Politique Le 25 septembre 2020

Initiative de limitation : les raisons d’un échec à venir

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Initiative de limitation : les raisons d’un échec à venir

©Bewegung für den Sozialismus

Alors que le peuple suisse s’apprête à voter sur l’initiative de limitation de l’UDC, le député socialiste Emmanuel Deonna analyse les raisons de l’échec prédit par les instituts de sondage. Il évoque aussi quelques-uns des défis qu’affronte la Suisse en matière de migration, ainsi que dans ses relations avec l’Europe.


 

Les débats autour de la votation sur l’initiative dite de limitation de l’UDC1  – prévoyant la résiliation des accords de libre-circulation avec l’Union européenne2 – ont tourné essentiellement autour des questions économiques. Les conséquences d’une acceptation de cette initiative sur le niveau des salaires, le taux de chômage et les relations commerciales de la Suisse ont dominé la campagne. Au grand dam de la droite et de l’extrême-droite populistes, les partisans de l’initiative ont peiné à faire entendre leurs arguments, d’après les derniers sondages d’opinion effectués. Un peu à l’instar des initiatives précédentes, comme celle contre les juges étrangers de 2018, l’initiative de résiliation est parvenue à faire presque l’unanimité contre elle : le Conseil fédéral, les milieux économiques, les syndicats, le secteur de la recherche, le parlement, les cantons et les associations engagées pour les droits humains se sont très activement mobilisés pour qu’elle soit rejetée.3

Les opposants à l’initiative ont mis en évidence l’absence de cohérence, voire le cynisme, des initiants. Les thèmes relatifs au marché du travail brandis par l’UDC sont hypocrites. Car le parti agrarien s’est toujours opposé aux mesures d’accompagnement adoptées dans le cadre de l’Accord sur la libre circulation. Pour rappel, ces mesures – contrôles des conditions travail, déclaration de force obligatoire des conventions collectives, notamment – ont précisément permis d’éviter qu’une sous-enchère salariale ne fasse concurrence aux travailleurs résidents dans notre pays.4

 

Salaires et conditions de travail menacés

Comme l’ont fait valoir les opposants, les mesures d’accompagnement garantissent des mécanismes de protection et de contrôle qui se sont révélés efficaces jusqu’à présent. Prévue par l’initiative, leur suppression entraînerait davantage de sous-enchère salariale et porterait préjudice à l’ensemble des salariés. Accepter l’initiative de résiliation revient donc à sacrifier la protection des salaires et le principe « un salaire suisse pour tout travail effectué en Suisse ». Les salaires exigibles du fait de la qualification, la retraite anticipée dans le secteur du bâtiment ou les semaines de vacances supplémentaires par rapport au minimum légal, etc. De nombreux acquis sociaux, dans le secteurs des soins, des services, des transports publics ou de l’industrie ont été obtenus grâce à la mobilisation des travailleurs et travailleuses en faveur de conventions collectives de travail qui sont aujourd’hui en vigueur. Par ailleurs, la gauche et les syndicats sont déterminés à se battre contre les attaques sur les salaires d’où qu’elles proviennent ainsi que pour l’extension des conventions collectives de travail.5

 

©Eric Roset

 

Préserver les atouts commerciaux suisses

L’économie suisse tire sa force des relations stables qu’elle entretient avec ses principaux partenaires commerciaux. La moitié des produits d’exportation fabriqués en Suisse est vendue sur le marché européen. Les accords bilatéraux, sur lesquels nos relations avec l’Union européenne sont basées, offrent une plus grande sécurité aux salariés actifs dans les secteurs exportateurs. Ils garantissent également des collaborations internationales de qualité en matière de recherche scientifique. Or, une fois de plus, la pandémie de coronavirus a démontré l’importance du travail en réseau dans le domaine de la recherche de haut niveau, par exemple en médecine ou dans le domaine pharmaceutique.6

 

