International Le 21 janvier 2018

La coopération par échanges de personnes est une nécessité pour les régions fragiles

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La coopération par échanges de personnes est une nécessité pour les régions fragiles

Le quartier de Westpoint, à Monrovia, est une poche de fragilité. [© Swisspeace]

Dans le domaine de la coopération internationale, les échanges privilégiant l’humain sont une nécessité, selon Sidonia Gabriel. La directrice du KOFF (plateforme suisse de promotion de la paix) évoque avec Béatrice Faidutti Lueber les enjeux liés au déploiement de personnel d’ONG dans les régions dites fragiles.


 

Affecter du personnel d’ONG dans les contextes fragiles n’est pas sans risque. Néanmoins, pour Sidonia Gabriel, directrice du KOFF1, ce type de coopération est particulièrement pertinent. Interviewée sur la place de la coopération par échange de personnes dans le cadre de contextes fragiles, elle nous livre sa réflexion, tirée de sa propre expérience de personnel déployé sur le terrain ainsi que de son travail de recherche et d’analyse, d’animation de réseau d’ONGs et de développement de formations en gestion de conflit.

 

Béatrice Faidutti Lueber: Lorsqu’on parle de contextes fragiles, chacun a une idée en tête de ce que cela signifie. Mais que se cache vraiment derrière ces mots ?

Sidonia Gabriel: La fragilité est un concept complexe qui revêt plusieurs visages. On devrait parler des dimensions de la fragilité, car cette dernière se manifeste de différentes manières.

L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a identifié2  cinq dimensions principales – environnementale, économique, politique, sécuritaire et sociétale –, qui chacune se définit en sous-catégories. Prenons deux exemples : une fragilité au niveau politique peut émaner de la corruption, mais également du manque d’inclusivité dans la prise de décision, du manque de transparence ou de la difficulté avec laquelle la société est capable de gérer le changement ; la fragilité au niveau économique se réfère à des situations telles que la difficulté de subvenir à ses besoins par manque de travail, une inégalité devant la croissance et la distribution des richesses ou encore des chocs macroéconomiques… Pour moi tout ceci forme une image kaléidoscopique de la fragilité. Ces différents aspects se combinent entre eux rendant chaque contexte bien spécifique, flexible et dynamique, tout comme la violence qui peut en découler.

 

A votre avis la coopération par échange de personne se prête-t-elle aux situations de contextes fragiles, malgré la complexité de ce que vous venez de nous décrire ?

Oui, ce type de coopération est extrêmement pertinent. Dans les contextes fragiles, il faudrait éviter d’imposer un projet, mais être à l’écoute et partir du besoin des gens, de ce qui leur parle, de ce qui répond véritablement à la réalité. Il faudrait être capable « de faire moins, mais d’être plus ». C’est un exercice assez difficile pour nous qui venons d’une culture où nous voulons tout de suite fixer tout et définir les solutions. Cela demande de la patience, de l’expertise et une ouverture.

Dans ces contextes, où le système, les institutions ne fonctionnent généralement pas, une « jungle » de discours dissonants s’entremêle. Les populations qui vivent dans ces situations les subissent et développent un sentiment d’impuissance. Les gens ont confiance uniquement dans les individus avec lesquels ils peuvent établir un contact direct. Avec la venue parmi elles d’un tiers qui est externe au contexte, qui travaille et vit avec elles, qui les accompagne et prend le temps de comprendre leur réalité, ces populations ont le sentiment d’exister à nouveau et de reprendre le pouvoir.

 

Vous semblez parler d’expérience…

Effectivement, en 2007, j’ai effectué une mission sur le terrain au Liberia3, avec l’Association pour l’assistance au développement allemande (AGEH). A l’époque on ne parlait pas encore de contexte fragile ! Ma tâche, pour mon employeur libérien (la Commission Justice et Paix de l’église catholique au Liberia), s’insérait dans la promotion de la paix et le rétablissement des liens sociaux détruits durant la guerre. Il s’agissait pour moi de recréer un réseau de réconciliation dans les communes rurales catholiques éloignées.

