Fontaine de la Justice à Berne.
© Aliman5040, CC BY-SA 3.0
Prochaine étape de notre itinéraire au cœur des problématiques afférentes aux « sans-papiers » en Suisse : la situation des femmes sans statut légal victimes de violences. Bénéficient-elles d’un accès praticable à la justice ? Laetitia Carreras, membre du comité de l’association Viol-secours, nous explique que pour les femmes « sans-papiers » sujettes à des violences, c’est la double peine : celle de la violence subie et celle du risque d’expulsion en cas de dépôt de plainte. La peur du renvoi est telle, explique l’auteure, qu’elle dissuade les femmes violentées de porter plainte.
Violences institutionnelle et structurelle, politique migratoire et injonctions contradictoires
« Si la question de la violence concerne toutes les femmes, celles sans autorisation de séjour sont particulièrement exposées, que cela soit dans la sphère privée, publique ou encore professionnelle. Les relations affectives avec des hommes possédant une autorisation de séjour génèrent souvent une asymétrie amenant à la dépendance. Lorsqu’elles travaillent dans les foyers privés et/ou dans le secteur informel, elles sont exposées à une vulnérabilité accrue. En matière de logement, le contexte de sous-location est propice à la violence et au chantage. Relevons qu’une pratique commence même à exister de la part des agresseurs : ils entrent en contact et « choisissent » des femmes sans statut légal via des annonces pour de l’emploi ou du logement. Très vite, ces personnes deviennent des cibles privilégiées (isolement, vulnérabilité, précarité). » (Extrait de la Motion M 2331, 2016, Grand Conseil genevois, Protection des personnes sans statut légal victimes de violences)1
Prendre la décision de porter plainte auprès des autorités est une démarche très lourde et difficile pour toute personne victime de violences. Pour celles sans statut légal, une dénonciation dévoile aux autorités un séjour dit « illégal » et, en cas d’instruction, elles doivent s’engager par écrit à quitter la Suisse au terme de la procédure2. Ces obstacles sont rédhibitoires.
A l’origine de cette motion parlementaire, il y a eu un important travail de collaboration entre Viol-secours, le Centre de Contact Suisses-Immigrés (CCSI) et des député-e-s. Lors d’échanges et de rencontres avec les autorités, celles-ci n’ont cessé de s’interroger sur le nombre concerné : mais, dites-nous, combien de personnes auraient dû quitter la Suisse au terme de la procédure ? En réalité, la peur de l’expulsion est telle qu’elle dissuade toute femme voulant porter plainte de le faire.
Potentiellement, chaque personne sans statut légal est concernée, soit au niveau cantonal entre 10’000 et 15’0003 et au niveau national entre 90’000 et 250’0004 personnes. Celles-ci doivent avoir accès à ce droit fondamental, la justice, sans voir leur vie ici mise en danger. De plus, le risque de devenir une cible s’accroît de par l’impunité des agresseurs, qui le savent bien : « si tu cries, j’appelle la police ».
La violence institutionnelle et étatique en matière de dispositif législatif migratoire est très puissante – même s’il y a eu des brèches essentielles, telles que l’opération Papyrus qui aura permis la régularisation d’environ 2’000 immigrant-e-s d’ici la fin de l’année5. Notre cadre législatif en matière de migration génère la dépendance et l’exploitation, en assignant les femmes migrantes, de surcroît extra-européennes, à des places bien définies de mères et d’épouses. Or, dans les faits, de nombreuses femmes migrent seules et ne s’inscrivent ni dans une migration de type familial, ni dans un regroupement familial. Néanmoins, elles ne cessent d’être pensées, administrativement et juridiquement, dans un moule bien précis, celui du mariage et de la famille.
Un système qui en même temps leur retire les droits les plus élémentaires, et les assujettit à des secteurs d’activité et à des rôles bien précis. Un système qui, de plus, condamne, par le biais de campagnes publiques, toute forme de violence sexuelle, conjugale ou familiale, mais qui, en cas de plainte, les voue à l’expulsion.
Des agresseurs bien de chez nous…
Un fantasme bien prégnant porte des fruits délétères et se déploie en termes de contrôle et de sanction : les agressions seraient commises par certaines catégories d’hommes, définies par une appartenance nationale, culturelle, racisée. Comme si les violences à l’encontre des femmes et des filles étaient importées par des personnes migrantes et que, structurellement en Suisse, nous en étions exempté-e-s. Ces représentations entérinées par certaines institutions génèrent une réponse raciste, erronée, et lourde de conséquences.
Pour mémoire, en Suisse, selon les statistiques, 65 à 75% des agressions sexuelles sont commises par un homme connu de la victime6. L’enquête nationale française Cadre de vie et sécurité, dont les derniers résultats ont été publiés en décembre 2017, aboutit à la conclusion que dans 91% des cas de viol ou tentatives de viol subis par des femmes âgées de 18 à 75 ans, les agresseurs sont connus de ces dernières7. Sur le site du gouvernement québécois consacré aux agressions sexuelles, ce sont les statistiques policières de 2014 qui sont reprises : l’immense majorité des victimes d’infractions sexuelles connaissent l’auteur présumé, soit 84,2 % des jeunes victimes et 78,8 % des victimes adultes8.