L’incohérence programmatique des initiants

Augmentation du prix du sol et des loyers, densification de nos campagnes, dégradation de nos paysages et de notre environnement naturel, etc. : la liste des effets négatifs de l’immigration selon l’UDC est longue. Cependant, l’UDC ne fait que très rarement des propositions concrètes pour une vraie régulation dans tous ces domaines. En matière de loyers ou de lutte contre la spéculation foncière, l’UDC est aux abonnés absents. À en croire ce parti, l’aménagement du territoire tout comme la protection des paysages sont des thèmes politiques anecdotiques ou passagers. Les efforts pour protéger l’environnement et les mesures contre le réchauffement climatique sont toujours perçus par lui comme des obstacles à la libre entreprise. Ils sont systématiquement mis en cause pour leurs coûts trop élevés.7 En matière sociale, l’UDC est également aux abonnés absents. Le parti ultra-nationaliste s’est farouchement opposé à la création d’une rente-pont pour les chômeuses et les chômeurs en fin de carrière, une mesure pourtant indispensable pour ceux qui perdent leur emploi après 58 ans, n’en retrouvent plus malgré tous leurs efforts et redoutent à juste titre de demander l’aide sociale.8

 

Défendre les intérêts des migrants

La difficulté de l’UDC à convaincre les électeurs sur l’objet soumis à votation tiendrait à une conjonction de facteurs. Du fait de la crise du coronavirus, le vote a été reporté de mai à septembre. La campagne a donc été inhabituellement longue. Elle a été aussi compliquée à mener du fait des restrictions sanitaires. Les sujets de la santé, de l’écologie et du financement des retraites mobiliseraient davantage l’attention de la classe politique qu’auparavant. Or, ce sont des thèmes sur lesquels le plus grand parti de Suisse peine à articuler des propositions crédibles.9

La baisse des demandes d’asile contribuerait enfin à affaiblir l’attrait des discours de repli nationaliste auprès de l’opinion publique. Les images de la souffrance des réfugiés aux portes de l’Europe, en particulier en mer Méditerranée et en Grèce – aggravée par le COVID-19 – contribuent à une forte mobilisation de l’opinion publique progressiste et des parlementaires de gauche sur ce thème.10 Enfin, la misère observée dans différents centres urbains suisses a peut-être marqué les esprits. Parmi cette population très précarisée, on trouve une proportion de personnes migrantes avec ou sans permis de séjour. De nombreuses femmes employées dans l’économie domestique n’osent ainsi pas se tourner vers l’aide sociale, car cela compromettrait leur droit de séjour et leurs chances de naturalisation. C’est une des raisons pour lesquelles de longues files d’attente se forment là où des organes caritatifs distribuent de la nourriture.11 La raison de ces conditions intolérables est que la loi révisée sur les étrangers ne tient pas compte du droit garanti par la Constitution à l’assistance sociale (Cst art. 115). Selon la situation, cette loi porte atteinte au droit de la population étrangère résidente à l’assistance sociale. « Cette loi, qui a été par la même occasion rebaptisée loi sur les étrangers et l’intégration (LEI), est entrée en vigueur en deux étapes. Depuis le 1er janvier 2018, les bénéficiaires de l’aide sociale compromettent grandement leurs chances de naturalisation et, depuis le 1er janvier 2019, mettent aussi en danger leur droit de séjour. Depuis lors, un permis d’établissement (permis C) peut être rétrogradé en permis de séjour (permis B), ou le droit de séjour peut être retiré complètement si les exigences très élevées en matière d’intégration prévues à l’article 58a de la LEI ne sont pas remplies. On constate de plus que les personnes précarisées ont non seulement peur de demander l’aide sociale, elles évitent également de faire appel aux organisations qualifiées dans le domaine de l’intégration », dénonce Kurt Zubler, délégué à l’intégration des étrangers du canton de Schaffhouse.12

 

Poursuivre les négociations avec l’Europe

Tout comme la population suisse, les migrants – qu’ils soient européens ou originaires d’État-tiers, qu’ils soient avec ou sans permis de séjour – sont menacés par l’initiative de limitation. La tentation du repli identitaire et nationaliste se fait malheureusement observer en ce moment dans plusieurs pays de l’Union européenne, en particulier en Europe centrale et orientale. Au lendemain du 27 septembre, nos autorités reprendront les négociations avec l’Union européenne à propos de l’accord-cadre. L’accord finalisé fin 2018 entre la Commission européenne et le Conseil fédéral ne va semble-t-il pas être remis en cause. Cependant, des clarifications devront être apportées sur plusieurs points. Celles-ci concernent en particulier les mesures d’accompagnement, les aides d’État et la question de la citoyenneté.13 Nos autorités doivent veiller à renforcer les partisans du multilatéralisme sur le vieux continent, à plus forte raison compte tenu du contexte de la pandémie. Renforcer les forces progressistes et humanistes en Europe afin de trouver avec elles des solutions communes est un idéal qui vaut la peine d’être poursuivi. Une telle politique est aussi dans notre intérêt.14

