Société Le 25 février 2013

Genève, future ville du botellón ?

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Genève, future ville du botellón ?

« Selon la prophétie, toute forme de vie disparaîtra et ceci sera nommé l’Apocalypse… A Genève, nous appelons ça le weekend. » © www.notrebruit.ch

Choc à Genève !

La nouvelle a fait l’effet d’un pavé dans la mare : 28 bars de la région genevoise devront fermer boutique à minuit !

En effet, dans un courrier recommandé datant du mardi 5 février 2013, le Service du Commerce rejette la demande annuelle des tenanciers de ces établissements de prolonger leur ouverture jusqu’à deux heures du matin. La raison principale évoquée par Pierre-François Unger (magistrat de tutelle du SdC) pour justifier ce refus est l’augmentation des plaintes pour nuisances sonores formulées par les riverains. Cette décision a soulevé un tollé, notamment sur les réseaux sociaux, et plusieurs contre-attaques s’organisent : un recours sera présenté à la Cour de Justice et une manifestation protestataire est prévue le 2 mars, de minuit à 2 heures, sur la plaine de Plainpalais. Cette initiative émane de la Jeunesse Socialiste genevoise et les Jeunes Libéraux-Radicaux ont immédiatement annoncé, dans un communiqué du 10 février, qu’ils allaient également y participer ; ce qui démontre un certain consensus autour de la question.

La décision de restreindre les horaires d’ouverture de certains établissements populaires des soirées genevoises va-t-elle véritablement changer quelque chose ? Il semblerait que le débat soit en réalité plus vaste. Actuellement en Erasmus à Madrid, il m’est permis de constater que cet argument est secondaire : les jeunes gens désireux de faire la fête « dehors » (je veux dire par-là hors de son chez soi) se moquent pas mal de savoir si tel ou tel bar fermera à 22h, minuit ou au bout de la nuit. C’est qu’il existe ici une pratique massive du botellón, littéralement la « rencontre nocturne de jeunes gens dans l’espace public dans le but de se retrouver, parler et boire (des boissons alcoolisées ou pas) »1.

La problématique est lancée : la question de l’espace public et de son « occupation » ou de son « utilisation » peut se révéler primordiale dans la compréhension de ces conflits bars-jeunes-voisinage dans les deux villes. La décision de fermer ces bars à minuit à Genève conduira-t-elle à une pratique intensive du botellón comme c’est le cas à Madrid ?

Il faudra désormais se dépêcher de finir sa canette à Genève ! (c) Groupe Facebook « Notre bruit leur bruit »


Petite géographie des nuits genevoises

L’affaire, révélée par la Tribune de Genève2, met en exergue un certain ras-le-bol des citoyens habitant à proximité de ces lieux de rencontre. Le 30 janvier 2013, une pétition est envoyée par les habitants de la rue de l’École-de-Médecine et ses environs au conseiller d’État Pierre Maudet, au maire de Genève Rémy Pagani, à la cheffe de la police Monica Bonfanti et au Service du Commerce. Bien entendu, on ne peut que saluer la rapidité d’intervention des politiciens genevois (courrier du SdC reçu par les patrons des bars concernés le 5 février), très coutumiers du fait au demeurant…

Où sont situés ces établissements ? Majoritairement dans trois sites, considérés par la TdG comme les « points chauds » de Genève (chacun pourra se faire une interprétation de ce qualificatif) : six à la Rue de l’Ecole-de-Médecine à Plainpalais, six à la Rue Henri-Blanvalet aux Eaux-Vives et quatre à la Rue Vautier à Carouge.

Liste complète des lieux concernés : http://www.tdg.ch/geneve/actu-genevoise/Decouvrez-la-liste-des-28-bars-qui-vont-devoir-fermer-a-minuit/story/20218294

Le problème, c’est que l’on nage en plein « paradoxe urbain » car ces bars très fréquentés se situent dans des quartiers fortement peuplés. C’est l’éternelle question de l’œuf ou la poule : « le locataire n’avait qu’à pas habiter là » versus « les bars doivent impérativement se localiser dans les zones industrielles, « hors de la ville » ». Malheureusement, la situation « géographique » est ce qu’elle est et pourra difficilement être résolue à court terme. Ce n’est pas faute d’avoir essayé pourtant !