Des revendications à long terme
La motion M 2331 déposée en 2016 demande au niveau cantonal genevois la non-transmission des données entre l’Office cantonal de la population et des migrations (OCPM) et le Ministère public. Parallèlement, il serait nécessaire d’introduire une modification législative plaçant l’accès à la justice comme droit inaliénable, indépendant du statut.
« Il est indéniable qu’un des principaux freins au dépôt de plainte dans le cas des personnes victimes sans statut légal reste la transmission automatique des identités de la part de la police et des juges pénaux à l’OCPM. Il pourrait s’agir de transmissions uniquement sur demandes motivées, applicables par exemple aux faux témoignages ou aux tentatives de corruption. » (Extrait de la Motion M 2331, 2016, Grand Conseil genevois).
Actuellement, la balle est dans le camp de la Commission consultative sur les violences domestiques du Bureau de la promotion de l’égalité entre femmes et hommes et de prévention des violences domestiques (BPEV). Celle-ci a reçu le mandat du Conseil d’Etat d’élaborer un dispositif qui assure une réelle protection. A notre sens, il serait essentiel que certains services et certaines personnes soient auditionnés par la Commission, notamment les personnes qui doivent, en cas de dépôt de plainte, avertir les victimes de la transmission des données auprès de l’OCPM.
Construire un cadre légal permettant un réel accès à la justice est possible. Par exemple, en Espagne la loi sur l’immigration a été modifiée en 2011 et, depuis, les personnes sans statut légal victimes de violences ne risquent plus d’expulsion suite à une dénonciation9.
Dans sa thèse La situation juridique des migrants sans statut légal, Roswitha Petry10 prend exemple sur la juridiction des prud’hommes – qui dans certains cantons, notamment romands, ne dénoncent pas les personnes sans statut légal aux autorités – pour étendre cette pratique : « De façon générale, la dénonciation des étrangers sans statut légal par les tribunaux des prud’hommes aux autorités de migration paraît difficilement compatible avec le droit à l’accès au juge consacré aux art. 6 et 1 CEDH et 29a Cst. Selon Auer/Malinverni/Hottelier, ces dispositions font obligation aux autorités non seulement de ne pas entraver l’accès aux tribunaux, mais aussi (de) le faciliter ».
Pour porter ses fruits, le travail devrait être mené sur deux fronts avec, d’une part au niveau cantonal, l’établissement d’une directive décrétant la non-transmission des données dans ce cas de figure et, d’autre part au niveau fédéral, l’instauration de boucliers judiciaires dans l’Ordonnance relative à l’admission, au séjour et à l’exercice d’une activité lucrative (OASA), voire dans la Loi fédérale sur les étrangers (LEtr).
De plus, en Suisse, la Convention d’Istanbul est entrée en vigueur le 1er avril 201811. Ainsi, la Suisse s’engage à prendre des mesures globales pour l’égalité entre femmes et hommes et contre les violences liées au genre. Les organisations issues de la société civile qui accompagnent la mise en œuvre de la Convention soulignent la nécessité d’une réelle protection quel que soit le statut.
En contexte de mondialisation, faut-il encore faire dépendre des droits fondamentaux et universels, tel que l’accès à la justice, d’une autorisation de séjour ou de l’appartenance à un Etat-nation ? Il est urgent de garantir le droit à la justice à tout être humain !
Références:
1. Motion M 2331, Protection des personnes sans statut légal victimes de violences, http://ge.ch/grandconseil/data/texte/M02331.pdf.
2. Durant la procédure, elles obtiennent une autorisation de séjour temporaire.
3. Tribune de Genève, 17-18 novembre 2018.
4. www.sans-papiers.ch
5. Idem
6. http://www.viol-secours.ch/site2/documentation-pistes.html
7. www.interieur.gouv.fr/Interstats/L-enquete-Cadre-de-vie-et-securite-CVS/Rapport-d-enquete-cadre-de-vie-et-securite-2017
8. www.agressionssexuelles.gouv.qc.ca/fr/mieux-comprendre/statistiques.php
9. Picum, 2015, Guide de la Directive Victimes – Favoriser l’accès à la protection, aux services et à la justice pour les sans- papiers(http://picum.org/wpcontent/uploads/2017/11/VictimsDirectiveGuide_Justice_FR.pdf)
10. Roswitha Petry (2013), La situation juridique des migrants sans statut légal, Entre droit international des droits de l’homme et droit suisse des migrations, Faculté de droit, Université de Genève.
11. Conventiond’Istanbul, www.ebg.admin.ch/ebg/fr/home/themes/recht/droit-international/convention-d-istanbul.html
Autres références:
Viol-secours, 2012, Femmes victimes de violences sexuelles sans statut légal en Suisse:double violence et inégalité de traitement, www.humanrights.ch/fr/droits-humains-suisse/interieure/politique-etrangers/sans-papiers/femmes-victimes-de-violences-sexuelles-statut-legal-suisse.
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