 

©Evenement syndical


Références :

1. Argumentaire Initiative populaire « Pour une immigration modérée (Initiative de limitation) », https://www.initiative-de-limitation.ch/wp-content/uploads/sites/4/IDL-argumentaire.pdf

2. « La Suisse et l’UE ont signé sept accords bilatéraux, que le peuple suisse a acceptés en 2000 par 67,2 % des voix. Ces accords garantissent aux entreprises suisses l’accès au marché européen. Il s’agit notamment de l’accord sur la libre circulation des personnes (ALCP), qui permet aux citoyens suisses – à certaines conditions – de vivre, de travailler et d’étudier dans l’UE, et inversement pour les citoyens de l’UE. Il est prévu que si l’ALCP est dénoncé, les six autres accords cesseront également d’être en vigueur (clause guillotine) », Initiative populaire « Pour une immigration modérée, Le Conseil fédéral, Portail du gouvernement suisse », https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/votations/20200927/initiative-populaire-pour-une-immigration-moderee.html.

3. Bernard Wuthrich, « L’initiative de l’UDC peine à convaincre », Le Temps, 20 août 2020, https://www.letemps.ch/suisse/linitiative-ludc-peine-convaincre ; « L’initiative de limitation perd du terrain, selon un sondage », RTN, 9 septembre 2020, https://www.rtn.ch/rtn/Actualite/Suisse/L-initiative-de-limitation-perd-du-terrain-selon-un-sondage.html.

4. Jean-Daniel Delley, «Initiative de limitation: des arguments qui accusent l’UDC », Domaine Public, No 2293, 24 juillet 2020, https://www.domainepublic.ch/articles/37077

5. Pierre-Yves Maillard, Président de l’Union syndical suisse, In : Le Journal – Le monde du travail et l’initiative de résiliation, septembre 2020, p.5.

6. Goran Trujic, mécanicien qualifié & Jacqueline Oehri, chercheuse en biologie à l’Université de Zurich, In : Le Journal – Le monde du travail et l’initiative de résiliation, septembre 2020 ; « Les hautes écoles romandes et les étudiant-es recommandent le rejet de l’initiative de «limitation» », Collectif, Le Temps, 19 août 2020, https://www.letemps.ch/opinions/hautes-ecoles-romandes-etudiantes-recommandent-rejet-linitiative-limitation

7. Jean-Daniel Delley, ibid.

8. Pierre-Yves Maillard, ibid., p.5.

9. Kate Romy, Martina Mousson: «Le thème de l’immigration ne fait plus recette en Suisse», Swissinfo, 4 septembre 2020, https://www.swissinfo.ch/fre/martina-mousson—le-th%C3%A8me-de-l-immigration-ne-fait-plus-recette-en-suisse-/46023910

10. Jean Ziegler, Lesbos, La honte de l’Europe, Seuil, 2020 ; Après l’incendie au camp camp de réfugiés de Moria, il est temps que la Suisse agisse!, Question 20.5569, Samira Marti, Parti socialiste suisse, 09.09.2020, L’assemblée fédérale, Le Parlement suisse.

11. « Lutter contre la pauvreté au lieu de s’en prendre à la population issue de la migration – contre la rétrogradation du droit de séjour en raison de l’aide sociale et de la langue », Résolution, élaborée du PS Migrant-e-s Suisse approuvée de l’Assemblée des délégué-e-s du PS Suisse du 27 juin 2020, https://www.sp-ps.ch/fr/conference-annuelle-2020-du-ps-migrant-e-s-suisse

12. Interview téléphonique avec Kurt Zubler, délégué à l’intégration du canton de Schaffhouse, 22 septembre 2020.

13. Solenn Paulic, « Bruxelles attend une réaction rapide de Berne après le vote de dimanche prochain », Le Temps, 21 septembre 2020, https://www.letemps.ch/suisse/bruxelles-attend-une-reaction-rapide-berne-apres-vote-dimanche-prochain

14. « Attention à la déconstruction de l’Europe, Elle nous laissera bien seul! », Le blog de René Longet, Le Temps, 18 mai 2020, https://blogs.letemps.ch/rene-longet/

 

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