Société Le 7 novembre 2018

À la Haute école de travail social, on enseigne et apprend la précarité depuis cent ans

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À la Haute école de travail social, on enseigne et apprend la précarité depuis cent ans

Les bâtiments de la Haute école de travail social sont situés dans le quartier de Plainpalais, à Genève. [S.Renna/Jet d’Encre]

Saviez-vous qu’il existe à Genève une école où l’on « enseigne » et « étudie » la précarité ? Stefan Renna vous propose une immersion dans la Haute école de travail social (HETS), née il y a pile un siècle, où sont formés l’essentiel des travailleurs sociaux du canton. Comment les prépare-t-on à prendre en charge des personnes en situation de précarité dans leur futur métier ? Quelles difficultés peuvent rencontrer les étudiants ? Et les enseignants ? Réponses dans cet article à lire… et à écouter!

Retrouvez les autres contributions de notre dossier thématique consacré à la précarité ici.


 

Imaginez-vous Genève en octobre 1918. L’armistice entre la France et l’Allemagne est sur le point de mettre fin à la Première Guerre mondiale, la grève générale plonge la Suisse dans l’une de ses plus graves crises politico-sociales et, last but not least, la pandémie de grippe espagnole emporte des dizaines de millions d’Européens, dont 1155 personnes sur les 176’000 habitants que compte alors la cité de Calvin. C’est dans ce contexte particulier que naît l’Ecole d’études sociales pour femmes de Genève, plus connue aujourd’hui sous le nom de Haute école de travail social (HETS).

Les temps sombres charrient avec eux leur lot de démunis. La charité traditionnelle – bénévolat et philanthropie essentiellement – commence à manquer de bras pour répondre à la paupérisation de la société. Parallèlement, des discours prônant davantage d’émancipation pour les femmes émergent petit à petit. Sans droits politiques – le suffrage féminin n’a été introduit qu’en 1960 à Genève et en 1971 à l’échelon fédéral, il est toujours bon de le rappeler – celles-ci profitent de leurs actions dans la bienfaisance et l’éducation pour revendiquer la place qui leur est due au sein de la société et du monde du travail.

C’est sur ces deux piliers que repose l’ouverture de l’Ecole d’études sociales pour femmes au Palais de l’Athénée. L’impulsion décisive est donnée par un homme : Hans Töndury. Protestant, universitaire et féministe, le Zurichois d’origine veut offrir une formation professionnelle de qualité aux femmes désireuses de travailler dans le domaine social. Le cursus doit déboucher sur un métier garantissant un niveau de réflexivité leur permettant d’être des citoyennes actives et d’acquérir une autonomie financière.

 

Une formation de niveau tertiaire

La mention « pour femmes » a été supprimée en 1938, mais les élèves de la Haute école de travail social restent majoritairement des étudiantes en 2018. « Nous sommes actuellement dans un rapport d’environ deux tiers de femmes pour un tiers d’hommes », précise Joëlle Libois, directrice de l’institution. L’objectif n’a, lui, pas changé : former les futurs professionnels du domaine social grâce à un cursus théorique, pratique et éthique.

Depuis 2002, la HETS a rejoint le réseau des hautes écoles spécialisées et délivre donc une formation de niveau tertiaire. D’une durée de trois ans, le bachelor est composé de deux filières : travail social et psychomotricité. Etudier à la HETS, dont les locaux sont aujourd’hui situés dans le quartier de Plainpalais, c’est toucher à une large palette de « pôles thématiques ». Les cours abordent les enjeux liés à la citoyenneté, aux migrations et à la cohésion sociale, mais il y est également question de développement durable, de socialisation des mineurs, du handicap ou encore de l’évolution des métiers du travail social et de la psychomotricité. Dans cette liste – non exhaustive – une ligne a particulièrement retenu notre attention : « exclusion, précarité économique et sociale, politiques sociales ».