© www.notrebruit.ch

 

Tentatives de résolution des conflits vouées à l’échec

En effet, au cours de nombreuses médiations entre riverains et patrons de bars, des solutions ont été élaborées : isolation sonore des établissements, service dans des verres en plastique, engagement de « chuchoteurs » enjoignant les fêtards à baisser le ton et à quitter les lieux après la fermeture. Des mesures coûteuses mais nécessaires afin d’assurer la tranquillité du voisinage. Malgré cela, cette mesure drastique annoncée uniquement un mois à l’avance mettra en difficulté les bars concernés. Comme le rappelle Emilien Largeron, gérant du Café du Lys à la rue de l’École-de-Médecine, 20% du chiffre d’affaires mensuel est réalisé le weekend entre minuit et deux heures du matin3. La fermeture anticipée de ces 28 lieux pourrait certainement mener à la baisse immédiate de leur chiffre d’affaire, entraînant des licenciements de personnel, voire la fermeture complète de certains d’entre eux. Par ailleurs, l’augmentation des nuisances pour le voisinage peut également être mise en parallèle, plus ou moins directement, avec d’autres interventions à l’échelle des communes et/ou du canton. Par exemple, la décision de la commune de Carouge de fermer toutes ses terrasses à minuit peut, en partie, expliquer la récente augmentation de l’affluence à la rue de l’École-de-Médecine. De plus, la loi cantonale sur l’interdiction de fumer dans tous les lieux publics déverse inévitablement son lot de fumeurs dans les rues de Genève.

© www.notrebruit.ch

On a tendance à l’oublier, mais les tenanciers de bars n’ont plus aucune autorité sur les fêtards en dehors de leur établissement ! Comme le souligne un communiqué de presse du Grand Conseil de la Nuit4, il a été proposé aux autorités d’assurer une présence de la police municipale à la fermeture afin de disperser les jeunes et de permettre le retour au calme de la zone, mais cette demande n’a pas été accueillie. Apparemment, les agents municipaux ont plus important à faire.

À noter encore que la grande majorité des plaintes émises par le voisinage sont adressées après les heures d’ouverture des bars, ce qui montre que la racine du problème est à aller chercher autre part.

Voici encore deux images publiées par le groupe Facebook « Notre Bruit Leur Bruit » (http://www.facebook.com/notrebruit?ref=ts&fref=ts) illustrant avec humour la thématique de cet article.

 

Vers l’augmentation des botellónes ?

En réalité, les nuisances sonores ne vont-elles pas simplement se déplacer ailleurs ? C’est la crainte de Jean-Luc Piguet, vice-président de la Société des Cafetiers : « Cette décision signe le retour des botellón (sic) et des coins clandestins » 5, clame-t-il!  Venons-en donc à ce fameux botellón : en quoi consiste-t-il ?

Selon une ordonnance de la mairie de Madrid, datant de 2010, un botellón se définit comme « un groupe nombreux de personnes qui consomment des boissons alcoolisées dans un espace extérieur et durant un horaire nocturne, provoquant ainsi des nuisances pour les voisins. »6 Cette définition, émanant d’un acteur institutionnel, n’est de loin pas neutre puisqu’elle insiste sur les effets néfastes de cette pratique et sur la consommation d’alcool (en réalité, bien que la majorité le fasse, beaucoup de jeunes consomment également des substances non-alcoolisées). Depuis la « loi anti-botellón » de 2002 (Ley antibotellón), la consommation d’alcool sur la voie publique entraîne une amende pouvant atteindre jusqu’à 300 euros dans la capitale espagnole. Malgré cela, cette pratique ne semble pas régresser et les chiffres le démontrent : les amendes augmentent d’année en année pour arriver à un total de plus de 60’000 contraventions pour l’année 2009 (165 par jour en moyenne !)7.

Un catalogue varié de propositions, plus ou moins loufoques pour certaines, afin de lutter contre ce phénomène a agité le débat public en Espagne et ce, sans résultat probant ; des mesures coercitives (renforcement de la présence policière, par exemple) aux mesures persuasives (dont une proposition pour promouvoir la « Diète méditerranéenne » chez les jeunes, dans le but de les faire consommer plus de vin et de bière et moins d’alcool fort).

Qu’en est-il de notre bonne vieille Confédération ? Étrangement, les autorités genevoises avaient autorisé, sous conditions, la tenue d’un « macro-botellón » dans le parc des Bastions le 22 juillet 2008. Petite précision de vocabulaire : on parle ici d’un « macro-botellón » car celui-ci avait été organisé via les réseaux sociaux et visait l’affluence d’un très grand nombre de personnes. En revanche, un botellón « classique »  est une réunion plus spontanée d’un nombre plus réduit de participants. Cet évènement était le premier du genre en Suisse (officiellement tout du moins), et semblable rassemblement avait été refusé la même année à Berne, Lausanne et Zurich. Mais est-il réellement possible d’interdire une telle pratique ? À ce propos, Pierre Maudet avait alors déclaré : « si nous avions interdit le botellón dans le parc des Bastions, les jeunes auraient trouvé un autre endroit et se le seraient communiqué via internet. »8 À noter encore les conditions nécessaires demandées à l’époque par la Ville de Genève pour la tenue de cet évènement : constitution d’une brigade de volontaires pour nettoyer et surveiller les lieux, présence policière et stands d’associations pour la prévention de l’alcoolisme et des drogues, horaires de 21h à 2h du matin…oui oui, vous avez bien lu !

