Économie Le 26 décembre 2014

Il était une fois la bourse

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Il était une fois la bourse

Avez-vous déjà consulté la section finance d’un journal spécialisé ? Au premier coup d’œil, les graphiques indéchiffrables et le jargon économique suffisent à nous faire penser que les voies des finances sont impénétrables ! Tous ces noms aussi complexes qu’extravagants peuvent susciter l’incompréhension du commun des mortels – et telle est probablement leur dessein. Il est vrai qu’entre Taylorisation, rotation de l’actif économique, conversion au porteur ou encore souscription à titre réductible, on est très vite déboussolé. J’ai même lu récemment un article qui parlait de rebond du chat mort! Autant dire que dans le royaume de la bourse, les anglicismes sont rois.

Pourtant, derrière cette complexité apparente se cachent parfois des mécanismes qui ne sont pas toujours si subtils. On nous jette de la poudre aux yeux pour mieux nous plumer à petit feu. C’est donc en tâchant de nous éclairer sur le monde tortueux de la bourse que l’auteur argentin Hernán Casciari s’est employé à vulgariser certains principes de base. Son idée était de permettre à sa fille de 10 ans de comprendre les rudiments du marché des titres financiers. Il a donc écrit un conte capitaliste « pour enfants », dans une prose extrêmement simple, dans lequel il a intégré quelques concepts de base de la bourse. Le résultat est étonnant. Voici donc une traduction du conte qui permettra y compris aux « nuls en économie » de trouver quelques repères dans les méandres des finances.

Une petite précision avant de vous lancer dans la lecture. J’ai préservé les noms du conte original avec leur graphie en espagnol, et certains d’entre eux surprendront probablement les lecteurs non hispanophones. Pour ceux qui souhaiteraient donc lire le conte à leur bambin, sachez qu’en espagnol, toutes les voyelles se prononcent, notamment le « e ». Ainsi, veillez à dire « Pépé » en lisant le surnom du protagoniste Pepe, et non à le prononcer « Pèpe » avec un « e » final muet. Il en va de même pour Quique, qui se prononce « Quiqué ». Mais cessons de tourner autour du pot…

Les Petits Papiers1

Un conte d’Hernán Casciari

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Il était une fois un village tranquille habité par de tranquilles villageois. Tous menaient une vie agréable et paisible, et chacun souhaitait prospérer. Pepe en faisait partie. Un après-midi, Pepe sortit se balader dans le village et il eut soif. Il continua sa balade et sa soif s’intensifia. Lorsqu’il rentra chez lui, en débouchant une bouteille, il découvrit quelque chose que personne n’avait encore découvert : il n’y avait aucun bar dans le village. Pepe pensa alors que s’il ouvrait un bar, il pourrait être heureux et rendre heureux les villageois en étanchant leur soif. Il pourrait en plus gagner de l’argent.

Deux nuits durant, Pepe fit une liste de tout ce dont il avait besoin pour ouvrir le premier bar du village. Il lui faudrait d’abord dix-mille pièces pour acheter des chaises, des tables, des verres, des boissons et un poteau pour que les clients puissent attacher leurs chevaux. Il aurait ensuite besoin de deux semaines pour transformer sa maison en bar, et de deux semaines supplémentaires pour que toutes les tables soient occupées par des villageois assoiffés.

Son ami Moncho, qui était de visite cet après-midi-là, lui donna un excellent nom pour le bar.

Bien entendu, Pepe ne disposait pas de dix-mille pièces, mais il eut une bonne idée durant la nuit pour les obtenir. Samedi après-midi, il découpa mille petits bouts de papiers sur lesquels il écrivit : « Prochainement, bar de Pepe ». Le dimanche, après la messe, il se rendit à la place du village vêtu de son plus beau costume :

– Chers villageois, je vais ouvrir un bar à proximité du village, dit-il, et tout le monde interrompit sa conversation pour l’écouter.

– Quelle excellente idée! , s’exclama Ramon, sa cigarette à la bouche.