Ma présence au quotidien, ma proximité avec les populations concernées, ma compréhension du contexte qui s’est construite dans la durée, au fur et à mesure des rencontres avec différents acteurs, ont souvent eu un effet transformatif, et pour les bénéficiaires et pour moi-même.

 

Qu’entendez-vous par « transformatif » ?

Ma présence a eu un effet de révélateur pour ces personnes. Les questions que je me suis posées et que je leur ai posées, qui ont pu les heurter, ont suscité une analyse de leur part. J’ai agi comme un miroir. Au travers du dialogue qui s’est instauré entre elles et moi, elles sont entrées dans un processus de conscientisation par rapport à leur propre situation. Lorsque ce type de processus est bien accompagné, il est émancipateur. Il conduit à une transformation au niveau individuel qui permet de devenir acteur de son destin.

En étant partie prenante de ce dialogue, j’ai également été touchée par ce processus de conscientisation. J’ai évolué. De cet échange, de cette ouverture ont surgi des pistes, des débuts de solutions. Je suis persuadée que la sortie de la fragilité passe par des citoyens courageux prêts à prendre en main leur destin afin de reconstruire leur collectivité lorsque l’Etat est absent ou faible.

 

Ce type d’engagement n’est pas sans risques…

Effectivement et c’est pour cela qu’il est extrêmement important de préparer ces personnes avant leur départ. Il faut qu’elles réfléchissent à leurs attentes par rapport à ce qu’elles vont réussir à accomplir. Il faut les informer de la situation, des enjeux, des rapports de force et les former dans la méthodologie de « sensibilité aux conflits »4.  Si on part avec un but de transformation, il faut être prêt à ce qu’on ne puisse pas plaire à tout le monde sur place, car tout changement de rapport de force implique que des gens vont perdre du pouvoir. Il faut également avoir conscience que sa présence peut avoir un impact politique. Il est donc primordial de comprendre et insérer les affectations dans une perspective stratégique de sortie de fragilité. Finalement, il est indispensable de les accompagner et les suivre durant leur affectation, car la gestion du contexte peut vite devenir une surcharge au niveau psychologique et sécuritaire.

 

Et au niveau de la sécurité ?

C’est un fait, les affectations dans les contextes fragiles sont risquées. Même dans les zones stables, on observe un accroissement de poches de fragilité, des endroits plus fragiles que d’autres, où la situation change très vite et de manière inattendue : un vol, une petite querelle entre deux groupes, une décision politique peuvent mener à une dégradation sécuritaire immédiate. Pour l’instant, on compte beaucoup sur les partenaires locaux et leur connaissance du terrain pour mitiger le risque. Mais cela ne suffit pas. Il faut améliorer la communication, développer le réseautage et apprendre à travailler en lien avec d’autres organisations sur des questions de sécurité. Cela demande un investissement en temps mais c’est indispensable.

 

Sidonia Gabriel lors d'une formation au Mali sur la gestion de programmes de coopération sensibles aux conflits. [Sabine Rosenthaler]

Sidonia Gabriel lors d’une formation au Mali sur la gestion de programmes de coopération sensibles aux conflits. [Sabine Rosenthaler]


1. Fondé en 2001, le KOFF est un réseau soutenu par la Division Sécurité Humaine du DFAE qui facilite le dialogue et l’échange entre acteurs étatiques et non-étatiques suisses actifs dans le domaine de la promotion de la paix. Aujourd’hui, le KOFF rassemble ainsi le Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE) et 43 ONG suisses.

2. OECD Fragility Report 2016, p.24-25.

3. Le Liberia était sorti de la seconde guerre civile en 2003.

4. Les ONGs suisses Caritas, Helvetas et le KOFF avec la Coopération Suisse ont développé un cours en ligne pour le personnel déployé.

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