 

Origine d’une pratique devenue tradition en Espagne

En Espagne, il existe une pratique massive du botellón. En effet, selon une enquête de l’EDADES (Encuesta Domiciliaria sobre Alcohol y Drogas en España), 99,8% des adolescents boivent pendant le weekend et 65,3% le font dans des espaces « ouverts », c’est-à-dire précisément en botellón9. Mais attention ! Ces chiffres peuvent s’avérer trompeurs : boire un verre avec des amis ne signifie pas nécessairement se bourrer la gueule ! Selon la psychologue Laura Rojas Marcos, le phénomène botellón est une conséquence de « facteurs culturels typiques d’Espagne » comme « l’importance des relations sociales » et le fait que boire un verre entre amis (de tout âge) est quelque chose « d’habituel »10.

À l’origine du mouvement, les nombreuses ferias (sorte de fêtes de village se rapprochant plus ou moins aux vogues de la région genevoise) organisées à travers toute l’Espagne où la consommation d’alcool dans les rues atteint des sommets. La fête de San Fermin à Pampelune en est l’exemple le plus célèbre. Ce type de réunions occasionnelles a fini par devenir la règle et, tous les weekends, des botellónes s’organisent spontanément sur tout le territoire ibère.

D’un point de vue moins « scientifique », quand on demande aux locaux une explication sur l’existence de ce phénomène, les réponses sont, comme qui dirait, plus pragmatiques : « pour 8-10 euros en boîte tu as une seule copa (consommation). Pour le même prix, en grandes surfaces tu as une bouteille d’alcool entière avec tes mélanges que tu peux partager avec 3-4 amis. » L’argument financier serait donc la principale raison poussant les jeunes à se réunir dans l’espace public afin de se rencontrer, boire, parler et écouter de la musique. Est-ce vraiment si simple que ça ?

 

Appropriation de l’espace public

Comme on l’a vu au début de cet article, un botellón est une réunion de jeunes dans l’espace public, c’est-à-dire « à l’extérieur ». Pourquoi donc une telle pratique? Plusieurs réponses sont possibles. Premièrement, ceci est dû tout simplement au manque de lieux de loisirs nocturnes ainsi qu’au contournement des limitations d’horaires imposées aux quelques établissements existants11 (cela ne vous rappelle rien ?).

Certains auteurs, à l’instar du journaliste de El Païs Armando Fernandez Steinko, évoquent plutôt des caractéristiques sociales. Selon lui, les jeunes Espagnols restent vivre de plus en plus tard chez leurs parents en raison notamment de la crise, des loyers qui augmentent ou encore de l’élévation du coût de la vie. Ils ont besoin d’un « salon » dans lequel se réunir avec leurs amis. Or, ce n’est pas possible chez eux puisqu’ils doivent composer avec parents, frères et sœurs et parfois même grands-parents. Le salon va devenir la rue, un parc ou une place ; lieux d’autonomie virtuelle à défaut de jouir d’une autonomie réelle. Cet argument est intéressant car, vous comme moi, avons remarqué que quand un ou plusieurs de nos amis emménagent dans leur propre appartement (ou en colocation), l’endroit devient très vite le nouveau QG de la bande. Pour le plus grand bonheur des voisins…de pallier ! La pratique du botellón suppose donc, toujours selon A.F. Steinko, l’utilisation de l’espace public non comme un bien commun mais comme un bien privé ! Ainsi, dès jeudi soir, le centre de la capitale espagnole devient le gigantesque salon privé de la jeunesse madrilène. Et pas seulement à Madrid ! En effet, les nuits des principales villes espagnoles se sont transformées depuis la fin des années 1990 avec cette nouvelle pratique de divertissement nocturne qui a entraîné le déferlement d’un grand nombre de jeunes se réunissant dans leurs rues, leurs places et leurs parcs.

Les jeunes gens ont toujours eu besoin de leur espace propre ; ceci n’est évidemment pas une nouveauté, je ne vous apprends rien (demandez à vos petits bouts-de-chou de frères et sœurs adolescents le cas échéant). En revanche, ce qui a changé ces dernières années, c’est qu’avec Internet et les réseaux sociaux, les relations interpersonnelles ont augmenté de façon exponentielle. En pratique, cela nécessite des espaces toujours plus vastes, afin que tout le monde puisse se rencontrer. L’espace public devient la seule alternative possible, le seul lieu où il est possible de rencontrer un maximum de « semblables » pour rire, partager des expériences communes, discuter, etc. Comme le dit Juan Carlos Ballesteros, sociologue à l’Université Complutense de Madrid, la pratique du botellón est une « forme de construction d’un espace propre »12 ; l’espace public urbain est un lieu identitaire pour la jeunesse, approprié selon une logique de temps (le weekend, de 21h aux premières lueurs du matin) et d’espace (la rue, les places, les parcs).