Pepe se sentit à l’aise ainsi au cœur de l’attention et il brandit ses petits papiers en éventail.

– Chacun de ces papiers vaut dix pièces, expliqua Pepe aux villageois. Les personnes qui m’en achèteront devront les conserver précieusement, car dans un mois, lorsque mon bar aura des clients, je rendrai douze pièces en échange de chaque petit papier.

– Mais ne coûtent-ils pas dix pièces chacun ? demanda Moncho, qui était considéré comme l’idiot du village. Pourquoi vas-tu offrir deux pièces ?

– Ce n’est pas « offrir », Moncho, c’est « récompenser ». Je vais récompenser tous ceux qui vont m’aider à réaliser mon rêve : ouvrir un bar tout près du village.

– Ce n’est pas bête, s’exclama le maire, pas bête du tout !

– Quelle bonne idée, affirma Ernesto, qui s’y connaissait en affaires.

– C’est une excellente idée, s’écria le père Francisco, et il fouilla dans ses poches.

Aussi simplement que cela, et en un seul dimanche matin, Pepe parvint à réunir l’argent nécessaire pour ouvrir le bar : il reçut exactement dix-mille pièces contre mille petits papiers distribués.

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– Moi, j’ai acheté deux petits papiers, lança Sabino, qui était pauvre et optimiste.

– Moi, trente-six ! s’exclama Quique, qui était avare et hautain.

– Moi, je lui en ai acheté cinq, et je prévois de me soûler au bar pour fêter l’affaire la plus simple de ma vie, annonça Luis.

Et tous rirent de bon cœur.

Pepe rentra chez lui avec les dix-mille pièces dans son sac et s’endormit en pensant à son bar. Lundi matin, il prit le chemin de la grande ville pour y acheter du bois afin de construire un robuste comptoir. Il rentra chez lui, se mit à l’œuvre et ne mit pas les pieds dans la place du village de toute la semaine. Pepe ignorait ainsi qu’il avait engendré une étrange fascination chez les villageois pour les petits papiers.

La première semaine

La place du village grouillait de monde, ce qui était fort étrange pour un lundi. Nombre de villageois avaient passé la nuit à découper et remplir leurs propres petits papiers, après avoir découvert qu’eux aussi avaient des projets à proposer.

« Bientôt, Glacerie de Horacio », figurait sur certains. « Prochainement, Salon de coiffure de Carmen », figurait sur d’autres. Certains disaient même : « À la fin du mois, Moncho vous emmènera à la Lune ».

Rapidement, la place devint pleine à craquer : les villageois grimpaient sur les lampadaires ou montaient sur la fontaine pour acheter ou vendre des parts de nouveaux projets.

Le mardi fut encore pire. Mercredi, il était impossible de faire deux pas dans la place. Le maire dut intervenir et mit un local à disposition des villageois pour qu’ils puissent se réunir sans causer de dégâts dans l’espace public. L’inauguration du local eut lieu jeudi matin, et il fut baptisé le « Salon des petits papiers ».

Vendredi, tous les villageois qui nourrissaient un projet avaient réussi à récolter les pièces nécessaires et s’étaient mis au travail. Horacio recherchait les meilleurs parfums pour ses glaces, Pepe sciait du bois pour le comptoir de son bar, Carmen aiguisait des ciseaux pour son salon de coiffure flambant neuf et Moncho acheta deux chevaux pour faire des trajets à la Lune.

Dans le Salon des petits papiers, seuls restaient quelques villageois qui n’avaient aucun projet intéressant à réaliser. Ils ne détenaient qu’une chose : des petits papiers.

– J’ai besoin d’argent pour des cigarettes, protesta Ramon. J’ai échangé les dix seules pièces que j’avais contre le petit papier de Pepe, mais le bureau de tabac n’accepte pas les petits papiers, et j’ai besoin de fumer.

– C’est pareil pour moi, s’exclama Luis. Je veux aller au cinéma et mes poches sont vides !

Et les plaintes allèrent crescendo.

