membres du Congrès américain et du Parlement européen, serait alors, si elle se mettait en place, la première expression concrète de la mise sur pied d’une réelle Fédération transatlantique.

On apprend par ailleurs que la perspective de créer une monnaie transatlantique commune, qui pourrait notamment s’appeler l’euro-dollar, fut un des sujets discutés lors de la séance du CET du 13 mai 200812. Une telle union monétaire serait en fait la suite logique de la création d’un marché commun unifié et de la mise en place d’institutions politiques transatlantiques.

En définitive, il semble que la construction transatlantique se fasse à peu de chose près sur le même modèle que celle de l’Union Européenne depuis les années 1950. Tout commence par une union économique (création d’une communauté du charbon et de l’acier pour l’Europe en 1952), conduisant à une intégration économique et politique progressive (Traité de Rome en 1957) débouchant à terme sur une union monétaire (le passage à l’euro en 1999).

A n’en pas douter, le rapprochement transatlantique se fera de cette manière, et les faits avancés tout au long de cet article viennent appuyer la réalité de ce processus. Quelles que soient ses conséquences culturelles et sociales, il tient à cœur aux responsables de Washington et de Bruxelles. Comme affirme à ce sujet un symposium de la Fondation Bertelsmann datant de juillet 2003 :

«En raison des défis globaux, il n’y a pas d’autre alternative qu’une alliance transatlantique. Le diagnostic est posé et la thérapie doit commencer. Qui veut positivement changer le monde, doit utiliser le potentiel transatlantique. Le partenariat transatlantique reste la force décisive qui façonne la politique mondiale13

Il est difficile de prévoir actuellement quel sera le résultat des débats récents sur le sujet, mais il n’est pas utopique de penser, au vu des moyens mis en œuvre, qu’ils finiront par aboutir à un accord concret. Cela pose de graves questions aux populations européennes, notamment en termes d’implications sociales, environnementales et culturelles. Mais, au regard de l’opacité entourant les discussions politiques actuelles, cela interroge aussi sur l’avenir de nos démocraties occidentales. Autant de sujets sur lesquels il est impératif de faire toute la lumière. Ce sera l’enjeu principal de ces prochaines années pour tous ceux qui s’y intéressent, journalistes et spécialistes confondus. Il en va de l’avenir de l’Europe et du monde.

Copyright © 2013 Martin BERNARD Nouvelles alternatives. Tous droits réservés


[1] http://www.neurope.eu/article/eu-us-trade-negotiations-launched-soon (23.02.2013)

[2] http://www.neurope.eu/article/eu-us-trade-agreement-biggest-deal-ever-says-barroso

[3] Interim Reports to Leaders from the Co-Chairs EU-U.S. High Level Working Group on Jobs and Growth, Introduction, 19 Juin 2012.

[4] http://www.neurope.eu/article/eu-us-trade-relationship-priority-irish-presidency (07.02.2013)

[5] http://www.neurope.eu/article/eu-us-may-start-fta-negotiations (08.02.2013)

[6] http://www.neurope.eu/blog/transatlantic-trade-offs (26.02.2013)

[7] Ibid.

[8] PAYE Jean-Claude, « Le futur grand marché transatlantique », 2009, réseau Voltaire (www.voltairenet.org)

[9] Cf. documentaire Comment sommes-nous tous devenus américains ?(2007), disponible ici : http://www.youtube.com/watch?v=c_IlAOAIdAI

[10] C’est-à-dire pour faire court le néolibéralisme et la société de consommation.

[11] Comme le German Marschall Fund, The Chatham House ou la Fondation Bertelsmann

[12] Voir l’article de Pierre Hillard intitulé « La fondation Bertelsmann au service d’un marché transatlantique et d’une gouvernance mondiale », disponible sur le réseau Voltaire à l’adresse suivante : http://www.voltairenet.org/article160130.html

[13] Cité in HILLARD Pierre, « La fondation Bertelsmann au service d’un marché transatlantique et d’une gouvernance mondiale », pp. 2-3 (lien de l’article à la note précédente).

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