Ces lieux d’appropriation sont d’ailleurs très souvent localisés à proximité des quartiers et des rues très fréquentés en raison de la concentration de bars et de boîtes de nuit. C’est d’ailleurs principalement pour cette raison que fermer les bars à minuit n’y changera rien ! L’offre des établissements populaires des nuits genevoises ou madrilènes attirent également les jeunes pratiquant le botellón. L’exemple le plus typique est la Place du Marché, à Carouge : lieu de rendez-vous favori pour les jeunes gens dégustant leurs propres nectars, situé à 20 mètres seulement des quatre bars incriminés par le Service du Commerce à la rue Vautier.

 

Genève, future « home of botellón » ?

Interdire les botellónes relève de la mission impossible. Pourquoi ? Car « Les jeunes contourneraient la norme et chercheraient de nouveaux endroits pour se réunir. Ils ont besoin d’un espace et la société doit pouvoir le leur fournir, autrement ils le chercheraient et se l’approprieraient par eux-mêmes, comme c’est le cas aujourd’hui. Ceci est le problème principal. Il faut intégrer les jeunes à l’ensemble de la ville, dans laquelle ils devraient pouvoir avoir à disposition des espaces répondant à leurs besoins. »13

Telle est la conclusion d’une étude de Carlos Gomez Bahillo et Eva Ezquerro Villarroya sur la pratique du botellón dans la ville de Saragosse en Espagne.

À Genève, la demande nocturne de la population n’est clairement pas assouvie. Une décision comme celle prise par le Service du Commerce il y a deux semaines ne pourra mener qu’à deux conséquences : soit les noctambules se tourneront vers les établissements pas (encore) concernés par cette restriction d’horaires d’ouverture, les mettant de ce fait eux aussi en danger, soit les botellónes essaimeront un peu partout dans la cité de Calvin ces prochaines années.

En conclusion, on ne peut pas criminaliser l’ensemble d’un groupe (jeunes et moins jeunes, amateurs de « verres entre amis » à Genève) désirant se divertir uniquement parce qu’une minorité en abuse. Il devient urgent de trouver un compromis entre droit au loisir et droit au repos. Il faut se rendre à l’évidence, les jeunes genevois ne cherchent pas des lieux où tout casser, se battre et empêcher de plein gré le voisinage de dormir, mais bien des espaces où se rencontrer, socialiser, échanger. N’est-ce pas là finalement l’identité même d’une ville ? La mixité, la rencontre, l’échange…le bruit (du tram, des sirènes, des camions-poubelles, des jeunes fêtards raisonnables).

Seul l’avenir nous dira de quoi les nuits genevoises seront faites. En attendant, j’entends déjà au loin le chant réunificateur de la jeunesse madrilène : Alcohol ! Alcohol ! Alcohol ! Hemos venido, a emborracharnos, y el resultado nos da igual ! (Alcool ! Alcool ! Alcool ! Nous sommes venus pour nous soûler, et peu importe le résultat !). Joyeux présage d’une soirée qui commence à minuit et finira bien après deux heures…

 


Commentaires

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LM

Article intéressant. Je doute néanmoins que la fermeture des bars à minuit causera une multiplication des "botellónes" à Genève. Comme…

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LM

Article intéressant.

Je doute néanmoins que la fermeture des bars à minuit causera une multiplication des « botellónes » à Genève. Comme souligné dans l’article, une des causes – à mon avis celle principale – de ce phénomène est l’aspect économique. À côté de cela, celui socioculturel joue aussi un rôle fondamental.

La possibilité de boire ailleurs (dans des bars), n’influence que très peu l’étendue de cette pratique. Ceci est d’ailleurs confirmé par la vie nocturne d’une ville comme Madrid, où l’offre infinie de bars n’empêche pas l’existence des « botellónes ».

Si l’étendue de ce phénomène n’est que très limitée à Genève, la cause n’est pas à rechercher dans l’horaire d’ouverture des bars mais plutôt dans les habitudes culturelles des suisses; un courrier recommandé du le Ser­vice du Commerce n’y changera (malheureusement) pas grand chose.

Profite bien de ton Erasmus, car le retour à Genève ne sera pas facile; je peux te l’assurer…

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