Politique Le 30 novembre 2020

La démocratie est morte, vive les multinationales

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La démocratie est morte, vive les multinationales

© Pixabay | Nattanan Kanchanaprat

Que s’est-il passé lors des votations du dimanche 29 novembre ? Dans cet article, Sophie Helle revient sur la campagne et le rejet à la majorité des cantons de l’initiative pour des multinationales responsables. Selon elle, ce refus serait le symbole d’une Suisse à la démocratie défaillante et incohérente dans les valeurs humaines, sociales et écologiques prônées dans sa coopération internationale.


 

Dimanche 29 novembre, la population suisse s’est prononcée sur deux initiatives populaires : l’initiative « Pour une interdiction du financement des producteurs de matériel de guerre », et « Entreprises responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement ». Bien qu’à la lecture de leur intitulé, les thèmes traités et leurs revendications semblent être d’une nécessité indiscutable, ces deux initiatives ont été rejetées1. Malgré la majorité du peuple obtenue, l’initiative pour des multinationales responsables n’a pas convaincu la majorité des cantons : or cette double majorité est requise afin que le texte soit accepté. Ce serait la première fois depuis 1955 qu’une telle situation politique se présente suite au vote sur une initiative populaire. Que s’est-il passé ? Retour sur une campagne houleuse et unique en son genre.

 

Une stratégie historique

Cette initiative populaire fédérale proposait que les multinationales ayant leur siège en Suisse et leurs filiales respectent les droit humains et les standards environnementaux à l’étranger, faute de quoi elles auraient dû répondre des dommages causés2. Voilà bien la première fois qu’une initiative dite « de gauche » pour ses valeurs humaines, écologiques et sociales réussit une mobilisation d’une telle ampleur. Ce projet de loi était porté par pas moins de 150 organisations de la société civile, 300 entrepreneurs, le milieu des églises et 400 politiciens de tous partis confondus3. Tout.e résident.e en Suisse a pu également contribuer de près ou de loin à cette campagne : drapeaux aux balcons, boîtes aux lettres et cadres de vélo étaient décorées de la couleur orange de l’initiative4. Lors de la dernière ligne droite de la campagne, artistes5 et humoristes6 se sont également mobilisé.e.s. Une chose est sûre : l’initiative a réussi à développer une réelle stratégie de plaidoyer et de visibilisation rarement égalée. Bien que perdante du point de vue de la majorité des cantons, la question de la responsabilité des entreprises suisses est désormais à l’agenda et à la bouche d’une importante diversité d’acteurs.

 

 

Face à cette mobilisation, le camp du non n’est pas resté de marbre. A l’aide de ressources économiques imbattables, tous les moyens ont été mis en œuvre : Glencore a porté plainte contre le comité d’initiative7 et des contre-vérités ont été diffusées au sujet des potentielles conséquences néfastes de l’initiative sur le système judiciaire et économique suisse8. Et puis, le leadership sans faille et sans honte d’Isabelle Chevalley, conseillère nationale vaudoise, a marqué les esprits9. En boubou africain en conférence de presse, elle n’a pas eu froid aux yeux en qualifiant l’initiative de « néo-colonialiste »10 et en allant chercher du soutien politique à l’étranger. Le ministre du commerce du Burkina Faso est venu à Berne se prononcer contre l’initiative, prise de position qui a été très mal reçue au Burkina Faso, notamment par le Centre d’Etudes et de Recherches sur le Droit de l’Environnement (CERDE) et la Coalition Africaine sur la Redevabilité des Entreprises (ACCA)11. Les actions d’Isabelle Chevalley ont d’ailleurs été jugées déplacées par de nombreux acteurs12 et remises en question, notamment en raison des intérêts économiques qu’elle aurait au Burkina Faso.

 

Erreurs de parcours

Voilà plus de cinq ans que le chemin de cette initiative était en route. Parmi les embûches rencontrées, la crise sanitaire 2020 a fortement affecté la dernière ligne droite de cette campagne. Système économique fragilisé, la campagne du non a su toucher en évoquant l’importance de protéger les intérêts économiques helvétiques à n’importe quel prix politique, écologique et social. Alors que la crise sanitaire actuelle devrait nous amener à repenser nos modèles socio-économiques pour davantage de durabilité et résilience, c’est le chemin de la protection des intérêts économiques nationaux qui l’a remporté, bien que l’initiative ne cherchait aucunement à démunir la Suisse de ses atouts économiques. La confusion autour des PME a également dérouté les votant.e.s13. Seules celles travaillant dans des secteurs à risque auraient été concernées par ce projet. Le camp du non a donc joué sur la corde sensible, argumentant qu’au vue de leur vulnérabilité actuelle, leur ajouter un poids additionnel n’était pas opportun.