– Dans trois semaines, Pepe donnera douze pièces à celui qui lui remettra ce papier, dit Sabino d’un ton enjoué. Je l’échange maintenant contre neuf pièces !

– Marché conclu, affirma Ernesto, qui était riche, mais qui souhaitait le devenir davantage, et il arracha le petit papier des mains de Sabino.

Ramon et Luis vendirent aussi leur petit papier pour moins de dix pièces. Et tandis que l’un alla acheter des cigarettes et que l’autre se rendit au cinéma, les autres villageois comprirent qu’il s’agissait d’un nouveau moyen de faire des affaires sans qu’il n’y ait de projet à vendre.

Certains montèrent sur les chaises, d’autres sur les tables, et ils se mirent à offrir ce qu’ils avaient.

– J’échange quatre papiers d’Horacio contre deux de Carmen !

– Je remets huit papiers de Moncho et mon cheval contre 50 pièces !

Lorsque le père Francisco entra dans le Salon, le silence s’installa.

– Le jour où Moncho a mis en vente ses papiers, dit le curé, je lui en ai acheté quelques-uns, car il est idiot : il les vend pour sept pièces et en rendra quinze. Mais maintenant j’ai besoin d’argent pour réparer la cloche de l’église. Je revends les papiers de Moncho pour six pièces chacun.

– Et quel est le projet de Moncho, mon père ? demanda Quique.

– Il construit une grande charrette tirée par des chevaux, répondit le curé, le bougre veut faire des trajets à la Lune.

Quique hocha la tête.

– Et si je te les laisse contre cinq pièces ? marchanda le père Francisco.

– Je vous les prends à quatre, mon père, rétorqua Quique, accomplissant sa bonne action dominicale.

– Que Dieu te bénisse, mon fils !

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Cher enfant : dans le monde réel, le Salon des petits papiers s’appelle la bourse des valeurs. Les petits papiers portent l’un de ces deux noms : action ou obligation. Les douze pièces que Pepe paiera lorsque le bar sera rempli de clients (ou les quinze pièces que paiera Moncho lorsqu’il réussira à aller à la Lune) correspondent à la valeur nominale de l’action.

La deuxième semaine

Seuls sept jours s’étaient écoulés et la demeure de Pepe n’avait plus rien d’une maison. Dans la salle à manger se dressait un bar en bois lustré, les toilettes avaient été divisées en deux (une pour les dames et une pour les messieurs) et les murs étaient à moitié recouverts d’une peinture bleu marine intense. Pepe était ravi de l’avancée de son projet et s’apprêtait à poser le panneau lumineux sur la façade de son bar flambant neuf.

Comme il ne s’était toujours pas rendu au village, il ignorait encore que le quotidien des villageois était désormais rythmé par un va-et-vient de petits papiers qui changeaient sans cesse de prix et de propriétaire. Même le maire, après une nuit de discussion avec son adjoint, décida de prendre part à cette nouvelle mode. Le matin du deuxième lundi, il sortit sur le balcon, un mégaphone à la main, et annonça :

– Chers villageois, la place est restée en piteux état suite à la fureur des petits papiers.

Et c’était bel et bien le cas. Lors de la première semaine d’achat et de vente de petits papiers, les jardins avaient été saccagés et les espaces publics semblaient avoir été dévastés par une inondation.

– J’ai besoin de récolter des fonds pour réparer la fontaine, rénover les lampadaires et, tant qu’à faire, m’acheter une diligence, dit le maire. Je mets ainsi à la vente mille petits papiers officiels qui coûtent un cheval chacun. Lorsque la fontaine versera de l’eau, que les lampadaires scintilleront et que ma diligence m’emmènera loin, je donnerai deux chevaux en échange de chaque papier. Ils sont en vente dès maintenant. Vite, dépêchez-vous avant qu’ils ne s’épuisent !

Les petits papiers du maire se volatilisèrent en un temps record dans le Salon des petits papiers. Tous les villageois y laissèrent leur cheval, et les trajets quotidiens se firent désormais à pied.

