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Récompensé en 2009, par un Ours d’or au festival du film de Berlin, Fausta ou La teta asustada1 n’a rien d’un grand succès médiatique. Ce film hispano-péruvien à la fois touchant et engagé gagne pourtant à être connu.
Lima, quelque part dans les années nonante. Le film s’ouvre sur une scène déroutante. Après avoir perdu connaissance, une jeune fille se réveille à l’hôpital en compagnie de son oncle. Fragile, sujette à des saignements répétés, elle est atteinte d’un mal mystérieux que la science ne peut expliquer. Après examen, le médecin découvre un objet niché dans son utérus. Un tubercule qui désormais germe et la fait souffrir. « Pour se protéger du mal », déclare-t-elle. Spontané, trivial, irraisonné, le geste demeure inaudible aux oreilles du médecin chargé de l’examiner.
Née au cœur du conflit interne2 qui déchire le Pérou entre 1980 et 1992, Fausta3 a hérité d’un traumatisme, des séquelles de la guerre civile, du viol brutal subi par sa mère alors qu’elle était encore dans son ventre. Une transmission par la chair, à travers le lait maternel qui l’alimente et la fait grandir. Sur son lit de mort, sa mère lui chante une dernière fois le souvenir de sa douleur. Un souvenir qu’elle ressasse inlassablement et qui finit par devenir sa « seule raison de vivre ». Le son de sa voix se mêle aux images, aux mots qui martèlent son esprit, s’impriment dans son imaginaire le plus profond et attisent sa sensibilité déjà exacerbée.
Remplie d’une pudeur extrême, Fausta conserve une méfiance envers le monde, son propre univers même. Sans cesse aux aguets, son regard ne semble jamais tranquille, il ne se pose jamais longtemps au même endroit. Palpable sur son visage, la peur : une tension permanente qui l’accompagne au quotidien. Inexplicables pour le savoir théorique, les écoulements physiologiques dont elle fait l’objet apparaissent comme l’expression muette de ses craintes. La légende dit que son âme a disparu à la naissance, qu’elle s’est dissimulée sous terre, ultime rempart face aux agressions extérieures. Longtemps après, alors qu’il n’y a plus rien à craindre, le « lait de la douleur » continue de nourrir sa peur.
À de nombreux égards, cette première scène interpelle, dérange peut-être, en ce sens qu’elle traduit un malaise, une distance infranchissable entre deux mondes : rural et urbain, onirique et réel. Sans cesse révoquées, les interrogations du médecin puis de l’oncle se soldent par une incompréhension mutuelle. Dès lors, c’est tout un univers culturel qui s’oppose à un savoir médical, méthodique, qui se veut infaillible mais pour lequel certaines sphères demeurent étrangères. Le film restitue l’importance des croyances populaires, la portée puissante du souvenir érigé en symbole. Il nous plonge avec délicatesse au sein de l’espace vague des murmures, des légendes chantées où la survivance du souvenir a marqué une génération, un territoire, un destin de femme pris au hasard. Tenace, la croyance déborde sur tous les pans de la société rurale andine, elle raconte à sa manière la violence, l’exode, le travail de mémoire, avec un minimalisme tellement prenant, qu’il suffit à faire comprendre que la vie continue. Surmontant son mal-être, Fausta devra en effet financer l’enterrement de sa mère avec un emploi inespéré qui lui ouvrira de nouveaux horizons. On assistera également au mariage de sa cousine, en grande pompe : une traîne immense, des mois d’économies, un photographe et de la terre battue. Des scènes de tous les jours, sans prétention, sans volonté aucune de paraître plus que ce qu’elles ne sont déjà.
Aux confins de l’imaginaire populaire, Fausta ouvre définitivement une dimension nouvelle de cet épisode de l’histoire péruvienne. Loin des discours politiques ou des questions de responsabilité, il choisit de traiter la guerre civile dans son impact le plus pragmatique, dans l’expérience de la douleur qui peine à s’effacer. Un réquisitoire de dignité et d’espoir qui pénètre une intimité fragile et dessine un chemin vers la reconstruction. Un arrêt sur image qui laisse entrevoir avec sincérité, le Pérou d’aujourd’hui.
1 Réalisé par Claudia Llosa et projeté pour la première fois en 2009 à l’occasion du 59° Festival de Berlin. La teta asustada signifie le sein apeuré.
2 Vaste mouvement de violence opposant la guérilla du Sentier Lumineux aux forces armées dans plusieurs régions de la Sierra.
3 Rôle principal, interprété par la sublime actrice Magaly Solier.
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