Politique Le 3 décembre 2019

Les Verts au Conseil fédéral : petite histoire du prétendu « principe de l’attente »

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Les Verts au Conseil fédéral : petite histoire du prétendu « principe de l’attente »

La façade du Parlement fédéral à Berne. [Wikimedia]

Les Verts bientôt au Conseil fédéral? Pour certains, la présence des écologistes au gouvernement devient nécessaire après leur percée lors des dernières élections fédérales. Pour d’autres, cette reconfiguration mettrait en péril la fameuse « formule magique » et interviendrait « trop tôt ». Des arguments irrecevables selon Alexandre Raffoul qui s’appuie dans cet article sur la trajectoire historique du Conseil fédéral.


 

Depuis la percée historique des Verts aux élections fédérales en octobre, tous les regards se tournent vers l’élection du Conseil fédéral ; certains emplis d’espoir, les autres d’inquiétude. Parmi les arguments contre l’accession des Verts à l’exécutif de la Confédération, l’un se fait plus insistant, plus récurrent que les autres. Il serait urgent d’« attendre ». Attendre quoi ?

Selon les tenants de cet argument, le Parti démocrate-chrétien (PDC), le Parti socialiste (PS) et l’Union démocratique du centre (UDC) auraient tous les trois dû attendre avant que leur progression électorale soit traduite en sièges au gouvernement. L’objectif de ce décalage aurait été de vérifier la pérennité des gains électoraux de ces partis. Quel est donc cet étrange « principe de l’attente » qui définirait la composition du Conseil fédéral ?

Un bref survol historique suggère que si certains partis ont bien dû patienter par le passé, c’est plutôt parce qu’ils étaient alors jugés trop extrémistes pour être intégrés dans un gouvernement collégial. Le programme des Verts serait-il donc incompatible avec les objectifs politiques des tenants de l’attente ?

 

Principes de formation du Conseil fédéral

L’incertitude entourant la composition du Conseil fédéral provient en grande partie du silence de loi sur la question. En l’absence de règle formelle, une série de normes informelles se sont constituées au fil du temps. J’en distingue ici trois grands ensembles.

Premièrement, un principe de représentativité « identitaire » vise à éviter la sur ou la sous-représentation des principales composantes de la population au sein du gouvernement. On n’admet généralement pas plus de deux conseillers fédéraux du même canton ; deux ou trois sièges sont réservés aux francophones et italophones ; et, depuis récemment, au moins trois sièges sont attribués à des femmes.

Deuxièmement, un principe de représentativité « démocratique » a pour but de refléter au Conseil fédéral les équilibres électoraux du Parlement. C’est la fameuse « formule magique », qui a longtemps attribué deux sièges au Parti libéral-radical (PLR), au PDC et au PS, ainsi qu’un siège à l’UDC – jusqu’à ce que le PDC cède un de ses sièges à l’UDC en 2003.

Troisièmement, un principe d’aptitude à la collégialité assure que les « Sept Sages » soient suffisamment modérés, pragmatiques, et enclins au compromis pour participer à un gouvernement de coalition. Ces qualités sont cruciales dans un système de partage du pouvoir où l’incapacité des conseillers fédéraux à construire un consensus paralyserait l’action gouvernementale.1

 

Les raisons de l’attente

Pas de trace ici d’un prétendu « principe de l’attente ». Un retour sur l’histoire de l’intégration du PDC, du PS, et de l’UDC au Conseil fédéral suggère une autre interprétation. Si ces partis ont bien dû faire preuve de patience, ce fut plutôt le résultat de la tension qui a parfois émergé entre le principe de représentativité démocratique et celui de l’aptitude à la collégialité. Les délais observés résultent moins d’un souci de vérification de la pérennité électorale de ces partis que du fait qu’ils n’étaient pas alors jugés aptes à respecter la collégialité. Leur intégration ne put avoir lieu qu’après la modération de leurs positions politiques.2

Ce fut ainsi le cas des conservateurs catholiques. Malgré une progression électorale marquée – 23% des sièges au Conseil national et 36,5% au Conseil des États en 1872 ; 24,5% au National et 43% aux États en 1890 – ils restent longtemps exclus du Conseil fédéral. En cause, leur pratique de la politique du blocage – par le referendum – source de tensions avec les libéraux-radicaux qui contrôlent alors entièrement l’exécutif de la Confédération. Ce n’est qu’après l’émergence d’une génération plus constructive et ouverte au compromis, ainsi que de multiples expériences de coopération au sein d’exécutifs cantonaux, que les conservateurs seront intégrés au Conseil fédéral avec l’élection de Joseph Zemp en 1891.