L’achat et la vente de ces papiers s’intensifièrent à tel point que nul n’était en mesure de savoir qui détenait quoi. Certains papiers étaient très convoités tels que ceux de Pepe, qui travaillait jour et nuit pour ouvrir son bar à l’entrée du village. D’autres, par contre, personne n’en voulait. C’était par exemple le cas des papiers de Moncho, étant donné que son engin pour voyager à la Lune était pour le moment seulement doté de deux chevaux maigrichons attachés à une charrette, reliée à une deuxième, puis à une troisième charrette. Personne ne pensait que le projet de Moncho verrait le jour.

Ernesto, le villageois fortuné, avait acheté des petits papiers à tout-va durant la première semaine et il se retrouvait à présent avec ceux de Moncho sur les bras. Mais comme il avait également des papiers de Pepe, il monta une combine qu’il baptisa les Liasses d’Ernesto. Il s’agissait de paquets fermés contenant cent petits papiers de différents projets, par exemple dix de Pepe et son bar, vingt d’Horacio et sa glacerie et soixante-dix de Moncho et son étrange véhicule pour faire des trajets à la Lune.

Tout le jeudi durant, les Liasses d’Ernesto eurent un succès fulgurant, car tous les villageois cherchaient désespérément des papiers de Pepe ou du maire. Mais vendredi, Quique découvrit la manigance et annonça dans le Salon des petits papiers :

– Chers villageois, faites attention ! Les Liasses d’Ernesto contiennent parfois des petits papiers de Pepe ou du maire sur le haut de la pile, ce qui est très bien, mais en dessous, il y a tout un tas de papiers de Moncho, qui ne pourra jamais faire de trajets à la Lune. Je vous suggère de passer chez moi avant d’acheter les Liasses d’Ernesto pour que je vous prête conseil. Mes tarifs sont de six pièces par conseil ou deux papiers de Pepe.

Jusqu’à la fin de cette semaine et tout au long de la semaine suivante, les acheteurs consultèrent constamment Quique avant d’acquérir des Liasses d’Ernesto. Quique et Ernesto, qui jouaient aux cartes depuis des années dans le centre de loisirs, ne s’adressèrent plus jamais la parole.

Cher enfant : dans le monde réel, les petits papiers officiels du maire s’appellent bons du Trésor. Les liasses d’Ernesto portent le nom d’obligation adossée à des actifs ou CDO (de l’anglais Collaterilzed Debt Obligation). Quant à la maison de Quique – le lieu où se rendent les villageois pour savoir si les liasses d’Ernesto sont fiables – on appelle cela une banque d’investissement.

La troisième semaine

Une vingtaine de jours s’étaient écoulés depuis le commencement des activités et les villageois découvrirent que certains projets étaient pratiquement aboutis, tandis que d’autres n’en étaient qu’à leurs balbutiements.

Pepe n’avait plus qu’à fixer le poteau pour que les chevaux des clients puissent paître dehors. Horacio avait réussi à mixer le lait avec des fruits pour sa glacerie, et il ne lui manquait plus qu’à aller chercher les blocs de glace à la grande ville. Carmen, quant à elle, n’avait toujours pas trouvé de local convenable pour ouvrir son salon de coiffure, mais elle avait déjà de nombreuses paires de ciseaux bien aiguisés. Et que dire de Moncho : ses chevaux étaient toujours plus étincelants, car il les brossait sans relâche, et il les avait attachés à quatre charrettes. Son engin ne semblait pourtant pas en mesure de voler d’ici à la semaine suivante.

Les villageois qui avaient des petits papiers de Moncho ou de Carmen étaient inquiets et ne parvenaient plus à les revendre à qui que ce soit. Quique eut alors une idée brillante :

– Écoutez, dit Quique. Pour ceux qui possèdent encore des papiers de Moncho, je peux vous vendre la Tranquilité de Quique

– De quoi parles-tu ? demanda Raúl, qui en possédait énormément.