Panneaux confectionnés dans le cadre des festivités pour les cent ans de la HETS, le week-end des 11-14 octobre. [V.Santos Rodriguez/Jet d’Encre]

 

Les stages, « LE gros point fort » de l’école

Après de nombreuses années sur le terrain en tant qu’assistante sociale, Nicole Lavanchy est aujourd’hui maître d’enseignement à la HETS. « Je n’ai plus la main dans le cambouis mais je dispose encore d’un grand réseau professionnel », indique la responsable d’un bloc de cours sur le thème de la pauvreté et de la précarité, qu’elle anime avec d’autres collègues, dont Eric Crettaz [Lire son interview].

Ce bloc s’inscrit dans un module plus général, lequel met l’accent sur les politiques sociales. Les étudiants y découvrent les mécanismes de protection des citoyens, tant au niveau législatif que via les assurances. Prendre conscience du contexte politico-social, connaître son environnement de travail et avoir une bonne connaissance des diverses institutions actives à Genève : voilà le socle sur lequel repose la formation des travailleurs sociaux qui accompagneront au quotidien des personnes en situation de précarité.

Une base théorique qui ne saurait faire l’économie du terrain. Au début, explique Nicole Lavanchy, l’expérience peut s’avérer déstabilisante pour les étudiants catapultés dans des réalités souvent difficiles, où ils peuvent être amenés à croiser des êtres humains « à la marge » autant que des visages plus connus :

 

Dans le cursus HETS, impossible pour les étudiants de ne pas se retrouver un jour ou l’autre sur le terrain. En effet, un tiers de la formation est directement axé sur la pratique, grâce à deux stages de cinq mois chacun. Le reste du temps, notamment en première année, des cours plus théoriques se focalisent sur le droit, la sociologie ou encore la psychologie. Mais lorsqu’on discute avec des étudiants, c’est plutôt la perspective de pouvoir effectuer des expériences pratiques qui les a attirés.

« C’est durant mes stages que j’ai le plus appris, sur moi et sur le travail social », relève par exemple Céline Homann, 23 ans. Les stages ? « C’est la grande force de cette école, LE gros point fort », abonde Naomi Santos, 23 ans elle aussi. « Pour travailler dans le social, il est impossible de se passer d’expériences pratiques », complète la jeune femme. À tel point que cet aspect a même constitué l’élément décisif dans le choix de carrière estudiantine pour certains. « Au collège puis à l’ECG [Ecole du culture générale], les enseignements n’étaient vraiment pas pratiques… À la HETS, j’ai vraiment eu l’impression d’enfin toucher du concret », glisse Fabien Koller, aujourd’hui âgé de 30 ans et qui a obtenu son bachelor en travail social en 2012.

 

En théorie nécessaire

Et la théorie alors ? Là, le son de cloche est plus contrasté à en croire Céline et Naomi, ainsi que leur collègue Julie Zumbach, 22 ans, toutes trois rencontrées dans les couloirs de la HETS.

 

Survol, manque d’approfondissement et d’outils pratiques : ces trois jeunes femmes, qui sont sur le point de rendre un travail de fin de bachelor co-rédigé et consacré à la réinsertion des détenus, émettent des critiques que l’on a pu recueillir chez d’autres étudiants, anciens et actuels. La directrice de la HETS Joëlle Libois partage-t-elle ces remarques ?

 

Pour un plan d’études basé à la fois sur la théorie et sur la pratique, tout est une question de dosage et d’aller-retour entre ces deux phases d’apprentissage, ajoute la directrice.

 

Remède miracle

Revenons à la précarité. Dans certaines situations compliquées (grande pauvreté, violence, etc.), l’articulation entre théorie et pratique dont parle Joëlle Libois se voit complètement bousculée par les vives émotions que peuvent ressentir les étudiants, notamment lors de leurs stages. La discussion entre Céline, Julie et Naomi sur cet aspect s’avère particulièrement révélatrice.

