Migrations Le 27 novembre 2018

Le chaînon défaillant

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Le chaînon défaillant

Ecole d’ingénieurs de Genève en 2006.

© Photo prise par Florian Sinatra CC-BY-SA-2.5

Notre dossier sur les « sans-papiers » se poursuit aujourd’hui avec le témoignage de Francisco Barreno, Suisse d’origine équatorienne qui est passé avec sa famille par la case « sans statut légal ». Il nous raconte un épisode marquant de son adolescence : l’expérience humiliante à travers laquelle il a compris ce que voulait dire être un « sans-papiers ».


 

Comme les autres jeunes arrivant à la fin du cycle d’orientation, je me rends au collège Nicolas-Bouvier pour m’inscrire, accompagné par mon père qui ne parle pas très bien le français et qui découvre, comme moi, le système scolaire suisse. Nous patientons dans la longue file d’attente. Une demi-heure plus tard, voici notre tour. Alors que nous sommes face aux personnes chargées de l’enregistrement des demandes d’inscription auxquelles je tends mon diplôme attestant de la bonne réussite de mon cycle d’orientation, vient la question fatidique que mon père et moi redoutions tant : quel est votre type de permis ? Et là, je deviens petit, minuscule même.

Mon père se charge alors de répondre, le plus simplement du monde, que nous n’en avons pas… A quelques centimètres de nous, les parents des autres élèves en cours d’inscription entendent notre courte conversation et nous dévisagent franchement. C’est peut-être mon ressenti, mais j’ai à ce moment-là l’impression que même la personne qui se trouve à l’autre bout de la file d’attente a décalé sa tête pour nous apercevoir, en savoir un peu plus sur la scène désagréable qui se joue, comme désireuse d’en avoir un peu pour son argent ! Ceci ne fait qu’accroître le malaise que mon père et moi partageons.

Notre interlocuteur nous dit alors, sur un ton et avec un volume qui ne nous permettent pas de maintenir la confidentialité de l’entretien, que si je n’ai pas de permis, il n’est pas possible de m’inscrire. L’inconfort s’accroît, et les regards qui s’accumulent dans mon dos redoublent d’intensité. C’est alors que mon système d’autodéfense s’active – peut-être à l’aide, il faut le dire, d’une certaine insolence. Je lui réponds d’un ton tranchant en lui demandant s’il est sûr de ce qu’il avance car je croyais qu’en Suisse, l’un des pays les plus développés au monde, l’accès à l’éducation était un droit pour tout le monde, incluant évidemment les sans-papiers.

Quelque peu hébété, mon interlocuteur me toise sans trop savoir quoi dire. Je poursuis alors mon propos en demandant s’il est possible de voir le directeur de l’établissement. Nous sommes entendus et transférés dans une salle annexe. Je peux ensuite évoquer de manière plus tranquille, et surtout à l’abri des oreilles indiscrètes, ma situation. J’obtiens alors un sursis : ils se renseigneront et me recontacteront dans quelques jours.

Je quitte le bureau sans grands espoirs, mais je suis tout de même satisfait d’avoir tenté ce qu’il était possible de tenter en pareille circonstance. Nous sortons, mon père et moi, en longeant la file d’attente ; nous constatons que la plupart des personnes affichent un regard empathique.

Une fois à l’extérieur du bâtiment, je commence à trembler et à ressentir un mélange de sentiments qui me donne une forte envie de crier, de pleurer et de disparaître. Mon père, plus au fait de ces sentiments mitigés, pleure avec moi, puis sèche ses larmes et me remonte le moral. Il m’encourage à aller voir dans une autre école. Il me dit que rien n’est perdu.

Très peu enthousiaste, j’accepte tout de même de tenter ma chance ailleurs, n’ayant, je me dis, rien à perdre. Je sèche à mon tour mes larmes. Nous voici à l’ancienne Ecole d’ingénieurs de Genève (aujourd’hui HEPIA) qui propose des maturités techniques professionnelle et… qui se situe à dix minutes à pied du collège. Désireux de me soustraire à quelque regard pénible que je risquerais de subir à nouveau, mon père décide de court-circuiter toute file d’attente et arrête spontanément le premier monsieur qui passe et qui semble travailler là. Manquant de vocabulaire, mon père me dit d’expliquer moi-même à l’individu ma situation dans les grandes lignes.

Ce monsieur, surpris et quelque peu choqué par mon récit, nous emmène dans son bureau et m’annonce que je peux « bien sûr » étudier dans son établissement ! Un poids tombe de mes épaules, je n’en reviens pas. Il se chargera lui-même de mon inscription. J’apprendrai plus tard qu’il s’agissait du doyen de l’une des filières de l’école.

Le manque de connaissances (techniques !) de certaines personnes, qui représentent parfois même des structures étatiques et officielles, vous font sentir comme un intrus n’appartenant pas au système. C’est à travers cette expérience que l’adolescent que j’étais a compris ce que voulait dire être un sans-papiers.

Deux semaines plus tard, nous recevons un appel du collège nous informant que mon inscription avait été finalement prise en compte, et qu’ils m’attendraient le lundi de la rentrée. Le jour de la rentrée arrivé, je descends du bus 19 à l’arrêt Prairie et regarde en direction du collège. Par orgueil peut-être, je décide de lui tourner le dos et me dirige vers l’Ecole d’ingénieurs où j’obtiendrai plus tard ma maturité professionnelle.

 

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