– C’est très simple. Tu me paies deux pièces par jour jusqu’à la fin du mois et si Moncho ne parvient pas à faire des trajets à la Lune et ne peut pas te rendre les quinze pièces promises, et bien c’est moi qui te les donnerai. La somme exacte qu’il devrait te payer.

– Même si le voyage à la Lune est un échec ?

– Même si c’est un échec.

– Mais quelle idée grandiose, s’exclama Sabino. Nous serons ainsi plus tranquilles et nous pourrons acheter plus de petits papiers.

– C’est pour cette raison que j’ai baptisé mon idée Tranquilité de Quique, reprit Quique, souriant. Et de nombreux villageois commencèrent à lui payer deux pièces par jour, au cas où certains projets ne verraient pas le jour.

Avec l’engouement général suscité par ces nouvelles idées, personne dans le village ne se rendit compte que le maire ne fréquentait plus le Salon des petits papiers et qu’il n’avait pas non plus réparé les lampadaires ni la fontaine du village. Il avait toutefois rempli une partie de sa promesse : il s’était acheté une diligence et avait pris la poudre d’escampette avec les chevaux de tous les villageois.

Son adjoint, qui avait été le bras droit du maire et qui était au courant de cette tromperie depuis le départ, décida d’agir pour que personne ne découvre l’absence de son chef. Et son idée fut lumineuse. Il emporta un tableau noir au Salon des petits papiers et il commença à mettre des notes (entre un et dix) aux projets des villageois.

– Qu’écris-tu sur le tableau noir ? lui demanda Ernesto.

Mais l’adjoint au maire fit la sourde oreille et poursuivit sa besogne en silence. Il mit un huit au bar de Pepe, un cinq au salon de coiffure de Carmen, un sept à la glacerie d’Horacio ; au véhicule de Moncho censé faire des trajets à la Lune, il lui mit un deux, et, l’air distrait, il mit un neuf aux réparations des lampadaires de la place.

– Voilà, dit-il. C’est prêt.

– Que signifient ces chiffres ? demandèrent les autres.

– Ce sont les notes de la mairie. Ainsi, personne n’achètera des petits papiers sans savoir s’ils pourront récupérer leurs pièces ou leurs chevaux, expliqua l’adjoint au maire. Je le fais pour vous. Faites confiance à ces notes.

Tous les villageois le remercièrent pour son aide et, dans l’après-midi, de nombreux papiers de la mairie furent vendus à un prix très élevé.

Cher enfant : dans le monde réel, l’idée de Quique d’offrir de la tranquillité à ceux qui détiennent des petits papiers de Moncho s’appelle couverture de défaillance ou CDS (de l’anglais Credit Default Swap). Quant au grand tableau sur lequel l’adjoint au maire met une note à chaque projet, cela s’appelle une agence de notation. Parfois elle se trompe sans le vouloir et parfois elle le fait exprès.

La dernière semaine

Le jour de l’inauguration, Pepe se leva très tôt et se rendit tranquillement au village à pied. Il vit de loin la façade de son bar avec le panneau lumineux resplendissant. Le bar s’appelait La Lune, comme l’avait baptisé Moncho le premier jour. Tout était prêt, il ne manquait plus que l’arrivée des clients du village assoiffés.

Il parcourut les cinq lieues qui le séparaient du village et fixa des panneaux sur tous les arbres en chemin. « Ouverture du bar La Lune dès ce soir ». Il s’attardait sur chaque panneau fixé qu’il observait avec fierté.

Sur le chemin du village, Pepe s’imaginait qu’à présent des dizaines de villageois se rendraient à cheval à son bar et qu’ils seraient tous heureux en discutant autour d’un verre.

Pourtant, lorsqu’il atteignit la place du village, il ne pouvait pas croire ce qu’il voyait. Il pensa même qu’il s’était trompé de chemin et qu’il était dans un autre village. Les lieux ressemblaient à un champ de bataille. Les lampadaires et la fontaine étaient détruits. Les villageois tournaient en rond en parlant tout seuls, et des groupes d’hommes et de femmes se disputaient.