 

Drapeau en faveur de l'initiative pour des multinationales responsables © Wikimedia Commons ¦ MHM55

Drapeau en faveur de l’initiative pour des multinationales responsables © Wikimedia Commons ¦ MHM55

 

Dépassé par la puissance économique du camp adverse et les arguments émotionnels avancés en période de crise, le comité d’initiative n’a pas trouvé d’autres moyens de rétorquer que de saturer la diffusion de l’information. Le scandale autour de la reprise de l’article du Matin Dimanche14 sur Dick Marty, co-président du comité d’initiative, est le symbole de cette saturation. Certain.e.s sympathisant.e.s ont exprimé que cette campagne avait été si intense et l’exigence de mobilisation si extrême qu’elle aurait pu également en dégoûter certain.e.s.

 

« La Suisse n’a pas édicté de lois pour réglementer les campagnes consacrées à des élections ou des votations. Elle accorde en effet une grande importance à la liberté d’expression .»15

 

Les limites de la démocratie suisse

Ce 29 novembre révèlerait-il la culture politique à l’américaine de la Suisse où fake news, lobbies et scandales sont les moteurs de prises de décision politique ? Malgré un fédéralisme permettant à tous.te.s citoyen.ne.s d’avoir la possibilité de s’exprimer jusqu’au plus petit niveau, cette campagne remet sur la table la question du processus de prise de décision du/de la votant.e de façon libre et informée : « La Suisse n’a pas édicté de lois pour réglementer les campagnes consacrées à des élections ou des votations. Elle accorde en effet une grande importance à la liberté d’expression. », rappelle le site d’informations des autorités suisses ch.ch16. La non-existence d’un plafonnement des ressources lors de campagnes garantit la liberté d’expression de celles et ceux ayant les moyens financiers de s’exprimer, et non pas la liberté d’expression de tous et toutes. Le 29 novembre démontre que c’est donc seulement lorsque nous sommes en mesure de mobiliser des ressources dans les deux camps qu’un débat peut se tenir.

 

La marche de la honte

Le refus de cette initiative populaire est une honte pour la Suisse. Tout d’abord parce qu’elle prend un train de retard face aux nombreux pays ayant déjà ou étant en processus de mise en place de législations similaires pour les multinationales basées sur leur territoire. Deuxièmement, parce qu’elle fait preuve d’une incohérence terrible par rapport à son discours et image à l’international. Connue pour financer de nombreuses initiatives en faveur de la paix, de l’environnement ou de la protection des droits humains, la Suisse vient de démontrer en ce 29 novembre que même chez elle, sa démocratie est portée par des acteurs économiques et par leur animosité, au détriment des valeurs humaines et écologiques prônées ailleurs.

 

Chère Suisse, la démocratie est morte, vive les multinationales.

 


Références

1. https://www.swissinfo.ch/fre/r%C3%A9sultats-de-la-votation-du-29-novembre-2020/46121240

2. Pour plus d’informations sur les arguments de l’initiative : https://initiative-multinationales.ch/argumentaire/

3. https://initiative-multinationales.ch/personnalites/

4. https://www.instagram.com/p/Bjo57hil5ry/?utm_source=ig_web_copy_link

5. https://www.publiceye.ch/fr/thematiques/initiative-multinationales-responsables/artistes

6. Thomas Wiesel : https://www.youtube.com/watch?v=BUaMEQMLspQ&t=257s ; Nathanael Rochat : https://fb.watch/23QLMqhiJR/

7. https://www.heidi.news/articles/non-des-cantons-a-l-initiative-pour-des-multinationales-responsables-acceptee-par-le-peuple

8. https://initiative-multinationales.ch/argumentaire/

9. http://www.isabelle-chevalley.ch/

10. https://twnews.ch/ch-news/multinationales-responsables-la-visite-du-ministre-burkinabe-passe-mal-chez-les-initiants

11. https://www.chr.up.ac.za/images/centrenews/2020/Declaration___Final.pdf

12. https://www.heidi.news/economie/les-interets-croises-d-isabelle-chevalley-et-de-l-homme-d-affaires-jurg-staubli?

13. https://www.ejpd.admin.ch/ejpd/fr/home/actualite/reden—interviews/interviews/2020/2020-11-061.html

14. https://www.agefi.com/home/news/detail-ageficom/edition/online/article/un-tous-menages-utilise-sans-autorisation-un-article-du-matin-dimanche-et-pourrait-faire-croire-que-le-journal-soutient-linitiative-entreprises-responsables-un-recours-juridique-est-etudie-499747.html

15. https://www.ch.ch/fr/democratie/les-partis-politiques/regles-pour-la-publicite-des-partis-en-suisse/

16. https://www.ch.ch/fr/democratie/les-partis-politiques/regles-pour-la-publicite-des-partis-en-suisse/

Commentaires

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Brice

Ah voilà... Ces initiatives pour lesquels l'auteure était pour ont été refusées donc la démocratie est morte! "les thèmes traités…

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Brice

Ah voilà…
Ces initiatives pour lesquels l’auteure était pour ont été refusées donc la démocratie est morte!
« les thèmes traités et leurs revendications semblent être d’une nécessité indiscutable » si la votation portait uniquement sur le thème bien sur que nous aurions tous été d’accord. Malheureusement on ne vote pas sur la thématique touchée mais sur le texte de loi proposé. C’est déjà beaucoup moins glamour… mais visiblement quand le thématique est « bonne » on vote oui et ne prends pas le temps de lire le texte de loi…

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