 

La gestion des émotions, un élément « difficile à travailler », reconnaît Nicole Lavanchy. « On organise des mises en situation fictives en classe, mais évidemment les émotions ne sont plus ou pas encore là chez les participants », détaille la maître d’enseignement. Outre ces simulations, les élèves bénéficient d’un système de supervision individualisé. Ils peuvent compter sur l’aide d’un enseignant-référent au sein de l’école et d’un « PF » – pour praticien formateur – durant leurs expériences sur le terrain.

On touche là à ce qui s’apparente au cœur du « problème » : la difficulté d’enseigner, et parallèlement d’apprendre, un remède miracle quand on traite de précarité et d’êtres humains. Mais alors comment faire pour être prêt à résoudre des situations difficiles sur le terrain ? Joëlle Libois a un début de réponse.

 

« Vivre des choses fortes »

La richesse d’un métier capital pour une société qui se paupérise donc. Une phrase antinomique loin d’incarner une simple figure de style comme le confirment les chiffres décryptés sur Jet d’Encre par Vérène Morisod de Caritas Suisse et le sociologue Eric Crettaz. À tel point que, selon une étude citée par Joëlle Libois1, 98% des étudiants qui sortent diplômés en travail social trouveraient un emploi dans la première année suivant la fin de leur cursus. Le sondage en question prend en compte des données au niveau suisse, précise tout de même la directrice de la HETS. Qu’en est-il à Genève ? La situation ne paraît pas aussi rose et ce pour diverses raisons.

Tout d’abord, une nouvelle concurrence s’est développée pour les bachelières et bacheliers de la Haute école de travail social. Une formation en assistant socio-éducatif (ASE) a vu le jour, avec à la clé un CFC qui n’existait pas il y a encore une demi-douzaine d’années. Dotées d’un niveau de qualifications moins élevé et donc un salaire plus bas, ces personnes ont investi le marché du travail social, notamment dans les champs de l’enfance, du handicap ou encore de la vieillesse. « Il y a eu un clair déplacement, mais aujourd’hui on constate que l’on revient à un engagement HETS car il y a un besoin de personnes mieux formées », nuance toutefois Joëlle Libois.

Autre souci, le système de stages proposé par la HETS peut dans certains cas représenter une arme à double tranchant. Les employeurs prennent souvent en compte dans leur processus de recrutement le lieu et le domaine par lesquels les postulants sont passés. Ainsi, si dans son cursus un étudiant n’effectue pas un stage dans le domaine concerné, faute de place ou par incertitude quant à son futur professionnel, il peut vite se retrouver sur la touche. « C’est clair, ces stages donnent une teinte à ce que sera ton futur métier », confirme Fabien Koller. Lui a été deux fois stagiaire dans des structures pour adolescents – mineurs migrants d’abord, en rupture sociale ensuite – et c’est avec cette même catégorie de population qu’il pratique professionnellement aujourd’hui.

Pour ceux qui n’ont pas eu cette chance, la solution est alors de bifurquer vers un champ alternatif du travail social qui n’est pas celui initialement rêvé. Ou encore d’accepter des contrats à durée déterminée. Suffisant pour affirmer que la HETS forme paradoxalement des futurs précaires ? La directrice de cette haute école spécialisée est catégorique :

 

L’intégration professionnelle des étudiants qui sortent de la HETS avec un bachelor en travail social, voilà l’un des grands défis pour l’avenir de cette institution centenaire. D’autant que la précarité, elle, ne disparaîtra pas à Genève en un claquement de doigts, loin s’en faut, alimentant ainsi le besoin en travailleuses et travailleurs sociaux.

De leur côté, malgré les quelques critiques, les étudiants interrogés se montrent plutôt satisfaits de leur passage à la Haute école de travail social. Une école pas vraiment comme les autres qui permet, selon les mots de Julie Zumbach, de « vivre des choses fortes ».

Un lieu situé au carrefour de vies, de parcours et d’histoires qu’on ne veut très souvent pas entendre.

 

 


Toutes les informations historiques sont tirées de la brochure « Aux origines de la Haute école de travail sociale à Genève », Editions ies.

1. Rapport d’activité HES-SO 2016, p. 15.

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