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– Que s’est-il passé ? demanda Pepe à Horacio, qui pleurait adossé à un lampadaire.

– Mon Dieu Pepe, tu n’es pas au courant ? dit-il en sanglotant. Tout le monde s’arrachait les petits papiers. Les miens, ceux de Carmen, les tiens… Absolument tous. Très vite, il y avait plus de petits papiers que de pièces qui circulaient, puis les pièces ont disparu, ensuite les chevaux, puis le maire a fui le village, les vendeurs de Liasses d’Ernesto ont fait faillite, les revendeurs de la Tranquillité de Quique n’avaient plus de quoi payer qui que ce soit et ont pris la fuite pendant la nuit… Et maintenant, tout le monde est ruiné !

– Mais que diable sont les « liasses d’Ernesto » et la « tranquillité de Quiqué » ?

– C’est une longue histoire, répondit Horacio.

– Et ton projet ? Et celui de Carmen ?

– Ma glacière a fait faillite : il n’y a pas de chevaux pour aller chercher de la glace en ville. Quant à Carmen, elle n’a aucun client dans son salon de coiffure : ne vois-tu pas que les villageois s’arrachent les cheveux avec leurs propres mains ?

Pepe resta silencieux.

– J’ai besoin de boire quelque chose, dit Horacio.

– J’ai la gorge sèche, lança Luis.

– As-tu ouvert ton fameux bar ? demanda Sabino.

D’autres villageois s’approchèrent. Pepe savait pourtant que sans chevaux, personne ne pourrait aller à son bar en dehors de la ville, et il comprit aussi qu’il ne pourrait jamais rendre les dix pièces à personne. Et puis il vit Moncho au milieu de Place. Il était le seul de la région à posséder encore des chevaux, qui tractaient trois charrettes montées sur deux roues, comme un train. De nombreux villageois grimpaient sur les charrettes, tandis que d’autres formaient une longue file indienne pour pouvoir monter.

– Où les emmènes-tu ? demanda Pepe à Moncho.

– À ton bar ! répondit Moncho, avec un grand sourire. Je les emmène à La Lune.

Un panneau suspendu à la fontaine abimée indiquait : « Moncho vous emmène à La Lune pour une pièce. Retour gratuit. »

– Avais-tu idée que tout cela allait se produire ? lui demanda Pepe, en le serrant dans ses bras. Savais-tu que tous les villageois n’auraient plus de chevaux ?

– Non, répondit Moncho. Je sais simplement qu’il est facile d’aller à un bar à cheval, mais qu’il est difficile de rentrer à cheval. Et comme je ne bois pas, j’ai pensé que mon projet pourrait consister à les emmener à La Lune, puis à les ramener au village.

Pepe prit place dans la première charrette et lança :

– En route pour La Lune ! Boissons gratuites le premier jour !

Et tout le village applaudit.

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Cher enfant : dans le monde réel, les histoires de Pepes qui ouvrent des bars ou celles de Monchos qui font des trajets à La Lune ont rarement une fin heureuse comme dans les contes. Il y a toujours des Quiques, des maires et des Ernestos qui viennent s’en mêler et tout gâcher. Mais lorsqu’elles fonctionnent, lorsque la magie opère, on les appelle des rêves, et ils sont souvent très amusants.


1 Papelitos : conte d’Hernán Casciari et illustré par Juan Pablo Caro, publié dans la revue littéraire Orsai n° 12, disponible en version pdf à la page suivante : http://issuu.com/revista_orsai/docs/orsai_n12 – Pour des raisons de mise en page, les illustrations ne sont pas entières et ne rendent pas pleinement justice au brillant travail de Juan Pablo Caro. Vous pouvez toutefois les voir dans leur intégralité à la page susmentionnée.

Commentaires

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Marc

Joli petit compte à faire lire à tout le monde... Merci pour la traduction!

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Marc

Joli petit compte à faire lire à tout le monde… Merci pour la traduction!

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Marc

*conte 🙂

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