Ce fut également le cas du PS qui, bien que première force politique du pays à partir de 1931, se voit bloquer l’accès au Conseil fédéral à six reprises. Le programme du PS de l’époque – pour la dictature du prolétariat et l’abolition de l’armée – ne joue pas en faveur de son intégration dans le gouvernement. La relation avec les partis de droite est progressivement apaisée, notamment avec l’émergence d’un courant réformiste au sein du PS et le soutien des socialistes à la politique suisse de défense durant la Seconde Guerre mondiale. C’est ce qui rendra possible l’élection au Conseil fédéral d’Ernst Nobs, une personnalité réformiste du PS, en 1943.

Malgré sa fulgurante poussée électorale dans les années 1990, les deux tentatives de l’UDC d’obtenir un second siège en 1999 et 2002 se soldent par des échecs. Sont citées la radicalisation du parti, son discours « antisystème » demandant l’exclusion de la gauche du gouvernement et son manque de représentation en Suisse romande. L’élection de Christophe Blocher en 2003 fait suite à une modération des demandes de l’UDC, qui accepte notamment la cohabitation gouvernementale avec le PS. Elle résulte aussi d’un ultimatum de l’UDC, qui menaçait de quitter le gouvernement et paralyser le pays par un recours systématique au referendum si un deuxième siège lui était encore refusé. Bien que le principe des deux sièges de l’UDC n’ait pas été remis en question depuis, les élections suivantes verront l’Assemblée fédérale provoquer l’ire du parti en élisant contre sa volonté des figures de son aile modérée, jugées plus aptes à la collégialité.

 

L’(in)aptitude à la collégialité de l’Accord de Paris

Qu’en est-il de la situation actuelle ? Peu contestent que les résultats des élections fédérales du 22 octobre 2019 militent en faveur de l’intégration des Verts au gouvernement. Avec 13,2% des voix pour les Verts, contre 15,1 pour le PLR, et 11,4 pour le PDC, le maintien de la formule actuelle aurait le défaut de surreprésenter l’électorat libéral-radical au Conseil fédéral, au détriment de l’électorat vert.3

À la lumière de l’histoire, il semble cependant que le principe de la représentativité démocratique puisse être « mis en attente » dans les cas où il entrerait en tension avec le principe de l’aptitude à la collégialité. La question est donc de savoir si l’attitude des Verts rend crédible leur participation constructive à un gouvernement de coalition, et si leur programme politique pourrait s’accorder à ceux des autres membres du Conseil fédéral.

Pour ce qui est de l’attitude, elle semble difficile à questionner. Le parti ne formule ni discours antisystème, ni propos virulents contre ses opposants politiques. Surtout, il a déjà prouvé sa capacité à gouverner de façon collégiale dans de multiples exécutifs cantonaux – notamment à Berne, Genève, Vaud et Zurich.

Le problème se situerait-il alors dans le programme ? C’est bien là le risque que courent les opposants à l’accession des Verts au Conseil fédéral : exprimer de facto qu’ils jugent le programme des Verts incompatible avec leurs objectifs politiques. Or, ce programme a pour cœur l’ambition de mettre la Suisse en ligne avec l’Accord de Paris sur le climat.4 En rejetant cette ambition comme trop extrémiste, ces partis déclareraient leur refus de prendre leurs responsabilités et de mettre en œuvre les objectifs que la Suisse s’est elle-même fixés à Paris.

Une telle déclaration aurait certes le mérite de clarifier l’attitude qui a été celle des partis bourgeois sur l’environnement au cours de la législature précédente – une attitude qu’ils n’ont pas eu l’air d’amender lors des récents débats sur la loi CO25. Cette déclaration témoignerait surtout de l’inconcevable surdité de ces partis aux sonnettes d’alarme des scientifiques, au message des urnes et aux cris de la rue ; autant d’appels qui demandent avec insistance que la Suisse fasse preuve de leadership sur la question climatique ; autant de voix qui répètent inlassablement, qu’aujourd’hui plus que jamais, en matière d’environnement, il est urgent d’accélérer.

 


1. Voir par exemple l’ouvrage de Wolf Linder, Swiss democracy: Possible solutions to conflict in multicultural societies (New York: Palgrave Macmillan, 2010).

2. Je m’appuie ici sur l’excellent ouvrage d’Elie Burgos, Oscar Mazzoleni et Hervé Rayner, La formule magique: conflits et consensus dans l’élection du Conseil fédéral (Presse polytechniques et universitaires romandes, coll. Le Savoir Suisse, 2011).

3. Pour les résultats, voir : https://www.rts.ch/info/dossiers/2019/elections-federales-2019/resultats/

4. Le programme en question est disponible ici : https://verts.ch/plateforme-electorale-2019

5. « Pas de durcissement de la loi sur le CO2 », Le Temps, 29 octobre 2019 https://www.letemps.ch/suisse/durcissement-loi-co2

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